Débats et conclusion
• Le métis n’est pas uniquement caractérisé par son appartenance ethnique mais encore plus par des facteurs culturels. Un Indien en voie d’assimilation est un métis. Alors si nous les comptons d’une manière globale, nous constatons que le continent est proprement indien, exception faite du Sud : Argentine, Uruguay, Chili et sud du Brésil. Comment se fait-il que les Blancs continuent à avoir la haute main sur ces pays ? Ils constituent la nomenklatura et cela depuis pratiquement deux cents ans, depuis l’indépendance. Cela n’a pu se faire que grâce à leur intelligence politique. Cette nomenklatura a pris en main les finances, l’économie. De plus, l’habitude s’est prise dans ces pays de dévaloriser ce qui est national et de se plonger dans le cosmopolitisme. Celui-ci est ainsi devenu une arme aux mains de la nomenklatura pour assurer sa puissance. Comme, d’autre part, la religion, la langue et l’État ont été importés par cette oligarchie, l’ensemble de la population a été réduite à un état de dépendance.
Il est vrai que nous sommes les héritiers d’une image coloniale, mais le changement est actuellement en route. Il faut donc revoir la notion de métis et ne pas s’en tenir à l’anthropologie, en raison des nouvelles démarches apparues en Amérique latine. Progressivement, les métis prennent les places jusqu’alors réservées aux seuls Blancs. De la sorte surgit une nouvelle identité nationale. Même l’Église est sujette à cette évolution au profit des Indiens et des métis sans qu’il soit question d’accepter la théologie de la libération. Ce n’est guère qu’à partir des années 1960 que cette évolution s’est manifestée. Auparavant les Indiens n’habitant pas sur le littoral étaient recrutés par l’armée, instruits et renvoyés dans leurs villages avec l’intention qu’ils y fassent tache d’huile. De ce fait l’évolution restait timide : il a fallu l’intervention du transistor pour que ces Indiens prennent conscience de leur état, voire de leur malheur. L’évolution des mentalités a pris du temps, elle est réelle.
• On peut partager l’optimisme de Mme Martin-Pannetier ; cependant un certain nombre de facteurs négatifs subsistent : la corruption des milieux aisés ou des classes politiques, la déstructuration sociale sans oublier les problèmes économiques, mais on ne peut oublier la question de la drogue. Ce fléau prend une importance qui ne cesse de s’accroître ; que convient-il donc d’en penser ?
Il y a une « intuition » du trafic de la drogue, mais il faut être au sommet du pouvoir pour avoir une appréciation à peu près exacte des cartes. On peut connaître les zones de production, il est plus difficile de situer les transformateurs ; quant aux flux monétaires qui accompagnent ce trafic, il est pratiquement impossible de les saisir. En fait, il est illusoire de prétendre mesurer la quantité de ces flux financiers et leur rôle dans l’économie régionale. Il faut souligner que les Indiens cultivent la coca par tradition tout à la fois religieuse, sacrée, magique. Il ne s’agit pas de faire de la cocaïne ; cette utilisation de la plante a été le fait des Occidentaux. Dès lors le paysan n’a même plus à effectuer la récolte de la coca, les trafiquants envoyant sur place des agents pour cette collecte. Pour lutter contre ce trafic, il faudrait déjà pouvoir contrôler tous les aéroports clandestins et ensuite il conviendrait que les pays consommateurs prennent des décisions sévères, les gouvernements locaux étant alors appelés à aider les paysans à s’orienter vers d’autres cultures. Il y a une production de drogue parce qu’il y a un marché, on ne peut occulter la dimension économique du problème.
• Si on considère l’Argentine qui depuis trois ans parvient à effectuer un redressement notable avec peu d’inflation, et le Brésil, géant dans la région, qui ne maîtrise pas sa monnaie mais voit son industrialisation croître régulièrement, ce qui n’est pas le cas en Argentine, on est en droit de s’interroger sur les conditions réelles d’un essor des pays d’Amérique latine.
L’Argentine a utilisé comme tremplin les taux de change avec une politique de monnaie forte et tout de même une croissance économique assez bonne, tandis que le Brésil a un système d’indexation de l’économie qui a assez bien fonctionné jusqu’à présent, mais on assiste à un dérapage avec une inflation de 40 % par mois. Comme tout est indexé, le phénomène n’est guère ressenti par la population, mais la dette ne cesse de croître. Ces deux pays ont des pratiques économiques divergentes et c’est l’un des problèmes clés de la région : harmoniser les politiques économiques. Il faudra que le Brésil fasse un ajustement sévère, comme l’ont fait les Argentins et les Chiliens, sinon il va au désastre ; il semble qu’il soit sur la bonne voie. Cependant, n’oublions pas qu’en Argentine, nombre d’entreprises ont fait faillite et celles qui ont survécu sont désormais modernes et efficaces.
Conclusion
Conclure, c’est toujours schématiser. Au cours de cette journée nous avons entendu, écouté, des remarques sur le passé, d’autres sur le présent, avec certaines sur l’avenir. À plusieurs reprises, le passé a pesé très fortement sur les analyses et la manière de considérer l’Amérique latine. Nous avons pris conscience de l’héritage très lourd des périodes d’inflation incontrôlée comme des expériences économiques du passé à l’égard desquelles, peut-être, a-t-on été trop sévère.
Le passé est aussi présent dans les destructions qui ont été faites de la société sud-américaine dans ses composantes ethniques avec comme conséquences : tensions sociales, conflits, interactions et parfois incompréhension.
Puis nous avons eu un certain aperçu du présent. Le contraste n’a échappé à personne : c’est l’apothéose de l’expérience libérale, c’est la lutte victorieuse contre l’inflation, c’est l’assainissement des finances publiques, de la dette, c’est naturellement la marche en avant du taux d’expansion, et plus profondément c’est la transformation de la société où le poids respectif des ethnies, l’importance du métissage, l’interaction des cultures, produisent peu à peu un bouleversement social en profondeur et modifient la société latino-américaine jusque dans son être. Cet aperçu sur le présent se révèle fort optimiste par les perspectives saisissantes qu’il ouvre : abaissement des barrières frontalières, unification des marchés, extension des possibilités de développement, constitution de zones continentales qui, par rapport aux États-Unis, par rapport à l’Europe ou au Japon, pèseront, le moment venu, d’un poids pouvant compenser la faiblesse historique de ce continent vis-à-vis de la superpuissance nord-américaine.
Enfin, nous avons eu une certaine vision de l’avenir, où bien des interrogations ont retrouvé leur place, sinon l’anxiété, car pas un seul des intervenants d’aujourd’hui n’a manqué de souligner le phénomène majeur de la pauvreté, le retard du développement social pour des catégories entières de populations, la difficulté même de bien apprécier, de mesurer cette pauvreté mal évaluée dans des statistiques officielles bien souvent douteuses. Il s’ensuit, dans cette vision de l’avenir, que l’anxiété a plus de part qu’on n’aurait pu le croire : comment se manifestera la réaction inévitable des catégories sociales abandonnées au bord de la route ? Par quelles voies surgiront leur contestation, peut-être même leur révolte, en tout cas leur présence dans la vie publique ? L’avenir sera conditionné par la réponse à cette question.
Avec ce passé ainsi évoqué, ce présent ainsi analysé, ce futur ainsi entr’aperçu, nous aurons eu un extraordinaire tableau de la réalité latino-américaine. ♦