L’Europe doit désormais prendre ses responsabilités en matière de défense et s’affranchir des États-Unis. En termes politiques, cela signifie aller plus loin et proposer une nouvelle ambition pour que l’Europe de demain puisse encore compter sur la scène internationale.
La défense de l’Europe
The Defence of Europe
Europe needs to face up to its responsibilities in defence matters and free itself from the United States. In political terms, that means going further and proposing a new way ahead so that the Europe of tomorrow might still count for something on an international level.
La défense de l’Europe, de son territoire et de ses populations, voilà le bien commun le plus évident pour les citoyens de l’Union européenne (UE). Ce devrait donc être un des thèmes porteurs de la campagne pour les élections européennes de mai 2019. Problème : ce n’est pas l’UE en tant qu’institution qui a la responsabilité de sa propre défense mais l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (Otan) dans laquelle les États-Unis sont prépondérants.
Un peu d’histoire. Sortis exsangues de la Seconde Guerre mondiale, les pays de l’Europe de l’Ouest ne pouvaient que se placer sous la protection des États-Unis, face à la formidable menace soviétique. Ils le firent grâce à l’Otan, créée en 1949. Nous devons être effectivement reconnaissants aux États-Unis pour avoir très largement contribué à gagner la guerre froide, sans tirer un coup de canon.
Mais nous sommes en 2019. D’une part, soixante-dix ans après 1949, les risques et menaces se sont diversifiés, mondialisés. Les États-Unis en ont tiré les conséquences en enlevant la presque totalité de leurs forces du sol européen, donnant désormais la priorité stratégique à l’Asie, leur nouveau défi où la Chine est devenue la puissance rivale. D’autre part, l’UE héritière d’une Europe dévastée s’est relevée de ses ruines. Sa richesse globale – son PIB – est aujourd’hui équivalente à celle des États-Unis. Il est donc invraisemblable que 500 millions d’Européens de l’UE – j’inclus encore nos amis britanniques ! – dépendent toujours à ce point, pour leur défense, de 325 millions d’Américains, de moins en moins concernés par l’Europe.
M. Trump dit la même chose, brutalement : les États-Unis donnent trop pour la défense des Européens. L’Otan est une organisation obsolète et, tout autant, l’article 5 de sa charte qui stipule un engagement militaire réciproque en cas d’agression.
Ce serait une grave erreur de penser qu’après Trump, tout rentrera dans l’ordre. Trump ne fait que dire tout haut ce que beaucoup, aux États-Unis, pensent tout bas et depuis longtemps. Je pourrais en donner maints témoignages. J’en retiendrai un, de MM. Shapiro et Witney, membres éminents d’un important think tank américain, rapporté dans Le Monde du 5 novembre 2009 : « Les Européens entretiennent avec les États-Unis une relation infantile et fétichiste, nourrie d’illusions, dont : celle que les intérêts des Américains et celles des Européens sont fondamentalement les mêmes ; celle selon laquelle la sécurité de l’Europe dépend encore de la protection américaine. »
Faut-il que nous, Européens, soyons assez sourds et aveugles pour ne pas admettre cette vérité et en tirer les conséquences ? Il est vrai que, depuis le Traité de Maastricht de 1992, s’édifie lentement une Politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’UE dont les résultats ne sont pas négligeables même s’ils restent peu connus : document de Stratégie européenne de sécurité et de défense (SESD), Agence européenne de défense (AED) pour l’armement, embryon d’état-major pour les crises civiles et la génération des forces, Coopérations structurées permanentes (CSP), Fonds européen de défense (FED)... Pour me limiter à l’essentiel.
Le problème – il est capital – est que cette défense européenne en gestation n’a rien à voir avec la défense de l’Europe définie plus haut. Elle s’est en effet limitée pendant plusieurs années aux missions dites de Petersberg, sous l’égide de l’ONU : maintien et imposition de la paix, évacuation des ressortissants de l’UE, aide humanitaire, désarmement, coopération. Depuis, l’UE a su prendre de nouvelles responsabilités et conduire des opérations contre la piraterie maritime ou de formation, en Afrique notamment (EUTM Mali…).
Voici donc, en résumé, l’invraisemblable paradoxe : l’Otan a l’exclusivité de la défense de l’Europe alors que la crédibilité des États-Unis, qui la domine de la tête et des épaules, est toujours plus incertaine ; l’UE est confinée aux interventions exotiques de Petersberg sans même s’être donné un état-major opérationnel permanent pour les conduire.
Ce paradoxe ne semble pas troubler les autorités politiques et militaires de l’UE, qui l’ont masqué derrière le concept commode de complémentarité, de partage des tâches entre Otan et UE. En réalité, personne n’est dupe : l’Otan est un bon alibi pour limiter leur effort de défense. Pourquoi payer davantage pour notre défense, même si, via l’Otan, nous sommes dépendants des États-Unis ? Cette culture de la soumission aux États-Unis est inacceptable.
Je le dis et l’écris depuis vingt-cinq ans, un peu moins seul aujourd’hui : l’Otan est l’obstacle majeur pour l’édification d’une défense de l’Europe indépendante. C’est pourquoi il faut faire mourir l’Otan. Le mieux serait que M. Trump en décide lui-même.
L’Otan morte, les pouvoirs européens seront contraints d’assumer la première de leurs responsabilités régaliennes, la défense du territoire et des populations, et d’y mettre le prix.
La défense de l’Europe, dépendance ou indépendance ? L’Otan ou l’armée européenne ?
Ce pourrait être ma conclusion. J’y ajouterai deux observations :
• J’ai lu le livre du général de Villiers Qu’est-ce qu’un chef ? De ses propos souverainistes, j’en retiendrai deux : « L’armée européenne fusionnée est un rêve. Elle pourrait se transformer en cauchemar. Je crois aux souverainetés nationales, pas à la souveraineté européenne. » « Si l’armée européenne consiste à juxtaposer des forces, à les fusionner, à en faire des unités de combat aux ordres d’un hypothétique état-major à Bruxelles, je dis IMPOSSIBLE » (les majuscules sont de lui).
Mais, mon Général, qu’est-ce donc que l’Otan sinon un quartier général – le SHAPE – à Bruxelles, des états-majors de corps d’armée multinationaux dont un corps germano-polonais, un corps germano-hollandais, un corps européen à Strasbourg comptant quatre nationalités, un corps de réaction rapide (CRR) français à Lille qui peut accueillir une demi-douzaine de contingents étrangers ?
Ce qui vous convient dans l’Otan vous serait insupportable dans un cadre européen ? L’armée européenne, ne serait rien d’autre, pour commencer, que l’Otan sans les Américains. Non pas que nous ne les aimions plus mais tout simplement parce qu’on ne peut plus, on ne doit plus compter sur eux. Eux-mêmes le disent haut et fort. Dois-je rappeler que nous aurions une armée européenne depuis 1954 si de Gaulle, dans l’opposition, n’en avait sabordé le projet de la CED, porté par la France ? J’étais alors à Saint-Cyr-Coëtquidan. J’en fus très triste, comme beaucoup de mes camarades.
• Je vais, pour finir, élargir le débat au-delà de la question de la défense de l’Europe. Le choix, aux prochaines élections européennes, se fera entre deux visions inconciliables de l’Europe au mitan de ce siècle. Soit la vision exclusive, souverainiste, nationaliste, arc-boutée sur l’État-nation sacralisé : America first, Deutschland über alles, la France d’abord. Soit une vision inclusive, ouverte, humaniste, qui ne tient pas l’État-nation comme le grain ultime de l’organisation politique de l’Europe.
* * *
Je crois être un bon patriote mais je suis aussi un Européen ardent, un citoyen d’Europe. Aucune contradiction en cela ! Mon Europe est celle de sa devise : « L’unité dans la diversité. » Les États-Unis d’Europe, ce n’est pas un gros mot ! C’est la condition nécessaire pour que l’Europe compte demain dans le tiercé des grandes puissances de la planète.
S’UNIR ou S’EFFACER. Les États-Unis d’Europe ou les Balkans du monde. Pas besoin de passion pour souscrire à cela. Un peu de raison devrait y suffire. ♦