Military History–French Strategic Disorder in the Early Nineteen-Fifties: Crises from Morocco to Suez
Histoire militaire – Le désordre stratégique français au début des années 1950 : de la crise marocaine à l’échec de Suez
« Gouverner c’est choisir. »
Pierre Mendès France.
Pour des raisons certainement didactiques, l’habitude a été prise en France de considérer séquentiellement, au cas par cas, les événements qui se sont succédé dans le cadre de la décolonisation : la crise dynastique marocaine, l’aspiration tunisienne à l’indépendance, le dénouement de la guerre d’Indochine avec le désastre de Diên Biên Phu ou le déclenchement de la guerre d’Algérie, alors qu’il s’agit d’événements absolument contemporains (ils couvrent les années 1953 à 1955), qui forment un tout et qui doivent donc être étudiés de façon globale, tant ils ont interagi les uns sur les autres (1).
Cette propension nationale à vouloir éviter cette perception globale de cette succession de crises provient certainement du fait qu’au niveau institutionnel, aucun gouvernement, depuis Joseph Laniel jusqu’à Guy Mollet n’a voulu s’attacher à traiter ces questions de façon intégrale, chacun d’eux n’ayant ouvert qu’un, au maximum deux, de ces dossiers. En effet, en 1953-1954, Laniel, à une période critique de la guerre d’Indochine, a vu son intérêt polarisé par les États associés, en clair l’Indochine, et a laissé, lentement mais sûrement, se dégrader la situation marocaine. Son successeur, Mendès France, a suivi la même trajectoire, à la nuance près qu’il a tenté de dénouer la crise tunisienne avant d’enterrer l’épineuse question de la Communauté européenne de défense (CED) qui polluait le débat stratégique depuis trois ans. Ce faisant, il s’est bien gardé d’entrouvrir le dossier marocain et, s’agissant de la crise algérienne qui venait d’éclater, son action s’est limitée à des déclarations d’intention de portée générale qui n’engageaient que ceux qui les entendaient.
Quant à Edgar Faure, en 1955, il a été rattrapé par la crise dynastique marocaine, ce qui lui a fait ignorer la gravité de la détérioration de la situation en Algérie. Pour ce qui est de Guy Mollet, en 1956, outre le fait d’avoir honteusement capitulé sous une pluie de tomates algéroises, ce qui a permis à la rue européenne de la même ville de prendre conscience de sa force, ce dont elle saura se souvenir, il a bouclé la période sur deux incohérences majeures : la première à Aix-les-Bains : les deux protectorats marocain et tunisien accédaient à l’indépendance, tandis qu’entre les deux, l’Algérie devait demeurer dans le giron national, la crise algérienne devant être réglée par une solution militaire. Même s’il existait un différentiel notable de statut entre Maroc, Algérie et Tunisie, ces pays appartiennent quand même tous au même ensemble géostratégique ! La sublime incohérence de vouloir conserver une Algérie départementalisée entre deux États maghrébins nouvellement indépendants n’est apparue à personne, ou du moins, personne ne l’a exposée publiquement. La seconde à Suez, où, pour « gagner » la guerre d’Algérie, Guy Mollet s’est lancé dans une expédition digne du XIXe siècle avec Eden qui voulait faire respecter le bail sur Suez (qui venait à expiration douze ans plus tard) et interdire que la zone du Canal ne tombât dans les mains exclusives de Nasser et avec Ben Gourion qui voulait fournir à Israël la profondeur stratégique qui lui manquait par la conquête du Sinaï. Bel exemple d’incohérence dans les effets finaux recherchés d’une même opération militaire !
Faute d’avoir la volonté de choisir une politique claire, envisagée sous l’angle de la globalisation de la question de la décolonisation, donc sans vision stratégique dans le temps long, ces gouvernements se sont trouvés acculés à traiter au cas par cas, ce qui ne constituait en fait que les parties immergées et parcellaires d’un seul et même iceberg.
En considérant l’aspect politico-militaire de cet imbroglio, il convient de reconnaître, que le haut-commandement n’a été d’aucun recours pour le pouvoir politique. D’abord parce qu’il n’existait encore aucune instance de commandement permanente et dotée de pouvoirs réels au niveau du ministre de la Défense : chacune des armées demeurait indépendante et chaque chef d’état-major demeurait subordonné à un secrétaire d’État spécifique à chacune des armées. L’expérience a bien été tentée de constituer un « comité des chefs d’état-major », mais il n’était que consultatif, et le général Léchères, aviateur qui en exerçait la présidence, n’avait pas l’autorité naturelle du général Ély qui avait quitté le poste pour être le syndic de faillite à Saïgon à l’issue de la Conférence de Genève.
Qui plus est, le haut-commandement était très divisé, et, selon l’autorité militaire (à défaut d’en avoir une unique), à qui la question se trouvait posée, l’autorité politique était assurée d’avoir des réponses divergentes.
D’une part, il y avait les « coloniaux », derrière Salan et Valluy, même si le premier a porté l’image – fausse – de « bradeur de l’Indochine », qui voulaient s’efforcer de conserver la position française en Extrême-Orient, tout en étant disposés à concevoir une certaine indépendance, tant qu’une forme – qui restait à définir – de lien avec la France via l’Union française, demeurerait, ce qui rendait leur position assez chimérique.
Ce faisant, les tenants de cette option stratégique s’opposent à la grande masse qui estime, au même titre que l’ensemble du pays d’ailleurs, que l’Indochine constitue une charge qu’il convient de « gérer » au plus bas bruit en évitant de s’y engager trop, pour ne pas compromettre, selon eux, l’essentiel qui était ailleurs (cette position s’affranchissait facilement du coût humain de la guerre, qui représentait quand même l’effectif d’une demi-promotion de Saint-Cyr chaque année entre 1947 et 1954, ainsi que quelques Polytechniciens, les pertes « troupe » étant essentiellement des légionnaires et des indigènes).
Mais, cette grande masse, qui refusait de trop s’engager en Indochine ne se trouvait pas, elle-même, sur une logique unique.
Cette masse comprenait les « Africains » derrière Juin, qui estimaient qu’il était préférable de perdre l’accessoire indochinois pour mieux conserver l’essentiel nord-africain. C’est d’ailleurs à ce titre que, par deux fois, Juin a refusé les responsabilités de commandement en Indochine. Cette position était également celle du général Blanc, chef d’état-major de l’armée durant toute la période. En 1950, il écrivait au ministre : « (…) Quels que soient les regrets à abandonner certains lieux, il est urgent de sauver l’essentiel ». En 1953, il récidivait : « (…) J’avais réclamé dans des situations moins graves, la définition d’un choix. Ce choix, utile à l’époque, est devenu une nécessité ».
C’est ainsi que, avec très peu d’influence réelle sur l’état-major, de Lattre n’obtiendra pas les renforts qu’il jugeait utiles, et encore, les maigres effectifs qui lui sont consentis, devront-ils être « rendus » un an plus tard.
La dernière composante stratégique du haut-commandement était composée des « atlantistes » et des « Européens » obnubilés par la menace soviétique, le réarmement allemand, inéluctable, qui prendra un moment le chemin de traverse de la CED, et l’engagement de la France de fournir dix divisions au théâtre Centre-Europe de l’Otan. Les tenants de cette option se trouvaient essentiellement dans les états-majors centraux parisiens et à Baden, où le commandement de ce qui allait devenir les Forces françaises en Allemagne se trouvait implanté. Leur chef de file était Ganeval, alors chef de la « maison militaire » du président de la République, l’État-major particulier n’existant pas à l’époque.
Cette situation schizophrénique de la position du haut-commandement, vis-à-vis du pouvoir politique en termes de grandes options stratégiques est symptomatique de la faiblesse congénitale des institutions de la IVe République : incapable de choisir une option claire, comme le proclamait Mendès France, le pouvoir politique ne se trouvait donc pas en position d’être à même de l’imposer au commandement, qui, dès lors, se définissait lui-même ses priorités, selon ses aspirations, ce qui est la pire des situations. Et c’est ainsi que certains grands chefs militaires adoptaient un comportement discutable : Juin, pour ne pas le nommer, refusait sans démissionner les commandements opérationnels que le gouvernement voulait lui confier, ou bien, relevé de son poste à Rabat où il y conduisait une politique largement divergente de celle de Paris, imposait au même gouvernement son successeur, Guillaume.
Il n’est donc nullement étonnant, en dépit de ses grandes réussites économiques et sociales, que la IVe République trébuchât avant de tomber sur un dossier politico-militaire, l’affaire algérienne.
Revenu aux affaires, le général de Gaulle mettra en place de nouvelles institutions et, dans le domaine militaire, maintiendra l’armée et ses chefs en situation de subordination. C’est ce qu’il exprimait, de façon magistrale – et très claire – en août 1959 en inspection en Algérie, lors de son allocution finale au PC « Artois » du général Challe :
« (…)
Quant à vous, écoutez-moi bien (2). Vous êtes l’Armée de la France.
Vous n’existez que par elle, à cause d’elle, pour elle et à son service.
C’est votre raison d’être.
Vous devez être cohérents, agissants et disciplinés.
Chacun a des responsabilités à son échelon.
Celui que je suis, à mon échelon, doit être obéi pour que la France vive. Je suis sûr que c’est ce que vous faites et je vous en remercie, Messieurs.
Vive la France ! »
Les temps avaient changé. ♦
(1) À titre d’exemple, sans qu’il y ait eu forcément de coordination entre le FLN algérien et l’Istiqlal marocain, les massacres de Philippeville et de Oued Zem se sont déroulés le même jour, le 20 août 1955.
(2) Cette phrase impérative est d’une importance capitale dans la bouche du général de Gaulle. Ce rappel à la discipline des forces armées et leur subordination, en tant qu’outil, au pouvoir politique constitue le fondement de la pensée gaullienne en matière de politique militaire.