Conclusion
Je ne prétends pas résumer le débat mais, néanmoins, quelles conclusions en retirer ? L’amiral Duval a dit en commençant qu’il aurait préféré pour titre : « Convient-il encore en 1980 de faire la politique de la canonnière ? ». Ceci aurait en effet été plus concret que le titre finalement choisi. Après tout ce qui a été dit au cours de cette journée, il me semble qu’en matière de stratégie, il est quasiment impossible de répondre à cette question, car il faudrait faire la preuve peu souhaitable que ce que l’on avance se réalisera dans les faits.
Ce que l’on appelle la crise limitée a été parfaitement défini par l’amiral Lacoste quand il a parlé de ce que l’on doit entendre par stratégies indirectes. Il est certain que nous en sommes à ce stade-là, mais peut-on espérer que l’on n’ira pas plus loin ? Il y a crise, a-t-il dit – et je suis entièrement d’accord avec lui – quand il y a un risque, quand il y a une menace qui tient compte de vulnérabilités. Une guerre est limitée quand il y a réserve et qu’on ne cherche pas à humilier l’autre. Ce qui me paraît important dans ces crises limitées que nous vivons actuellement, c’est qu’il y ait échange de signes, échange de messages. De ce point de vue, le président Carter ne joue pas le jeu, et les Russes joueraient probablement mieux avec Reagan qui est l’horrible capitaliste, le suppôt de Wall Street, tout un ensemble qu’ils comprennent mieux qu’un président libéral. Il est certain que cet échange de messages entre les deux superpuissances fait singulièrement défaut à l’heure actuelle. Depuis quelque temps déjà, comme l’a fait remarquer Mme Hélène Carrère d’Encausse, l’ultimatum atomique, qui a été utilisé par Eisenhower et Dulles dans la guerre de Corée ou au moment de Quemoy, et même plus tard par Kissinger, n’est qu’un avertissement mais, en d’autres cas, il n’y a pas eu du tout de message échangé.
Les Soviétiques jouent ce jeu-là. Dans cette affaire d’Afghanistan, les Russes ont fait signe sur signe. C’est ma conviction. Je reviens des États-Unis, et les Américains le reconnaissent volontiers. Ils disent : « Les Russes sont un pays socialiste, un pays qui a une économie socialiste. Si on assassine un ambassadeur et que personne ne bouge, alors on peut y aller ». Pour l’Afghanistan, il est certain que personne aux États-Unis n’a relevé de signal. J’ai posé la question à la Maison-Blanche et on m’a dit : « M. Brzezinski a envoyé deux ou trois notes pour mettre en garde le gouvernement afghan sur la politique vers laquelle il s’orientait ». Je n’ai pas vu ces notes, mais elles devaient être rédigées avec une certaine prudence, ou en tout cas avec un manque total de publicité. Je retiens de ce qu’a dit l’amiral que, pour qu’une crise reste limitée, en dehors de toutes les autres questions, il faut, comme dit le général Poirier, une sémiotique de la dissuasion pour qu’on retienne ce que l’on peut faire et non ce que l’on ne peut pas faire.
Quand il y a attaque indirecte et stratégie limitée, faut-il ou ne faut-il pas sortir du cadre de l’action telle qu’elle vous est imposée ? Il est difficile de répondre, mais je crois finalement que, si l’on veut que cette stratégie soit effective, il est nécessaire de ne pas rester sur le même registre. De ce point de vue, libérer les otages d’Iran simplement par une opération de sauvetage (ce qui était indispensable pour l’opinion publique) n’était peut-être pas l’action la plus appropriée. Pour l’Afghanistan, je suis d’accord avec l’amiral quand il a dit que le moment où il aurait fallu avertir les Soviétiques se situait avant leur attaque (puisque tout le monde le savait), en faisant comprendre à Moscou qu’on n’ignorait pas ce qui était en vue. Je ne puis cependant être absolument sûr que cela puisse jouer dans tous les cas. En même temps, il est certain que rien ne serait pire que la passivité ou le changement perpétuel de cap.
Nous avons eu une étude très intéressante sur les actions soviétiques en Afrique. Son interprétation est inquiétante et, comme on l’a fait observer, la plupart des régimes sur lesquels nous fondons notre politique en Afrique, ou sur lesquels les Américains agissent de même au Proche-Orient, ne sont pas destinés à durer bien longtemps. On a raison de souligner les grands échecs que les Soviétiques ont subis en Afrique – mais pour eux une série d’échecs partiels se termine souvent par un gain d’ensemble. Mme Carrère d’Encausse l’a très bien signalé. Que ce soient les Cubains qui poussent les Russes ou ceux-ci qui se servent des Cubains, la question n’a pas été tranchée. Castro est un romantique impulsif avec un bouillonnement de sang latin et la chance de pouvoir parler aux Africains. Il entraîne probablement souvent les Soviétiques plus loin qu’ils ne voudraient, mais on ne peut pas le démontrer. Ce qui est important, c’est que Moscou, quand il le peut, s’arrange pour qu’il n’y ait jamais de heurt entre Soviétiques et un soldat de l’Alliance atlantique. On a donné l’exemple de ce qui s’est passé dans les colonies portugaises, où ils ont attendu que les Portugais soient partis, et à Kolwezi où il est probable que les Cubains, ayant appris que les Français allaient intervenir, se sont dérobés au dernier moment. C’est une règle classique que, pour l’instant, Moscou respecte.
Il me paraît troublant d’affirmer que cette règle ne reste vraie que tant qu’il y a supériorité ou parité des États-Unis, et qu’en période d’infériorité de ce pays sur le plan politique comme sur le plan militaire, il est possible que les Soviétiques ne mettent pas de gants. Cela pourrait bien arriver un jour, mais je ne crois pas que nous en soyons là. Nous sommes bien renseignés sur cette question des infiltrations russes, cubaines ou est-allemandes dans les pays d’Afrique.
Après ce qui a été dit sur le sujet, je ne manifeste pas d’inquiétude sur ces opérations ponctuelles menées en plusieurs occasions par le gouvernement français. Je suis sûr en effet qu’il y a dans notre armée un corps d’intervention tout à fait remarquable. Par contre, ce qui m’inquiète le plus aux États-Unis à l’heure actuelle, ce n’est pas une certaine infériorité du nombre des missiles, une certaine infériorité au point de vue des armes stratégiques ; c’est le retard qu’ils ont pris dans l’entraînement de leurs personnels. Je sais que les Américains se corrigent vite. J’étais aux États-Unis en 1940-1941 et j’ai pu constater la rapidité avec laquelle ils peuvent rétablir une situation. Mais 70 % des Américains disent : « il faut y aller à fond », alors que 75 % répliquent : « pas de service militaire ». Un pays qui n’a pas de service militaire et dont le corps de volontaires, de plus, se réduit sans arrêt, se place dans une situation inquiétante. C’est ce qui apparaît dans le rapport de Harold Brown pour 1980, en particulier dans la marine, où les effectifs sont tout à fait insuffisants pour la flotte actuelle. Espérons que cette situation ne durera pas. Il y a là une certaine incohérence américaine qui veut l’action tout en ne la voulant pas. J’ai tout de même confiance dans ce que peuvent faire nos amis américains si c’était nécessaire.
Un mot bizarre a été employé : celui de gesticulation. C’est peut-être un nouveau terme. Je ne me suis lancé qu’assez récemment dans le langage atomique et militaire et j’en apprends tous les jours. Gesticulations, je comprends bien ce que vous voulez dire. On montre sa force, on fait la politique de la canonnière. On touche là au problème essentiel que M. de La Gorce a très bien soulevé. Faut-il se contenter d’une action ponctuelle sur un État riverain ? Est-ce illusoire, et en tout cas, faut-il des relais ? J’étais à Washington avec les élèves de l’ENA. Toutes les personnalités que nous devions voir étaient parties à la recherche des relais qu’elles pourraient trouver dans la mer Rouge. Évidemment, on voit bien l’importance qu’a prise Diego Garcia et Oman, mais quelle fragilité représente Oman et combien de temps cela durera-t-il ? Toujours est-il qu’en Afghanistan, presque personne n’aide les rebelles. On sait seulement que les Afghans reçoivent tout juste des munitions de l’Égypte, je l’ai appris par la télévision. La question est donc grave : il ne suffit pas de gesticuler comme vous l’avez dit, il n’y a rien de plus dangereux que Strasbourg sous les canons de l’ennemi. Alors, proclamer en même temps la garantie américaine sur le golfe Persique sans en avoir les moyens est un acte d’une gravité exceptionnelle et qui n’est peut-être pas constitutionnel, mais c’est un autre sujet.
Faut-il passer à des sanctions ? Vous avez tous été extrêmement vifs quand j’ai dit que je ne trouvais pas décente notre participation aux Jeux Olympiques. Je vois bien que le général Gallois n’est pas d’accord, mais il est certainement de mon avis lorsque j’ajoute que cette sanction n’est pas, à l’évidence, suffisante pour les faire partir. J’affirme cependant que, par décence vis-à-vis de soi-même, ce n’est pas le moment d’aller honorer ce régime. C’est un des rares cas où l’opinion soviétique, qui n’est pas informée de ce qui se passe en Afghanistan, pourrait s’apercevoir que ces jeux, qui étaient présentés comme l’apologie du régime, ont été un échec. Sur les sanctions économiques, je suis bien d’accord avec M. de La Gorce. Les sanctions en Abyssinie n’ont pas fait de mal à l’Italie. Les sanctions sur le blé, l’électronique et autres technologies ne paraissent pas extraordinairement affecter l’Iran. Il est même probable que, par des voies indirectes, les commerçants américains eux-mêmes ont augmenté leurs exportations vers l’Iran.
Que peut-on faire si on ne peut pas faire de gestes symboliques, psychologiques ou économiques ? Personne ne peut répondre de façon précise à cette question. Or, le problème posé par le golfe Persique et les actions limitées hors d’Europe, c’est bien cela ! Il est évident que les États-Unis ont fait l’erreur de miser sur l’Iran comme ils misaient sur l’Europe et comme, en Extrême-Orient, ils misent sur le Japon et les pays de l’ASEAN. Au Moyen-Orient, un pion a cassé et on ne peut pas en trouver d’autre. Le dernier numéro du Washington Quarterly, qui dépend des Jésuites de Georgetown, donc à l’équipe qu’aurait Reagan s’il venait au pouvoir – des hommes qui montent comme M. Iklé (et non pas M. Kissinger) – raconte comment, pendant cet hiver 1979-1980, il y a eu aux États-Unis non pas une, deux, trois, mais quatre ou cinq politiques différentes vis-à-vis de l’Iran. Jamais le président Carter n’a pu arbitrer. De ce fait, c’est toute la politique des droits de l’homme qui a été remise en cause. Les gens de l’Université de Georgetown ont l’air de considérer que les droits de l’homme ne sont pas chose très sérieuse. Il faudrait cependant savoir ce que l’on se propose de faire. En Iran, il est évident (et le Shah l’avait dit) que les Américains ne le savent plus.
Le Pakistan n’est pas un appui sûr, et toute action militaire américaine y est impossible à moins d’aller à la guerre atomique. Je comptais beaucoup sur le général Gallois pour nous dire si ce passage était inévitable mais il a très bien dit : « la ligne est très mince entre le conventionnel et le nucléaire ». Je ne veux pas entrer dans toute la question des armes tactiques, des armes à neutrons et de la manière dont on passe des unes aux autres. Il me semble qu’il est peu probable que les Américains décideront d’eux-mêmes la guerre atomique. Je crois que leur doctrine stratégique est cohérente telle qu’elle a été fixée par M. Schlesinger et mise au point par Harold Brown avec les « selective targeting options », c’est-à-dire la possibilité d’attaquer des points extrêmement précis avec le minimum de dommages collatéraux. Je crois que cette doctrine se tient d’un point de vue logique. Quant à la décision, c’est une autre affaire. En ce qui concerne les Soviétiques, d’après ce que les Américains disent, on peut espérer qu’avant de déclencher la terreur atomique, ils se rappelleront qu’ils ont eu beaucoup de morts sur leur territoire, et que l’abominable ne se produira pas. C’est dire l’espoir et c’est dire aussi l’importance des forces conventionnelles, et je sais très bien quelle pourrait être notre infériorité à cet égard.
Que faut-il faire en cas de crise indirecte, de stratégie indirecte, de crise locale ? Je ne le sais pas, même après vous avoir tous entendus. Il ne s’agit pas simplement d’invoquer Allah sous quelque nom que ce soit. Il s’agit d’être prêts en toutes les circonstances. Je crois qu’il est nécessaire que notre budget de la défense, sans que j’attache un sens magique au mot de sanctuarisation, soit aussi important que possible. Comme l’a dit l’ambassadeur Seydoux, il faut qu’au lieu de se faire des piques et des niches entre alliés, nous discutions et que nous nous prévenions de ce que nous faisons. Il n’y a aucun inconvénient à parler aux Soviétiques, et je crois qu’il faut le faire sans leur montrer une compréhension déplacée. Nous appartenons à une alliance qui, autant que je le sache, n’a pas été dénoncée. C’est bien le minimum que l’on se prévienne et que l’on agisse ensemble sans lier nécessairement son destin à toutes les interventions ou idées de l’un ou de l’autre. Je n’ai aucune information, aucune compétence pour dire où nous allons. Malheureusement, je suis frappé par un état de grande démoralisation de nos amis américains. J’ai été ambassadeur sous le général de Gaulle. Il n’avait pas rendu la vie facile à ses alliés mais il était fort respecté, et en cas de crise il disait : « Je suis là ». Je ne fais pas de comparaison, mais cette année, les Américains nous disent : « Nous sommes en train de vivre la crise la plus grave de notre histoire depuis la guerre de Sécession, et nous ne trouvons aucun ami, aucun soutien auprès de personne. C’est le pétrole qui est en jeu et nous pourrions nous en passer, car nous en avons assez près de chez nous. C’est vous qui n’aurez plus de pétrole. Si ça ne vous intéresse pas, nous nous demandons qui cela peut intéresser ». Quelle est notre réponse ? Je ne voudrais pas terminer sur un ton trop pessimiste. Je ne crois pas qu’il y ait un risque de conflagration générale, mais je crois que nous allons vers des années difficiles. Le moral américain n’est pas bon, le Congrès est impossible, car autrefois on pouvait le contrôler par trois ou quatre sénateurs tandis que maintenant il faut parler à cent personnes qui ont chacune un point de vue différent. J’espère qu’après l’élection les choses deviendront plus claires. Je suis un peu plus éclairé grâce à vos exposés, mais je ne suis pas encore persuadé qu’on puisse donner une réponse définitive à la question des crises limitées hors d’Europe et d’actions militaires. En tout cas, si l’on veut agir, il faut le faire vite. Si l’on attend trop, il est trop tard. ♦