The Future of the Transatlantic Relationship: a Geopolitical Interpretation
Throughout the decades of existence of NATO and the EU, the transatlantic relationship has remained part of an evolving geostrategic dimension. The Sino-American confrontation and doubts shed on the unity of the Western world are compelling France and the EU to give serious consideration to geopolitical matters in order to face the future.
Critiquée aussi bien par le président américain Donald Trump que par le président français Emmanuel Macron, l’Alliance atlantique créée au début de la guerre froide est loin d’avoir dit son dernier mot. Sa pertinence peut connaître un renouveau au regard de l’évolution géopolitique du monde. C’est le cadre indispensable dans lequel les Européens devraient chercher à affirmer leur propre rôle.
Le piège de Thucydide et la nouvelle confrontation sino-américaine
Graham Allison s’est fait connaître mondialement avec sa théorie du « piège de Thucydide » qui voit le conflit inéluctable entre une puissance ascendante et une puissance dominante, mais déclinante. De même que Sparte avait voulu la guerre du Péloponnèse parce qu’elle jugeait menaçante l’ascension d’Athènes, le conflit serait inévitable entre la puissance américaine dominante et la puissance chinoise en voie de la déclasser.
Le dépassement est en cours. Le PIB des États-Unis est encore supérieur de moitié au PIB de la Chine et le PIB de l’Union européenne, même après le Brexit, demeure au 2e rang mondial. Mais calculé en parité de pouvoir d’achat, la Chine a dépassé le PIB américain en 2014. Si la Chine maintenait dans l’avenir un taux de croissance moyen de 6 % et les États-Unis de 2 %, il faudrait un peu plus de vingt ans pour que la première dépasse les seconds en termes nominaux. Le budget de défense américain reste aujourd’hui très supérieur au budget chinois (700 milliards de dollars contre 250), mais si la Chine décidait un effort de défense comparable aux États-Unis (3 % du PIB) elle atteindrait 400 milliards et se rapprocherait déjà nettement du niveau américain.
Comme pour confirmer le piège de Thucydide, la compétition sino-américaine n’a cessé de se développer et semble accélérée par la crise du coronavirus. Taïwan, vieux contentieux entre les deux puissances, a donné lieu à une démonstration militaire de part et d’autre, dès 1996. Barack Obama, après avoir proposé un G2 avec la Chine dans le contexte de la crise économique mondiale de 2008, a décrété un « pivot vers l’Asie » en 2011. Xi Jinping, depuis son arrivée au pouvoir en 2012, a clairement affiché l’objectif de la Chine de devenir la première puissance mondiale à l’horizon du centenaire de la République populaire (2049). Il a lancé en 2013 un ambitieux plan d’investissements vers l’Europe et l’Afrique (les « nouvelles routes de la soie ») et a ouvert une base militaire à Djibouti en 2017. Les tensions se sont multipliées entre la Chine et ses voisins en mer de Chine méridionale, dont Pékin revendique le contrôle et la souveraineté en y construisant et en y fortifiant des îlots artificiels.
Depuis l’arrivée au pouvoir de Donald Trump, de nouveaux contentieux sont apparus : commerce, rivalité technologique (notamment sur le dossier de la 5G), respect des libertés à Hong Kong (dont la Chine s’était engagée à conserver l’autonomie jusqu’en 2047), polémiques sur l’origine du coronavirus ainsi que la gestion peu transparente de l’épidémie par la Chine.
Cette rivalité sino-américaine se double d’un retrait stratégique américain, qui s’explique par un épuisement, une « fatigue de la guerre », après les longues interventions en Afghanistan (2001-2014) et en Irak (2003-2011), mais aussi par la fin de la dépendance énergétique américaine au Moyen-Orient du fait du développement des hydrocarbures de schiste aux États-Unis.
Si Donald Trump est critiqué au sein des élites américaines pour son approche populiste, nationaliste, voire isolationniste, et aussi pour sa gestion erratique des dossiers internationaux (Corée du Nord, Iran, Israël/Palestine, etc.) puis pour ses velléités de rapprochement avec la Russie, il ne l’est ni dans la prudence de ses engagements militaires (qui est dans la continuité de la politique de l’Administration Obama), ni dans sa stratégie de durcissement avec la Chine, ni dans sa politique de réarmement. La nouvelle confrontation sino-américaine est bel et bien une donnée de base pour l’avenir du système international.
De l’Europe à la Chine : le problème de l’équilibre géopolitique en Eurasie
Halford Mackinder a théorisé en 1904 l’opposition entre les puissances maritimes (à l’époque l’Angleterre, aujourd’hui les États-Unis) et les puissances continentales dominant le heartland (le « pivot géographique de l’Histoire »), c’est-à-dire le cœur de l’Eurasie, permettant d’exercer un contrôle sur l’Europe, l’Asie, voire l’Afrique, ces trois continents formant ensemble « l’île mondiale ». À l’époque, le principal adversaire géopolitique des puissances maritimes anglo-saxonnes était la Russie, soupçonnée de vouloir s’étendre vers l’Europe, vers la Méditerranée (la mainmise sur les détroits turcs), vers l’Asie centrale et vers l’Asie-Pacifique. Après la défaite de la Russie face au Japon (1905), c’est l’Allemagne, devenue deuxième puissance mondiale après les États-Unis, que l’Angleterre a voulu empêcher de dominer l’Eurasie, tandis que le géopoliticien allemand Karl Haushofer prônait de son côté une alliance eurasiatique entre l’Allemagne, la Russie et le Japon.
Au début de la guerre froide, les théories de Mackinder ont nourri (via leur continuateur, Nicholas Spykman) la stratégie américaine du containment contre l’Union soviétique. C’est dans ce cadre qu’est née l’Alliance atlantique en 1949, qui n’était que le premier maillon d’un vaste réseau d’alliances incluant la Turquie, l’Irak, l’Iran, le Pakistan, le Vietnam du Sud, la Thaïlande, la Corée du Sud, le Japon, les Philippines, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, afin d’endiguer et de contrer les deux puissances communistes continentales eurasiatiques qu’étaient l’Union soviétique et la Chine. À l’inverse, l’Inde est restée à l’écart de ces confrontations géopolitiques en se présentant comme une puissance pacifique et leader du mouvement des non-alignés.
Si l’alliance sino-soviétique s’est rompue dès 1960 et si la fin de la guerre froide a fait disparaître l’ancien bloc soviétique, une bonne partie des alliances américaines ont survécu, à commencer par l’Otan qui s’est élargie de 16 à 30 États-membres et a vu son rôle géostratégique confirmé dans les Balkans (intervention dans le conflit bosniaque à partir de 1994, guerre pour le Kosovo en 1999, intervention en Macédoine en 2001), en Afghanistan (2003-2014) et face à la résurgence de la puissance russe (programme de défenses antimissiles décidé en 2004, mesures de dissuasion et de réassurance en Europe de l’Est après le début de la guerre en Ukraine en 2014).
L’importance stratégique de l’Europe de l’Est dans les doctrines géopolitiques mérite d’être soulignée. Halford Mackinder en avait fait un principe : « Qui tient l’Europe orientale commande le heartland, qui tient le heartland commande l’île mondiale, qui tient l’île mondiale commande le monde. » Cette doctrine géopolitique a contribué à l’établissement, durant l’entre-deux-guerres, d’une ceinture d’États tampons séparant l’Allemagne de la Russie soviétique et isolant celle-ci par un « cordon sanitaire ». Puis elle a inspiré la stratégie d’élargissement de l’Otan vers l’est, permettant de consolider la démocratie en Europe et de faire pièce à la possible résurgence de la puissance russe.
Aujourd’hui, l’Europe orientale est redevenue un enjeu de la compétition géopolitique entre les puissances. La Russie a critiqué l’élargissement de l’Otan vers l’est comme modifiant l’équilibre de la sécurité européenne en sa défaveur et a cherché à maintenir, voire à renforcer, son emprise sur les pays de l’ancienne Union soviétique (Biélorussie, Moldavie, Ukraine, États du Caucase). Alors que l’Otan promettait à la Géorgie et à l’Ukraine qu’elles deviendraient membres de l’Alliance (Sommet de Bucarest, 2008) et que l’Union européenne essayait d’arrimer économiquement l’Ukraine par un accord d’association (2013), la Russie montrait par la guerre en Géorgie (2008) puis par le conflit en Ukraine (2014) qu’il fallait compter avec elle. Les « conflits gelés » qui se sont accumulés (Transnistrie en Moldavie, Crimée et Donbass en Ukraine, Abkhazie et Ossétie du Sud en Géorgie, Haut Karabakh entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan) sont autant de gages de sécurité qui lui garantissent une influence dans ce qu’elle a appelé son « étranger proche ».
Mais cette stratégie est surtout défensive. La Russie s’est montrée réactive plutôt que proactive, elle a maintenu ou créé de nouveaux « conflits gelés » plutôt qu’elle n’a résolu les conflits ou établi de nouvelles coopérations (malgré le traité de sécurité collective incluant la Biélorussie et l’Arménie, l’Union d’États Russie-Biélorussie et l’Union économique eurasiatique). En Europe orientale, elle ne compte d’allié que la Serbie à cause de la question du Kosovo. Elle n’a pas pu empêcher l’élargissement de l’Otan et de l’UE et, au mieux, entretient des relations moins empreintes d’hostilité avec des pays comme la Finlande, l’Autriche, la Hongrie, la Slovaquie, la Slovénie, voire la Bulgarie, la Grèce et Chypre, pays de culture orthodoxe. L’arme des oléoducs et des gazoducs, autrefois symboles de l’union des peuples communistes (« amitié », « fraternité »), a été utilisée contre l’Ukraine, la Biélorussie et la Russie n’ayant eu d’autre choix que d’élaborer des stratégies de contournement pour ne plus être dépendante des pays de transit (gazoduc Nordstream avec l’Allemagne sous la Baltique, projets Southstream sous la mer Noire avec la Bulgarie ou la Turquie).
La Chine, de son côté, affirme aussi son influence. Elle a lancé en 2012 le format « 16 + 1 » avec les pays d’Europe orientale et des Balkans (devenu « 17 + 1 » après l’adhésion de la Grèce en 2019). La Chine s’appuie sur son « soft power » économique (les « nouvelles routes de la soie ») et non sur une quelconque coopération stratégique dans une région du monde où elle n’occupe pas les premières loges. La « diplomatie des masques », pendant la crise du coronavirus, a montré comment elle savait manier la politique d’influence auprès de pays qui se sentent facilement négligés par l’Ouest (le Président serbe étant allé jusqu’à embrasser le drapeau chinois). Par cette stratégie plus ou moins souterraine qui s’en prend aux maillons faibles, la Chine peut espérer développer son influence et miner le bloc « euro-atlantique ».
La bataille d’influence a été prise suffisamment au sérieux par Washington pour que les États-Unis lancent en 2016 leur propre format : « l’initiative des trois mers », comprenant 12 pays d’Europe centrale et orientale dont l’Autriche, la Slovénie et la Croatie, tous membres de l’Union européenne. Les États-Unis ne pouvant déployer des moyens économiques substantiels, c’est plutôt l’Union européenne qui, avec ses fonds structurels, finance les projets d’infrastructures permettant à ces pays d’être arrimés au camp occidental. Mais Washington capitalise sur son influence stratégique (le président Trump a participé au Sommet de 2017) et a réussi jusqu’à présent à souder ces pays contre l’épouvantail russe.
Au-delà de l’Europe orientale, les rivalités de puissances se jouent autour d’autres maillons d’une chaîne géopolitique qui va de l’Europe à la Chine, et dans laquelle l’influence occidentale apparaît en recul. La Turquie, par exemple, a été tentée par un rapprochement avec la Russie sur les dossiers syrien et libyen et participe aux « nouvelles routes de la soie », malgré son appartenance à l’Otan ; le ralentissement de son processus d’adhésion à l’Union européenne traduit par ailleurs la divergence avec les Occidentaux sur le plan des valeurs. Le régime syrien a été sauvé avec l’aide de la Russie et la complicité de la Chine. L’Iran a étendu son influence à travers « l’axe chiite » qui inclut la Syrie, l’Irak (désormais gouverné par la majorité chiite) et le Hezbollah au Liban ; Téhéran s’oppose à l’Arabie saoudite et Israël, principaux alliés régionaux des États-Unis, et pourrait basculer du côté chinois et russe. En Asie centrale (les « Balkans eurasiens », comme les appelait Z. Brzezinski), la présence des Occidentaux a reflué après la fin de leur intervention en Afghanistan. L’Organisation de coopération de Shanghai, créée en 2001, associe ces pays à la Russie et à la Chine face aux « trois menaces » (le séparatisme, l’extrémisme, le terrorisme). L’Afghanistan menace de retomber sous le contrôle des taliban. Le Pakistan est ami avec la Chine contre l’Inde.
L’Inde, justement, est la grande puissance d’équilibre dans la région « indo-pacifique ». Au temps de la guerre froide, elle n’a pas choisi son camp et s’est voulue un pays leader du « mouvement des non-alignés », dont elle fait encore partie. Mais elle a été un élément du jeu de bascule des années 1970, lorsque Washington s’était rapproché de Pékin et qu’elle avait alors conclu un traité d’amitié avec l’Union soviétique. Aujourd’hui que la confrontation sino-américaine se développe, l’Inde peut être un contrepoids contre la Chine. On le voit aux « routes de la liberté » lancées en 2017 en contrepoint des « nouvelles routes de la soie ».
Le « grand échiquier » géopolitique que décrivait Brzezinski dans les années 1990 se présente sous un jour différent avec la confrontation sino-américaine croissante. En Eurasie, le jeu devient plus complexe entre les grandes puissances (Russie, Chine, Inde) mais aussi les puissances de second ordre (Turquie, Iran, Pakistan, etc.). Au-delà de l’Eurasie, il y a aussi l’enjeu de l’Afrique (courtisée par la Chine comme par les puissances occidentales et même la Russie) et dans le Pacifique le réseau d’États amis ou alliés aux États-Unis (Japon, Corée du Sud, Taïwan, Philippines, Thaïlande, Vietnam) ou proches de la Chine (Corée du Nord, Malaisie, Cambodge, Laos, Népal, Pakistan, Bangladesh).
Dans ce contexte général, les Occidentaux auront besoin de renforcer et d’élargir leurs soutiens, avec l’Inde par exemple, mais aussi peut-être par un rapprochement avec la Russie, comme l’ont esquissé Donald Trump et Emmanuel Macron, dans un renversement diplomatique qui serait l’inverse de la manœuvre de 1971 (rapprochement Moscou-Washington contre Pékin) et pourrait passer par des compromis géostratégiques sur les « conflits gelés » et la maîtrise des armements.
Otan, UE, Brexit, Thucydide