Allocution du ministre de la Défense à l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 3 février 1981.
La politique militaire en France
Vous avez entendu, depuis plusieurs mois, de nombreux exposés prononcés par les plus éminents et les plus compétents des experts. Vous êtes donc des auditeurs avertis. Aussi me suis-je fixé, en préparant mon exposé d’aujourd’hui, un objectif simple : je voudrais que cet exposé vous soit utile, c’est-à-dire qu’il puisse alimenter et stimuler vos réflexions et vos travaux.
Vous êtes tous, chacun dans votre domaine, des responsables. Durant ma vie professionnelle, j’ai moi-même longtemps travaillé dans des secteurs touchant de très près à la constitution, par la France, des moyens nucléaires d’assurer son indépendance et sa sécurité : je pense notamment aux années que j’ai passées, de 1955 à 1967, au Commissariat à l’Énergie Atomique, participant à l’étude et à la construction des centres de production de plutonium militaire dans un premier temps, de production d’uranium très enrichi ensuite.
Responsable depuis quelques semaines de la mise en œuvre de la politique de défense arrêtée par le Président de la République, il m’a paru intéressant de vous livrer les réflexions que m’inspire l’analyse de l’évolution de l’environnement international de la France depuis 1974, date à laquelle j’exerçais les mêmes responsabilités. Tel est le premier objet de mon exposé. Je voudrais ensuite vous dire comment, très concrètement, notre pays adapte au mieux son effort de défense à cette évolution.
L’environnement international (1)
Examinons d’abord l’évolution de l’environnement international de la France.
Il s’agit, bien sûr, de discerner les tendances longues qui se sont dessinées entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui. Nous tenterons au passage de projeter cette évolution sur le monde de demain, tant il est vrai qu’une politique de défense ne s’improvise pas mais exige de longs délais de réflexion et de réalisation. Il s’agit en outre de dégager, au sein de ces tendances, celles dont l’impact sur la sécurité de notre pays et sur les menaces qu’il est susceptible d’affronter soit significatif.
Cette évolution me paraît se caractériser par trois grands traits : l’augmentation de l’effort militaire des deux superpuissances d’une part, le développement de forces déstabilisatrices du monde d’autre part, quelques évolutions technologiques de grande portée, enfin. Examinons successivement ces trois points.
Etats-Unis et Union soviétique
Première évolution majeure : le développement des efforts militaires des États-Unis et de l’Union Soviétique. Il y a, d’un côté, la croissance incessante de leurs forces militaires stratégiques, de l’autre, la poursuite du développement de leurs forces classiques.
Dans le domaine des forces nucléaires stratégiques, l’évolution de la dernière décennie a été très rapide, par suite de l’effort tenace des Soviétiques pour combler leur retard sur les Américains. L’accord SALT I donnait à l’URSS un avantage quantitatif en contrepartie de leur net retard technologique, donc qualitatif, sur les États-Unis. Depuis, chacun des deux pays a poursuivi son effort. Mais celui de modernisation des forces de l’Union Soviétique a été beaucoup plus considérable, comme en témoignent leurs progrès dans la technique des têtes multiples, qu’ils maîtrisaient, nous le savons, dès 1973. Ils ont aujourd’hui largement atteint la parité et paraissent même devoir acquérir à brève échéance une certaine supériorité dans plusieurs domaines tels que la puissance totale des armes ou la capacité de frappe avec précision contre les sites de missiles terrestres.
Pour autant, l’équilibre de la terreur reste préservé. Pourquoi ?
La surabondance des arsenaux de destruction en présence est, en effet, telle que chacun des protagonistes garderait d’immenses moyens de frapper son adversaire si celui-ci décidait de l’agresser : la capacité de destruction mutuelle reste donc préservée. À plus long terme, la mise en œuvre par les États-Unis de nouveaux programmes — essentiellement missiles terrestres mobiles ; nouvelle génération de missiles mer-sol ; installations de missiles de croisière sur les bombardiers stratégiques — devrait substantiellement renforcer leur position stratégique. Certes, entre-temps, l’Union Soviétique ne restera pas passive et développera ses propres forces. Au total, on retrouve là la logique implacable de la compétition des deux superpuissances : toute percée, tout progrès de l’une incite l’autre à poursuivre la modernisation de son arsenal.
Mais également on peut être assuré que tout ralentissement de l’effort technologique de préparation ou de développement quantitatif des armes de l’une d’entre elles ne serait considéré par l’autre que comme un encouragement à persévérer et à accroître définitivement sa supériorité. L’incertitude majeure, en la matière, concerne seulement la capacité de ces deux pays à s’entendre dans l’avenir pour contrôler l’évolution de l’escalade de leurs arsenaux respectifs. À cet égard, une précision n’est pas inutile : ce n’est pas l’Amérique, au cours des deux dernières décennies, qui a manqué de modération.
Dans le domaine des moyens classiques, le rapport des forces est plus complexe. La supériorité soviétique est considérable dans le domaine terrestre ; elle se traduit aussi bien dans le nombre de chars et de pièces d’artillerie que dans celui des divisions d’infanterie. Les forces du Pacte de Varsovie sont l’objet d’une amélioration qualitative régulière, en particulier dans le domaine de la préparation à la guerre tactique nucléaire. Rien n’indique qu’un infléchissement de cette tendance doive intervenir dans un avenir proche.
En outre, l’Union Soviétique dispose, dans certaines zones où elle fait un effort particulier de déstabilisation, d’un avantage géographique essentiel. Force est de constater qu’aujourd’hui plusieurs des principales zones de crise se situent à la périphérie — ou non loin — du territoire soviétique ; dans ces zones, les facilités d’intervention de l’URSS sont, de ce fait, supérieures à celles des États-Unis.
Mais, inversement, les États-Unis disposent d’avantages substantiels. Leur aviation est qualitativement très supérieure à l’aviation soviétique, grâce à l’avance technologique américaine, notamment dans le domaine de l’équipement électronique (contre-mesures très diversifiées et adaptées aux différentes menaces, radars de bord multi-fonctions et multi-postes, systèmes de navigation de grande précision, le tout avec utilisation intensive de calculateurs embarqués) et dans le domaine de l’armement (guidage laser, infrarouge, inertiel, électromagnétique).
Quant à la marine soviétique, si elle est devenue la deuxième du monde, elle continue de souffrir de handicaps importants. La supériorité de la marine américaine est, en effet, flagrante dans le domaine des porte-avions (13 dont 4 à propulsion nucléaire contre 2 pour les Soviétiques, mettant d’ailleurs en œuvre des avions aux capacités opérationnelles très limitées) ; supériorité également dans le domaine de la flotte d’assaut, où la suprématie de la flotte américaine est sans partage (tonnage global 6 fois supérieur à son homologue soviétique) ; supériorité accrue dans le domaine du personnel et de la fiabilité des matériels, contribuant à des taux de présence à la mer sans commune mesure entre les deux marines.
Enfin, pour pallier le handicap causé par l’élargissement des principales zones de tensions ou de conflits, les États-Unis poursuivent la mise sur pied d’une force d’action extérieure dotée de moyens considérables, aussi bien au plan de l’équipement des troupes d’intervention (matériels lourds, blindés…) que des moyens de transport maritimes et aériens (plus de 300 avions gros-porteurs).
Bref, entre les États-Unis et l’Union Soviétique, la compétition militaire se poursuit et, je crois pouvoir l’affirmer, se poursuivra, à un rythme vigoureux et soutenu.
La déstabilisation générale du monde
Simultanément, se développent dans le monde des forces déstabilisatrices. « Il y a une déstabilisation générale de la sécurité dans le monde », observait en 1975 le Président de la République. Ce diagnostic correspond, aujourd’hui plus que jamais, à la réalité que nous observons. Cette déstabilisation correspond, en effet, au faisceau convergent de trois types de tendances, de nature économique, politique et militaire.
L’augmentation de l’intensité de la compétition économique entre les nations est une caractéristique majeure de l’évolution actuelle des relations internationales. Compétition dans la quête de plus en plus vitale des ressources naturelles — sources d’énergie, matières premières, richesses de la mer — d’abord. Concurrence féroce sur le plan commercial des producteurs de biens manufacturés, dont le champ d’action s’étend progressivement au monde entier, en outre.
De plus en plus compétitif, le monde économique est aussi désorganisé : le système monétaire international mis en place après la deuxième guerre mondiale a volé en éclats ; le recours à des pratiques protectionnistes n’est pas rare ; partout l’inflation persiste à un rythme élevé ; l’endettement du Tiers Monde atteint des sommets dont il lui est de plus en plus impossible de descendre.
Malgré les difficultés très sérieuses que nous connaissons, soyez sûrs que les pays les plus pauvres sont ceux qui souffrent le plus de cet environnement qui ne cesse de se durcir. La conjonction d’une forte croissance démographique, d’une aptitude limitée à maîtriser les problèmes agricoles, d’une inexpérience industrielle parfois totale et de la hausse brutale des coûts des énergies importées est écrasante pour ceux de ces pays qui n’ont pas la chance d’être des producteurs de pétrole, alors que dans le même temps des disparités effrayantes apparaissent entre riches et pauvres au sein de ce Tiers Monde.
Au plan politique, les sources de tension ne sont pas moins fortes. Le mouvement de remise en cause de l’ordre international bipolaire qui s’était imposé aux lendemains de la deuxième guerre mondiale s’élargit irrésistiblement.
La plupart des pays de la planète affirment, de plus en plus, leur volonté d’indépendance à l’égard de toute tutelle externe. Fondamentalement, cette évolution est saine ; elle condamne, à terme, tous les colonialismes et contribue à renforcer l’égalité et la liberté des nations. Mais, dans la longue période de transition que connaît actuellement l’humanité, d’un ordre bipolaire à une structure de multipolarité, les occasions de confrontation ne peuvent être que nombreuses.
Ainsi, les sources de conflit se multiplient-elles. Parallèlement, les moyens d’expression militaires de ces luttes se développent.
D’une part, en raison de la tendance à la prolifération nucléaire que connaît le monde. Certes, entre les États-Unis et l’Union Soviétique et sur le théâtre européen, les arsenaux nucléaires sont devenus partie intégrante de l’équilibre militaire d’ensemble et limitent par là les risques d’aggravation des rivalités existantes. Mais l’apparition d’armes nucléaires dans des régions troublées ou dans des pays instables serait susceptible d’accroître substantiellement les possibilités de conflits ouverts et meurtriers, plus encore, d’accroître le risque général d’embrasement. C’est pourquoi, d’ailleurs, la France s’efforce de contribuer à limiter et à organiser l’évolution très préoccupante pour la paix du monde que constitue la prolifération nucléaire.
La prolifération des armements classiques est plus ancienne et universelle. Elle se poursuit sans relâche. Comment s’en étonner ? Il est naturel qu’un pays accédant à l’indépendance se dote des moyens de protéger celle-ci contre tout agresseur extérieur. Dans un monde périlleux et agité, la croissance des productions et des achats d’armements n’est guère surprenante. Stimulée par l’escalade militaire à laquelle se livrent les États-Unis et l’Union Soviétique, se doublant depuis peu d’une augmentation du nombre des producteurs d’armements, elle participe incontestablement au climat d’insécurité actuel.
Si les sources de conflit se multiplient, il nous faut également constater que, hélas, singulièrement en Afrique et au Moyen-Orient, lorsqu’un conflit éclate, il dure, c’est-à-dire qu’il passe par des périodes de paroxysme et de guerre froide débouchant très rarement sur la paix.
Des changements technologiques majeurs
Troisième grand trait de l’évolution de l’environnement international : des changements technologiques majeurs dans le domaine militaire. Trois changements me paraissent singulièrement importants pour la sécurité de la France.
En premier lieu, l’évolution des missiles nucléaires. Augmentation du nombre de têtes, d’une part, grâce au développement de la technique des missiles à têtes multiples et, surtout, à têtes multiples séparément guidées : ainsi un seul missile peut-il happer plusieurs objectifs nettement distincts ; précision accrue, d’autre part. Je voudrais citer quelques chiffres qui résument bien le progrès dans la précision : les missiles dits de première génération, comme le SS 9 soviétique, avaient une précision de l’ordre de 2 000 mètres. Celle des missiles SS 20 que les Soviétiques déploient aujourd’hui est d’environ 300 à 400 mètres ; celle des Pershing 2 que les Américains ont en cours de développement est d’environ 50 mètres. Le progrès est considérable et bouleverse de ce fait les données de la stratégie de la dissuasion.
Deuxième évolution technologique : l’amélioration appréciable des moyens de surveillance et de défense. Je pense d’abord à l’amélioration des moyens de détection : à terre, en mer et surtout dans l’air et dans l’espace — avec des satellites — il devient possible de détecter de très loin et d’observer avec précision. Je pense aussi à l’amélioration des moyens de destruction : les progrès de l’électronique permettent le développement de missiles de tous types — air-sol, air-mer, sol-air, sol-sol, mer-mer — aux performances de rapidité, de pénétration, de précision, voire d’« intelligence », spectaculaires.
Troisième évolution technologique : l’augmentation de la capacité offensive des armes classiques, terrestres, aériennes et maritimes. Celle-ci résulte notamment des progrès constants réalisés dans le domaine de la mobilité de ces armes : grande manœuvrabilité des chars, capables, par exemple, de faire feu en cours de progression, vitesse élevée des avions, aussi bien à haute qu’à très basse altitude, grâce aux équipements de suivi de terrain automatiques, grande autonomie des navires à propulsion nucléaire.
Cette capacité offensive des armes classiques résulte également des développements considérables observés dans l’évolution de l’armement et des systèmes d’armes. Ils permettent d’obtenir simultanément une capacité de pénétration et une efficacité opérationnelle accrues, grâce, en particulier, à l’emploi de missiles de très grande précision, tirés à longue portée, loin des défenses adverses, et à l’emploi de munitions de plus en plus performantes (obus flèches, par exemple).
Un rapport de forces entre les États-Unis et l’Union Soviétique qui a évolué, ces dernières années, au profit de cette dernière, la puissance étant de toute façon, de part et d’autre, considérable, tant la compétition des moyens militaires entre les deux superpuissances est un mode de relation irréductible ; un monde compétitif, désordonné, surarmé, à la recherche de nouveaux équilibres ; l’amélioration permanente des performances des armes nucléaires et classiques : tels sont les grands traits de l’évolution de l’environnement international de la France.
La politique de défense de la France
Comment la politique de défense de la France fait-elle face à ces évolutions ?
En premier lieu, je voudrais vous dire pourquoi il me paraît clair que, dans ce monde périlleux et incertain, les principes qui inspirent notre politique de défense depuis les débuts de la Ve République s’imposent avec plus de force que jamais. Cependant l’adaptation constante des moyens de cette politique est la contre-partie logique et nécessaire de la permanence des fins.
Les principes
Comment décrire notre politique de défense ? L’objectif est simple : il s’agit d’assurer l’indépendance de la France, de protéger ses intérêts et d’honorer ses engagements. Il en découle quatre principes étroitement liés les uns aux autres.
Premier principe : la France conduit une politique de défense nationale. Comme l’a dit le général de Gaulle : « Il faut que la défense de la France soit française (…). Un pays comme la France, s’il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre. Il faut que son effort soit son effort ». C’est pourquoi la France s’est retirée de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord. Pour autant, l’indépendance n’est pas la solitude. Fidèle à ses amis, la France reste membre de l’Alliance Atlantique.
Il m’arrive de lire ou d’entendre que cette approche nationale des problèmes de sécurité de notre pays paraîtrait anachronique ; que, face à la montée des menaces que je décrivais il y a quelques instants, il conviendrait que la France rentre dans le rang et renforce la solidarité occidentale, soit en réintégrant l’OTAN, soit en s’intégrant à un système de défense européen qui serait à créer. Ai-je besoin de souligner combien une telle décision serait contraire aux intérêts profonds de notre pays ? D’un côté, en effet, la voie d’une défense européenne indépendante n’est, aujourd’hui, pas réaliste : l’Europe continue d’avoir besoin, pour équilibrer la puissance soviétique, de l’appui américain. De l’autre, il est clair que, si les Américains sont nos alliés, ils ne sont que nos alliés. Comment imaginer qu’ils se sentent, en toutes circonstances, aussi impliqués que nous dans la défense de notre territoire. La cause est entendue : face au nombre, à la complexité et aux incertitudes des menaces, la France doit conserver son autonomie de décision. Aujourd’hui comme hier, notre pays entend prendre en charge lui-même sa sécurité, c’est-à-dire disposer des moyens nécessaires pour assurer sa défense et décider lui-même des circonstances dans lesquelles il devrait les utiliser.
Il est vrai qu’en sens inverse, d’autres bons esprits recommandent à notre pays d’adopter une attitude hypernationaliste. En rompant ses alliances, en concentrant sa stratégie et ses moyens de défense sur le territoire métropolitain, la France affirmerait fièrement sa volonté de résister à toute agression extérieure. Vous mesurez ce qu’aurait de dérisoire une telle orientation de superbe isolationnisme. Peut-on sérieusement imaginer que la France se désintéresse de son environnement immédiat, c’est-à-dire à l’équilibre des forces en Europe ? Non bien sûr : notre destin ne peut être séparé de celui du vieux continent auquel, outre la géographie, nous lient tant de solidarités, fruits d’une longue histoire commune, d’une même civilisation et, depuis trente ans, d’une volonté d’agir ensemble. Faut-il. en outre, rappeler combien la France se sent concernée par tous les risques de déstabilisation dans les régions auxquelles la lient ses engagements ou ses intérêts ? On l’a bien vu ces deux derniers mois.
Deuxième principe : la défense de la France est fondée sur la dissuasion. C’est, vous le savez, une stratégie d’interdiction de la guerre ; elle permet d’assurer la défense des intérêts vitaux de notre pays. Cette stratégie s’appuie, au premier chef, sur des forces nucléaires stratégiques capables d’infliger à n’importe quel agresseur éventuel, au cœur même de son territoire, des dommages insupportables. Elle repose aussi sur des forces nucléaires tactiques et sur des forces classiques qui, en permettant à la France de ne pas se trouver acculée à une situation du « tout ou rien », valorisent l’impact dissuasif des forces nucléaires stratégiques.
Je ne peux que constater avec satisfaction combien cette stratégie de dissuasion, longtemps dénigrée ou incomprise, a progressivement réuni autour d’elle, dans le pays, un profond consensus. La France n’a ni revanche à prendre, ni frontière à modifier, ni hégémonie à imposer. C’est dire qu’une stratégie de dissuasion est la plus adaptée à la situation et à la vocation de notre pays. Grâce à ses moyens militaires et surtout à ses forces nucléaires stratégiques, la France peut, face à n’importe quel pays, assurer le respect de son indépendance.
Troisième principe : la volonté de disposer d’une capacité d’action. Au-delà de ses intérêts vitaux, la France doit être en mesure d’assurer la défense de ses intérêts extérieurs et le respect de ses engagements internationaux. Comme l’a dit le Premier ministre, à Mailly-le-Camp, le 18 juin 1977 : « Notre action politique et diplomatique ne peut s’exercer efficacement qu’à condition de pouvoir, le cas échéant, s’appuyer sur la présence et, si nécessaire, sur l’action de moyens militaires capables de soutenir nos amis en difficulté et de montrer notre détermination et notre résolution à soutenir nos prétentions légitimes ou celles de nos amis ». Il est impossible d’être plus clair.
Quatrième principe : le recours à la conscription nationale. Vous connaissez les arguments de caractère « technique » qui militent en faveur du choix de la conscription : en fournissant une ressource ample, stable et de qualité et en limitant la ponction sur les ressources budgétaires des crédits de fonctionnement des armées, ce système est certainement le plus efficace. Mais ce choix correspond surtout, aujourd’hui, à une volonté politique déterminée. Ce qui est en cause est la nature même de la défense, qui ne peut être que le fait de la nation entière. Cette exigence est stimulée par le caractère propre de la politique de dissuasion : elle repose certes sur la volonté personnelle du Président de la République, relayée par des forces armées soigneusement préparées et farouchement déterminées ; mais cette exigence repose aussi sur la détermination et la participation de tous les citoyens à la défense du pays. Je note d’ailleurs, d’après les sondages effectués par le Service d’Information et de Relations Publiques des Armées, que la proportion de nos concitoyens qui considèrent que la France ne saurait assurer sa défense sans le service militaire croît régulièrement depuis 1973 et est aujourd’hui, dans le pays, très largement majoritaire.
Ainsi s’exprime la continuité des principes de notre politique de défense. Encore faut-il renforcer et adapter les moyens de cette politique.
Le renforcement des moyens s’exprime d’abord par l’augmentation de l’effort budgétaire consenti par la nation pour sa défense. La volonté du Président de la République de soutenir cet effort s’est traduite par une progression du budget de la défense, rapporté au Produit Intérieur Brut marchand, de 3,41 % en 1976 à 3,86 % en 1981. Je puis mesurer personnellement l’impact de cette progression quand je songe au budget qui était le mien en 1974 et que je le compare à celui que M. Le Theule m’a légué aujourd’hui. Je voudrais souligner combien cette progression — que nombre de nos alliés nous envient — est méritoire : elle a été obtenue, en effet, dans une période de difficultés économiques liées à la crise mondiale et de pénurie budgétaire subséquente, sans précédent dans l’histoire de notre pays depuis la guerre.
Comment évoluera cet effort à l’avenir ? Tel doit être l’un des thèmes majeurs de la réflexion de ceux qui prépareront, en 1981 et 1982, la future loi de programmation. Je ne vous le cacherai pas : face à la montée et à la diversification des menaces, face à la hausse des coûts qu’entraîne la nécessité de développer des armements de plus en plus performants, la tâche sera rude. Il ne saurait être question en effet de compromettre, par une ponction excessive sur les ressources de la nation, le développement économique et social du pays. Plus que jamais, la rigueur sera indispensable : rigueur dans le choix des équipements, rigueur dans la gestion des programmes, rigueur dans la vie quotidienne.
S’agissant du choix des équipements, je voudrais être plus précis : comment la France doit-elle adapter ses moyens militaires à ses ambitions et à ses possibilités ? Il me semble que, dans la recherche de l’efficacité maximale, nous devons respecter deux règles :
— aux matériels essentiels, et notamment aux armements nucléaires, doivent être affectés, sans hésitation, tous les moyens qu’exigent leur développement et leur réalisation ;
— pour les autres armements, il convient qu’ils soient au niveau des meilleurs matériels étrangers, si l’avantage opérationnel qui en résulte est réellement substantiel et, bien entendu, conforme à nos missions ; à défaut, il est nécessaire de rechercher les compromis les plus adaptés entre les spécifications opérationnelles raisonnables et les diminutions de coûts susceptibles d’être obtenues.
Je ne peux naturellement pas aujourd’hui anticiper sur les conclusions des travaux d’élaboration de la future loi de programmation. Mais, vous le savez, un certain nombre de décisions ont déjà été prises, des programmes sont en cours d’avancement, soit au stade des recherches, soit au stade de la réalisation.
Sans les énumérer tous, je voudrais en évoquer un certain nombre, en choisissant ceux qui m’apparaissent comme les plus significatifs de l’extraordinaire effort d’adaptation de ses armements que la France met actuellement en œuvre et entend poursuivre à l’avenir. Je distinguerai d’un côté nos capacités nucléaires, de l’autre nos capacités classiques.
Les forces nucléaires
Je l’ai rappelé tout à l’heure, nos forces nucléaires sont l’instrument essentiel de notre stratégie de dissuasion. C’est pourquoi, bien que leur état actuel soit aujourd’hui largement suffisant pour exercer l’effet dissuasif recherché, il importe que nous ne relâchions jamais notre effort. De quoi s’agit-il ?
Dans le domaine des forces nucléaires stratégiques, il s’agit de renforcer notre capacité de frappe, en augmentant le nombre de nos missiles et de nos têtes nucléaires, en réduisant la vulnérabilité des lanceurs à toute attaque adverse et en augmentant le pouvoir de pénétration de nos missiles.
C’est pourquoi nous avons entrepris la construction d’un sixième sous-marin nucléaire lanceur d’engins, caractérisé par une discrétion acoustique et une capacité à détecter toute menace adverse remarquables. C’est pourquoi, en outre, nous continuons la préparation du remplacement, sur nos SNLE, du missile M 20 par le M 4, doté de têtes multiples et d’une portée plus grande. Le sous-marin Inflexible pourra, à lui seul, frapper plusieurs dizaines d’objectifs avec des têtes nucléaires dont chacune aura une puissance supérieure à 100 KT. Ainsi, au sein de nos forces nucléaires stratégiques, nous consolidons la place centrale de la composante sous-marine. Face à l’évolution technologique des missiles des autres puissances nucléaires — nombre et précision — elle reste, en effet, la plus invulnérable.
Pour autant, nous continuons de renforcer l’efficacité des autres composantes.
Dois-je rappeler que nous aurons terminé l’an prochain, à Albion, des travaux importants, à l’issue desquels aux missiles S 2 auront été substitués des S 3, caractérisés par une meilleure capacité de pénétration et une puissance mégatonnique ?
La composante aérienne stratégique sera, elle aussi, qualitativement réévaluée. Une quinzaine de Mirage IV seront rénovés. Des systèmes modernes de navigation et de guerre électronique donneront à cet avion une jeunesse nouvelle. Le missile ASMP, portant à plus de 100 km, permettra d’allonger d’autant le rayon de délivrance de l’arme nucléaire, avec la pénétration accrue que permet l’approche des missiles à basse altitude, et une moindre vulnérabilité pour l’avion qui pourra tirer tout en restant hors de portée des défenses adverses.
Au total, nos forces nucléaires stratégiques seront, dans quelques années, beaucoup plus puissantes. Mais, déjà, nous préparons l’avenir plus lointain, celui des années 90. Des études importantes sont actuellement conduites sur un lanceur stratégique mobile sol-sol ; sa mobilité, en réduisant considérablement sa vulnérabilité face à la précision des armes nouvelles que j’évoquais tout à l’heure, pourrait en faire une arme singulièrement dissuasive. Comme d’autres pays, nous examinons aussi ce que pourrait être une nouvelle génération de sous-marins nucléaires : extension de la zone de patrouille grâce à une augmentation de la portée des missiles, renforcement de la discrétion et de la capacité de détection, augmentation de la cadence de tir et adaptation des capacités de pénétration aux défenses qui pourraient apparaître à cet horizon, autant de thèmes auxquels nos chercheurs réfléchissent actuellement.
Quelques mots sur l’armement nucléaire tactique. Vous savez que c’est une arme de dissuasion destinée à jouer un rôle transitoire : son intervention arrête le combat conventionnel et annonce, avec toutes ses conséquences, le recours à l’arme nucléaire stratégique. Aux cinq escadrons de l’armée de l’air, porteurs de l’arme nucléaire AN 52, s’ajouteront cette année les formations de Super-Étendard de la marine qui se verront dotées de cet armement. À court terme, celui-ci fera place au missile air-sol moyenne portée — ASMP — aussi bien pour les appareils de combat de l’aéronavale que pour le Mirage 2000 de la force aérienne tactique : je reviendrai tout à l’heure sur les qualités remarquables de cet avion.
Enfin, toujours dans le souci de préparer l’avenir lointain, nous poursuivons actuellement des travaux importants : les uns portent sur la possibilité d’allonger la portée des missiles sol-sol tactiques ; d’autres concernent l’arme à rayonnement renforcé. Là encore, il s’agit, si ces programmes sont finalement lancés, d’élargir la marge de manœuvre du pouvoir politique — qui contrôle l’emploi de l’armement nucléaire — en augmentant les possibilités de dissuasion constituées par l’ANT dans des situations diversifiées, et en renforçant la complémentarité des différents systèmes.
Les forces classiques
Venons-en maintenant aux forces classiques.
C’est sans doute les moyens de la marine qui connaîtront, dans les années à venir, les changements les plus spectaculaires. En sus de ses missions classiques, la marine voit s’étendre les domaines dans lesquels elle est susceptible d’être appelée à apporter son concours : protection de nos communications maritimes, appui aux interventions extérieures, surveillance des zones économiques — récemment étendues à 200 nautiques — tâches de service public de nature non militaire.
C’est pourquoi nous avons entrepris un vaste effort de rénovation des moyens de la marine. Songez que, de 1977 à 1990, la proportion du tonnage de nos bâtiments de surface qui n’auront pas dépassé la moitié de leur vie passera d’environ un quart à trois-quarts ! Équipés de missiles extrêmement performants, dotés des équipements électroniques les plus modernes — radars, systèmes de guerre électronique passifs et actifs, système automatisé de traitement et d’échange d’information, équipements de détection sous-marine — ces navires seront à même d’affronter dans les meilleures conditions toutes les menaces, de surface, aérienne ou sous-marine. En outre, à plus long terme, je le rappelle, nos deux porte-avions, le Foch et le Clemenceau, seront remplacés par des porte-avions à propulsion nucléaire.
Dans le domaine des sous-marins, nous ne sommes pas moins ambitieux. Nous avons lancé un programme de construction de 10 sous-marins nucléaires d’attaque. Leur discrétion, leur endurance, leur mobilité leur donneront, par rapport aux sous-marins diesel, une efficacité opérationnelle très accrue : leur vulnérabilité sera en effet nettement moindre, leur rayon d’action pratiquement illimité et leur capacité offensive largement renforcée. Le premier d’entre eux, le Rubis, entrera en service actif dès l’année prochaine.
Je ne pourrai quitter la marine sans évoquer l’aéronautique navale. Nous nous équipons actuellement avec des Super-Étendard et des hélicoptères Lynx. Bientôt, nous disposerons de l’Atlantic Nouvelle Génération qui possédera, pour la lutte anti-surface et anti-sous-marine, des systèmes d’armes particulièrement évolués.
S’agissant de l’armée de l’air, vous savez qu’un grand nombre de matériels sont aujourd’hui en cours de réalisation ou d’acquisition. J’ai choisi d’évoquer avec vous trois programmes, d’ampleur certes inégale, mais qui me semblent illustrer éloquemment à la fois la variété des missions de l’armée de l’air et notre souci de lui donner les moyens de les remplir au mieux.
Premier programme : le Mirage 2000. À tous égards cet avion largement polyvalent sera remarquable. Il nous fera franchir un pas en avant substantiel par rapport à la génération précédente grâce, notamment, à l’utilisation intensive de l’informatique, à l’emploi de matériaux nouveaux dans la construction de la cellule, et aux systèmes de navigation dont il sera équipé. Capacité de décollage sur pistes courtes, excellente vitesse ascensionnelle, vol à plus de Mach 2 jusqu’à 18 000 mètres, aptitude à la détection et au tir à toute altitude et dans toutes les conditions, capacité de défense contre les armes guidées adverses très poussée, autant d’atouts qui feront de cet appareil un avion tout à fait exceptionnel. Je vous le dis clairement aujourd’hui : le Mirage 2000 contribuera largement à l’avenir, comme dans le passé ses prédécesseurs, au prestige du savoir-faire technologique français.
Deuxième programme : le Transall. Certains événements récents ont souligné la nécessité, pour la France, de pouvoir amener loin et vite les moyens d’exécuter une action. C’est dire l’opportunité de la décision prise de doter notre armée de l’air de 25 Transall supplémentaires. Ces avions — dont les livraisons s’échelonneront entre cette année et 1984 — sont particulièrement adaptés aux actions extérieures : leurs capacités de décollage et d’atterrissage sur piste courte notamment, sont exceptionnelles. Bien plus, les Transall que nous allons bientôt recevoir auront des performances améliorées par rapport à leurs prédécesseurs : ils disposent en effet d’une capacité en carburant accrue et d’un système de ravitaillement en vol leur permettant d’intervenir, sans escale, sur des théâtres d’opérations lointains.
Troisième axe d’effort : le développement des équipements au sol de détection à basse altitude. Comme la France, d’autres pays s’équipent d’avions très performants, capables en particulier de voler à très basse altitude et à grande vitesse. C’est pourquoi, pour renforcer, face à cette évolution de la menace, notre défense anti-aérienne, nous avons décidé de nous doter, sur nos frontières et autour de points sensibles, de radars Centaure et Aladin qui nous permettront de détecter l’approche de tout avion ennemi volant près du sol. Les premières livraisons de ces matériels interviendront dès 1982. À terme, ce réseau radar sera complété par un système de détection aéroporté qui fait d’ores et déjà l’objet d’études et d’évaluations.
Pourquoi ai-je décidé de terminer par l’armée de terre ? N’y voyez pas, je vous prie, une coquetterie de l’ancien officier de l’arme blindée que je suis.
Voyez-y plutôt ma satisfaction que la réorganisation de l’armée de terre soit désormais, pour l’essentiel, presque achevée. Un puissant effort a été conduit pour lui donner plus de pugnacité, plus de souplesse, plus de polyvalence, en un mot plus d’efficacité. Face à la variété des menaces, il s’agit de lui permettre d’être toujours prête et forte.
À cet effet, elle s’équipe de matériels nouveaux qui améliorent considérablement sa puissance de feu et sa mobilité. J’ai là encore choisi trois programmes très différents mais exemplaires.
D’abord le Famas. Ce fusil d’assaut entre actuellement en dotation dans les unités. Je n’insisterai pas sur ses performances, qui sont désormais bien connues. Mais je voudrais souligner combien sa maniabilité, sa précision, la variété de ses possibilités d’emploi, en font une arme répondant parfaitement aux exigences du combat moderne. À cet égard, et parce que c’est l’arme du combattant individuel, il me paraît illustratif d’une réalité simple et fondamentale : le passage progressif et irréversible de nos forces classiques de l’ère de l’après-guerre à celle de la fin du deuxième millénaire.
Deuxième programme : le nouveau canon de 155 à grande cadence de tir. Avec ce canon, notre artillerie acquiert une puissance nouvelle. Il permet en effet de tirer plus vite — grâce notamment au système automatisé de gestion des informations et de conduite des feux (système Atila) — plus loin et plus efficacement.
Face à la menace terrestre, représentée par des formations blindées très mobiles et puissamment armées, il contribuera, combiné à nos missiles sol-sol et aux hélicoptères, au renforcement de la capacité de lutte anti-char de l’armée de terre.
Troisième programme : le char de combat. Vous savez que l’année 1981 sera celle de l’entrée en service du char AMX 30 B2. C’est une version nettement améliorée de l’AMX 30 B. Les progrès qu’il apporte concernent aussi bien la conduite de tir (introduction d’une conduite de tir automatique intégrée) que la mobilité (grâce à une nouvelle boîte de vitesses) et la protection (grâce à un nouveau dispositif de pressurisation collective). Doté de l’obus-flèche de 105 mm, c’est un char très performant. Pourtant, nous devons déjà songer à son successeur. Tel est l’objet des travaux que nous conduisons actuellement avec nos amis allemands sur ce que nous appelons le char 90. Je ne doute pas que l’alliance de l’expérience des fabricants de chars allemands et des capacités technologiques françaises nous permettra de disposer, pour la fin du siècle, d’un char qui sera au meilleur niveau mondial.
Je voudrais conclure sur une demande.
Les programmes d’équipements dont je vous ai parlé ont, en général, une caractéristique commune : entre le moment où commencent les premiers travaux de recherche et d’étude et le moment où les équipements entrent en dotation dans les unités, il s’écoule un délai considérable qui peut, pour les matériels les plus sophistiqués, atteindre huit à dix ans. Le souci de rigueur budgétaire et la recherche de toutes les économies possibles contribuent d’ailleurs, parfois, à allonger ces délais.
Or. le monde évolue vite. Que de chemin parcouru au cours de la précédente décennie ! Que de crises, de conflits, d’inflexions ou de ruptures dans les politiques conduites par de nombreux pays ! Dans ce monde agité, où l’histoire paraît parfois s’accélérer, les menaces sont à la fois nombreuses et multiformes, ouvertes et potentielles, proches et lointaines. Pour la France, l’exigence est claire. À la diversité des menaces et des conflits possibles doivent correspondre la diversité et la complémentarité des moyens. Comme l’a dit, en septembre dernier, le Président de la République : « Dans le monde dangereux dans lequel nous vivons, la première règle de la défense d’un grand pays comme la France, c’est qu’on ne peut pas faire d’impasse en matière de sécurité. La France doit être en mesure de faire face à toutes les menaces, quels que soient leur déroulement, leur localisation ou leur nature ».
Je vous invite, dans la poursuite de vos travaux, à conserver en permanence cette exigence à l’esprit. Sachez certes faire preuve d’imagination. Mais n’oubliez jamais que la France devra toujours jouer dans le monde un rôle à la mesure de son histoire et de ses ambitions, c’est-à-dire non seulement assurer sa liberté mais aussi s’engager pour défendre les valeurs de sa civilisation, contribuer à réduire les tensions internationales et honorer ses engagements. ♦
(1) Les intertitres sont de la rédaction de Défense Nationale.