Il y a un véritable défi à définir l’autonomie stratégique européenne, tant les approches divergent entre les pays membres de l’UE. Comment concevoir une souveraineté partagée, comment s’inscrire dans des cultures stratégiques différentes et comment se situer par rapport aux États-Unis ?
Union européenne et enjeux de défense : les défis de l’autonomie stratégique européenne
The European Union and the Stakes for Defence: the Challenges of European Strategic Autonomy
Defining European strategic autonomy presents quite a challenge, given the degree to which the approaches of the member countries of the EU diverge. How can shared sovereignty be created? How can the different strategic cultures be taken into account? Where should we stand with respect to the United States?
Selon la définition de Frédéric Charillon, l’autonomie stratégique « se compose (…) de deux volets inséparables. Il importe, dans un premier temps, de disposer de l’outil militaire permettant d’agir seul. Il importe, dans un second temps, de disposer de la ‘‘capacité d’entraînement’’ diplomatique permettant de ne pas le rester ». Formalisée à la suite de l’humiliation ressentie lors de la crise de Suez, cette autonomie stratégique se décline sur trois registres complémentaires. Il s’agit tout d’abord de s’assurer que la survie même de la nation n’est pas dans les mains d’alliés plus ou moins fiables. La dissuasion, ultima ratio regis, est à ce titre le symbole de ce volontarisme politique puisque si la France avait fait, lors de la crise de Suez, la démonstration de ses capacités d’intervention, elle n’avait pas été en mesure de faire face à l’ultimatum soviétique qui avait menacé Paris et Londres d’une destruction immédiate. Le second volet de cette autonomie stratégique réside dans la volonté d’affirmer le rôle mondial de la France qui est, avec la Grande-Bretagne, le seul pays européen disposant des capacités d’intervention et de projection sur des théâtres extérieurs. Être autonome signifie enfin de réduire autant que faire se peut la dépendance vis-à-vis de fournisseurs extérieurs, ce qui impose de bâtir une base industrielle et technologique de défense (BITD) en mesure de fournir les matériels adaptés aux missions assignées aux forces armées.
Paradoxalement, si l’usage de ce concept d’autonomie stratégique ne pose pas de problème en France, il rend plus malaisé la compréhension de ce que pourrait être « l’autonomie stratégique européenne ». Celle-ci pose en effet deux types de questions insolubles à ce jour. D’un point de vue français, l’autonomie stratégique est liée à la souveraineté. Or, cette souveraineté a été conçue sur une base purement nationale (« le Roi de France est empereur en son royaume ») et parler de « souveraineté européenne » soulève immédiatement la question de savoir comment combiner cette quête de la pleine autonomie nationale avec les exigences de la coopération multinationale. Pour nos partenaires européens, cette « souveraineté européenne » n’a donc pas obligatoirement la même signification que celle que nous lui prêtons et leur dépendance vis-à-vis des mécanismes de sécurité collective de l’Otan entre en compétition – pour ne pas dire en opposition – avec notre conception territoriale de la souveraineté. Pour nombre de nos partenaires, la fabrication en Europe d’équipements sous licence américaine participe à cette autonomie stratégique européenne alors que, vu de France, ces licences de fabrication sont le symbole de la dépendance vis-à-vis des États-Unis.
Apparue dans le Livre blanc de 2008, la notion d’autonomie stratégique européenne nous invite donc à réfléchir à ces deux registres différents d’action. D’un point de vue réflexif, il s’agit tout d’abord d’étudier les mécanismes qu’il conviendrait de mettre à jour pour persuader nos partenaires européens de rompre cette dépendance sécuritaire vis-à-vis des États-Unis et de l’Otan pour permettre à une éventuelle défense européenne autonome d’assurer la pleine sécurité du Vieux Continent, sans pour autant rompre la relation historique établie avec les États-Unis. Pour nos partenaires européens, il s’agit de prendre la pleine mesure des capacités militaires et industrielles de l’Europe, et de faire en sorte que celle-ci cesse d’être envisagée comme « un géant économique, un nain politique et une larve militaire » pour reprendre la formule datée, mais toujours d’actualité de l’ancien Premier ministre belge, Mark Eyskens. En d’autres termes, il s’agit d’envisager la voie qui permettrait de concilier l’existence d’une Europe autonome politiquement et militairement, et la nécessité d’assumer le coût d’une défense collective qu’il est à ce jour plus facile de déléguer à un allié historiquement fiable, mais structurellement réticent, à accepter l’idée d’une défense européenne autonome.
Penser la complémentarité sans la dépendance est donc l’objet de cette réflexion dont la finalité est de mettre à jour les arguments susceptibles de persuader les autres nations européennes d’adhérer aux conceptions françaises, tout en imposant à ces dernières d’évoluer pour prendre en compte des expériences historiques et politiques différentes. Plus concrètement, cette réflexion devrait conduire à imaginer les moyens de les concilier dans le domaine de la politique industrielle et de défense, et dans le cadre d’une BITD-E qui reste à définir les dimensions inclusives et capacitaires de la PESCO (Permanent Structured Cooperation) aux dimensions plus exclusives et opérationnelles de l’Initiative européenne d’intervention (IEI).
Mener une réflexion sur l’autonomie stratégique européenne impose d’accepter les différences entre des partenaires qui sont loin de partager les mêmes analyses. Cette approche de type réflexive devrait ainsi nous permettre d’envisager les stratégies d’influence à mettre en œuvre pour faire partager la conception française de ce que devrait être l’autonomie stratégique européenne (thème du Comité 2).
Ce premier degré d’analyse conduira inévitablement à mettre à jour les divergences existant au sein des États-membres de l’Union européenne, principalement dans le domaine des relations avec les États-Unis, ce qui pose deux questions. Peut-on penser l’autonomie stratégique européenne sans préférence européenne, laquelle est, a priori, incompatible avec la prise en compte de la fabrication sur le territoire européen de matériels sous licence états-unienne ? Dans la mesure où la réponse à cette question semble être négative, surgit dès lors la question supplémentaire de savoir s’il est possible de rechercher des partenaires non européens pour bâtir notre autonomie stratégique (thème des Comités 3 et 4).
En dehors des réflexions à mener sur le périmètre géographique de l’Europe de la défense, il convient parallèlement de ne pas perdre de vue la dimension matérielle de ce que doit recouvrir cette autonomie stratégique, surtout dans une période de turbulences technologiques qui imposent de prendre la mesure à un rythme de plus en plus rapide des ruptures technologiques (thème du Comité 5).
Ces ruptures sont d’autant plus difficiles à appréhender qu’elles remettent en cause notre culture étatique et centralisée du fait de l’irruption d’acteurs privés en mesure de concurrencer les logiques de la puissance publique, tout en imposant à ces dernières d’intégrer les pratiques issues du privé dans ce qu’il convient désormais d’appeler le néo-management public (thèmes des Comités 1 et 6). ♦