À travers les livres - À propos de Fort Saganne
Les mérites de Fort-Saganne ne sont plus à vanter. Attesté par les tirages et les cotes de libraires, le succès populaire se renforce du triomphe officiel, l’Académie ayant couronné Louis Gardel. Il ne s’agit donc pas, ici, de faire découvrir l’ouvrage, mais d’y porter le regard du militaire et du « Saharien ». Entreprise téméraire, qui pourrait nous entraîner à manquer du respect que tout Français doit à ses Immortels. Mais si l’on s’y risque, c’est que Fort-Saganne a mis en émoi le petit monde des anciens du Sahara, et qu’ils ne sont pas sans arguments. On ne veut pas, cependant, défendre les Sahariens — ayant vécu ce qu’ils ont vécu, ils n’ont nul besoin d’être défendus — mais seulement éviter au lecteur, pris par les séductions du récit, de mourir idiot (de cette petite mort qui, à la fin d’un bon livre, marque la lecture de la dernière ligne).
On connaît la trame du récit. C’est l’histoire romancée du grand-père de l’auteur, Gabriel Gardel, authentique héros de la charge d’Esseyene. Rebaptisé Saganne, le jeune officier sert au Sahara algérien de 1911 à 1914. Après quelques mois à Djelfa, où les charmes et les mesquineries de la vie de garnison se déroulent innocemment sous les yeux des indigènes, il participe, à partir de Tamanrasset et à la tête de ses méharistes chaamba, à la pacification du pays Touareg. Il approche le père de Foucauld, est le héros d’un contre-ghazzi qui l’amène sur le Niger, et surtout du glorieux combat d’Esseyene, le 10 avril 1913. Marié le 2 juillet 1914 à l’une des demoiselles de Djelfa, il est tué sur le front en 1915.
Le roman placé dans un tel cadre, sa clientèle se gonfle de tous ceux qui regrettent — regret inavouable — le paradis perdu du monde aventureux, dont le Sahara de Laperrine et Foucauld est un des meilleurs paysages. C’est une nostalgie analogue, celle des temps simples et rudes, qui a fait les beaux jours du Cheval d’Orgueil de Pierre-Jakez Hélias. Les Sahariens eux-mêmes, si sectaires soient-ils, ne bouderont pas leur plaisir et seront sensibles, au-delà des qualités générales de l’ouvrage, à la justesse des évocations de leur pays. Avec l’auteur, ils revoient le troupeau des chameaux apeurés qui « s’entassent dans un barrage confus de jambes et de cous entrenoués ». Quittant Ouargla en colonne à deux heures de la nuit, ils entendent « le cliquetis lent des palmes qui s’entrechoquent et, au ras du sol, le glissement de l’eau des seguias », puis « les souffles des hommes et des bêtes, le choc des armes sur les bidons, les grincements de sangle qui se détachent du silence ». Devant « deux pans de muraille en angle, que le vent continue à ronger », ils laissent à nouveau couler sur le désert le temps désespéré. Ils apprécient le personnage du toubib folklo dont le rêve, réalisé un instant miraculeux, est de jouer du violoncelle sur le dos d’un méhari, et celui du cuisinier du colonel, ancien cocher de fiacre à Alger, qui officie en redingote de maître d’école, lavallière et canotier. Dans un registre plus sérieux, ils revivent la situation tragique de la société saharienne « féodale » condamnée par la présence française et se souviennent de ce que, sensibles à ses vertus, ils n’en ont pas moins été les artisans de son irrémédiable déclin. Ils passent même sur quelques inexactitudes dont l’aspect technique n’intéresse qu’eux-mêmes : le chameau se lève en trois temps et non en deux, et l’on n’a jamais vu au Sahara le soleil apparaître à trois heures du matin, ni un nomade cracher dans ses mains. Ils iront jusqu’à supporter sans trop d’énervement l’extrême vulgarité des allusions érotiques et des rêveries de Saganne (même teintées de philosophie) : « le ridicule appareil à reproduire l’absurdité qui lui pend au ventre »…, se rappelant que la délicatesse n’était pas leur fort.
Mais ce qui chatouille nos Sahariens, c’est l’Histoire et la désinvolture avec laquelle Louis Gardel la traite. Roman historique ou histoire romancée, cet hybride, pour être viable, doit être tenu dans une certaine discipline : ne point jouer avec la vérité établie, broder librement autour. Force est de reconnaître que le Sahara d’avant 1914 se prête mal à ce travail de brodeur honnête. Les trous de l’histoire sont rares lorsqu’un territoire de 500 000 kilomètres carrés vous fait une petite campagne où chacun connaît tout le monde et où les généalogies et les récits guerriers sont les ingrédients essentiels des veillées de campement. Baptiser Dubreuilh le colonel commandant le territoire des Oasis n’empêchera personne, en dépit du décalage de date, de penser à Laperrine, et la mise en garde liminaire contre les ressemblances fortuites n’est là, comme le carré blanc de l’ancienne télévision, que pour vous inciter à creuser davantage. Le spécialiste soulèvera alors d’autres masques et, par exemple, ne verra pas sans déplaisir le médiocre Wattignies tenir le rôle du capitaine Charlet, qui a réellement récupéré Gardel après le combat d’Esseyene. Passant des personnages aux faits, on verra dans l’horrible conduite du capitaine Baculard un amalgame coupable de quatre événements : quelques réminiscences de la tragédie de Voulet-Chanoine ; un incident franco-français, vif mais de seules paroles, qui a opposé, en 1904 à Timiaouine, le commandant Laperrine, en route vers Tombouctou, et le capitaine Thiévenaut des troupes de Marine ; le retour au Soudan, en 1912, de noirs escortés par Charlet qui les avait délivrés d’un ghazzi ; les tribulations des malheureux Taïtok, décimés à plusieurs reprises par leurs coreligionnaires avant l’arrivée des Français, et effectivement massacrés ensuite, mais par les Berabers. Bref, Louis Gardel, bien qu’il disposât d’une documentation de première main et qu’il n’ignore pas des sources plus générales, a quelque peu mordu dans les pleins de notre histoire, et d’une dent méchante.
Et — pour en finir — ce qui pique plus douloureusement encore nos camarades, c’est le discrédit que peut jeter sur nos anciens et leurs œuvres le portrait exclusif des personnages militaires déplaisants qui entourent l’héroïque grand-père. Nous avons tous connus un paillard comme le capitaine Flammarin, tel docteur Gourette farfelu, quelque ivrogne du style du margis-chef Vulpi, un homosexuel sensible comme le sous-lieutenant Geindroz, un Wattignies faux-curé (de Baculard, jamais !). Nous leur vouons même quelque reconnaissance pour avoir, transformant leur personne en personnage, campé les figurants tragi-comiques de la pièce saharienne. Mais ils étaient rares, et un peu comme les fantômes inquiétants d’un cauchemar qui nous guettait tous mais auquel la plupart résistaient, aidés peut-être par eux, qui y succombaient. Les grouper et faire de leurs excès la norme d’où émerge la stature solide et solitaire du lieutenant Saganne, c’est un artifice un peu gros.
Gageons que sur son petit nuage modeste de Saint athée, le grand-père Gardel n’est pas trop content de voir que, pour le placer si haut, le petit-fils se soit cru obligé de tant rabaisser ses compagnons de combat, de souffrance et de joie, et de commune médiocrité. ♦