L’Ami américain, Washington contre de Gaulle, 1940-1969
L’Ami américain, Washington contre de Gaulle, 1940-1969
Dès 1940, la personnalité et l’action du général de Gaulle ont suscité de la part des dirigeants américains une attitude empreinte d’une certaine hostilité. Le contact diplomatique avec le régime de Vichy fut ainsi maintenu au-delà du raisonnable et perdurera bien après le débarquement allié en Afrique du Nord, en novembre 1942. Les Américains signeront même, le 22 novembre, un accord avec l’amiral Darlan, commandant en chef des forces françaises, avant de soutenir, à la suite de l’assassinat de ce dernier en décembre, le général Giraud contre de Gaulle. « Tout plutôt que de Gaulle » semble ainsi être le leitmotiv de la politique américaine depuis cette époque à qui l’analyse avec le recul nécessaire. C’est justement ce que fait Éric Branca, historien et journaliste, dans L’Ami américain.
Ayant finalement réussi à s’imposer comme chef de la France libre et Président de son gouvernement provisoire, malgré toutes les oppositions intérieures et extérieures, le général de Gaulle emploiera toute son énergie dès le 6 juin 1944 pour mettre en échec les velléités américaines d’imposer à la France le statut d’un pays occupé, soumis à une administration alliée, l’AMGOT (Allied Military Government of Occupied Territories), symbolisée par sa « fausse monnaie ». Avec l’appui d’Eisenhower, il permettra de même à la 2e DB de Leclerc de libérer Paris et assurera ainsi la continuité des institutions françaises, ce qui n’allait pas nécessairement de soi dans le contexte de l’époque.
Les années 1950 seront celles de Jean Monnet et de la mise en place des réseaux atlantistes dans le monde politique français, avec le Comité d’action pour les États-Unis d’Europe, mais aussi avec l’affaire de la Communauté européenne de défense, tentative avortée de réduire à néant l’autonomie stratégique de la France. L’ouvrage d’Éric Branca décrit bien cette opposition de la totalité de la classe politique non gaulliste, des Indépendants aux communistes, en passant par le centre et la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO), à la construction de la force de frappe (décidée en 1956 par Guy Mollet), et à une dissuasion française indépendante des États-Unis. À cet égard, l’auteur soulève quelques interrogations envers le général Gallois, interrogations assez peu crédibles en réalité, notamment au regard de son rôle éminent dans la mise en place de la force de frappe et de ses prises de position ultérieures en faveur d’une France indépendante des États-Unis.
Revenu au pouvoir en 1958, le Général s’attaquera au dossier algérien, dossier dont la résolution sera rendue plus difficile par le soutien des services américains au Front de libération nationale (FLN), mais aussi à l’OAS (Organisation de l’armée secrète) ! L’enjeu des hydrocarbures du Sahara est en effet une question importante pour les compagnies pétrolières américaines, ce qui explique qu’elles placent leurs pions sur l’échiquier dans l’optique de l’indépendance. Branca révèle à ce moment-là l’épisode troublant du déplacement à Alger effectué par l’attaché militaire américain à Paris la veille de la tentative de coup d’État d’avril 1961, et la liaison radio mise en place entre les putschistes et leurs correspondants parisiens via le consulat des États-Unis à Alger.
La déclaration du lieutenant-colonel Bastien-Thiry lors de son procès laisse entendre que sa participation à l’attentat du Petit-Clamart avait pour motivation essentielle le fait que le général de Gaulle aurait « par son action, porté des coups très sérieux à la solidité de l’Alliance atlantique qui est le principal rempart du monde libre ». Il ajoute que « (nos) camarades de l’armée américaine et de l’armée britannique, se rendent bien compte comme nous que l’actuel chef de l’État trahit l’Occident et le monde libre… », ce qui montre bien le soutien dont pouvait alors bénéficier à l’étranger l’opposition armée au général de Gaulle.
Malgré ces interférences, dues souvent aux Services américains, les relations entre les deux pays s’amélioreront pendant les présidences d’Eisenhower et de Kennedy, pour se détériorer de nouveau avec l’arrivée au pouvoir de Lyndon Johnson en novembre 1963. La mise en place de la première composante de la force de frappe en 1964, la sortie de la France du commandement intégré de l’Otan en 1966 et une politique monétaire visant à mettre fin à la suprématie du dollar à travers le retour à l’étalon-or, exacerberont les tensions, alors même que, lors de deux crises internationales majeures des années 1960 (Berlin et Cuba), c’est bien le général de Gaulle qui défendit les positions du camp occidental avec le plus de fermeté.
Dans l’hypothèse d’une disparition prématurée du Général, la CIA en arrivera même à envisager une intervention militaire en France afin d’épauler ses opposants. En mai 1968, d’autres interférences auront lieu de nature à mettre le feu aux poudres. Certains leaders étudiants, anarchistes ou trotskistes, deviendront ainsi des familiers de l’ambassade américaine, et cela pour longtemps.
L’arrivée au pouvoir de Nixon permettra d’améliorer les relations franco-américaines, peu avant le départ du Général à la suite de l’échec du référendum de 1969. On assistera ensuite à un lent détricotage de l’héritage gaulliste et au retour progressif de la France dans le giron de l’Otan, résumé à grands traits par Éric Branca dans le dernier chapitre de son livre.
La morale de cette évocation magistrale des relations franco-américaines depuis 1940 est sans doute, comme l’exprime l’auteur, que « comme jadis et comme naguère, la France est une “amie” quand elle obéit, mais devient suspecte quand elle joue sa propre partition ». On se rend compte très vite à la lecture du livre d’Éric Branca que, plus que le général de Gaulle en tant que chef d’État, ce sont les velléités d’indépendance de la France qui posent problème outre-Atlantique.
Alors qu’en vérité, comme le comprenait fort bien le général de Gaulle, mais plus rarement ses interlocuteurs d’outre-Atlantique, « le meilleur allié des États-Unis, ce n’est pas celui qui s’aplatit devant eux, c’est celui qui sait leur dire non » (conversation avec Alain Peyrefitte en 1963).
N’est-ce pas d’ailleurs traditionnellement le rôle de la France dans le concert des Nations ? Jean Giraudoux nous le rappelait en son temps : « La destinée de la France est d’être l’embêteuse du monde. Elle a été créée, elle s’est créée pour déjouer dans le monde le complot des rôles établis, des systèmes éternels. » Michelet, lorsqu’il évoquait le rôle de notre pays, évoquait quant à lui le « pilote du vaisseau de l’humanité ».
Le travail fouillé d’Éric Branca, qui se lit véritablement comme une enquête avec les multiples péripéties de la guerre froide, nous ramène ici à notre singularité. Ce n’est pas la moindre de ses qualités. ♦