Foreword
Avant-propos
Pour son 9e cycle de conférences, la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains de la Sorbonne (Université Paris 1) avait retenu comme thème et pour titre : « Guerres technologiques et rivalités politiques ». Derrière cet intitulé, un questionnement : comment antagonismes de puissance et compétition technologique se nourrissent-ils l’un l’autre, contribuant ainsi au renouvellement des formes de conflictualités ? Pour traiter du sujet, étaient successivement conviés à s’exprimer Jean-Louis Bourlanges, président de la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale ; Xavier Pasco, directeur de la FRS ; Michel Duclos, ancien ambassadeur ; Bruno Sainjon, président-directeur général de l’ONERA ; Éric Béranger, président exécutif de MBDA ; Joël Barre, Délégué général pour l’arme ment ; Isabelle Sourbès-Verger, directrice de recherche au CNRS ; Caroline Moricot, enseignante à Paris 1 ; l’Amiral Alexandros Diakopoulos, ancien conseiller à la sécurité nationale de la Grèce ; Alain Alexis, coordonnateur à la Direction générale de l’industrie de défense et de l’espace de l’UE. Et, comme chaque année, la Revue Défense Nationale publie, dans son numéro de juin, le contenu synthétique de leurs interventions.
La session 2022 de la Chaire engagea ses travaux alors que l’actualité stratégique était marquée par :
• La revigoration de la compétition entre les États-Unis et la Chine dans la phase de reprise économique suivant l’épisode le plus aigu de la pandémie de la Covid 19.
• Le retrait, à l’été 2021, des contingents américains et européens déployés en Afghanistan et sur le théâtre syro-irakien signalant une rupture dans la politique d’interventions militaires de l’Occident menée depuis trente ans.
• Les inquiétudes suscitées par le surcroît d’agressivité du comportement politique et militaire de la Russie dans son étranger proche (Biélorussie, Kazakhstan, Ukraine).
• Les développements attendus de la défense européenne, en particulier dans le domaine de l’armement, notamment à l’occasion de la présidence française de l’UE.
La guerre en Ukraine, qui éclate le 24 février 2022, modifie la donne. Cet événement est venu éclairer obliquement plusieurs constats posés à l’amorce de nos travaux. Considérés à la lumière crépusculaire de ce conflit, nombre de ces constats restent pertinents, les observations formulées lors de la séance inaugurale du 17 janvier 2022 en attestent (1). Elles ont cependant trouvé depuis une tout autre résonance :
« Les Américains et leurs alliés européens qui détenaient jusqu’ici une supériorité militaire absolue sont concurrencés (…). Ils sont, en effet, aujourd’hui confrontés à une relativisation de leur avantage opérationnel et à des stratégies de déni d’accès. Leurs opérations extérieures ont, en outre, créé dans la durée un effet d’engrenage. Les conflits humanitaires ont ouvert la voie à des conflits sécuritaires plus durs au nom de la lutte contre le terrorisme. En banalisant le recours à la force, Américains et Européens l’ont aussi banalisé pour les autres, comme en attestent les agressions russes en Géorgie (2008) et en Ukraine (2008), mais aussi la désinhibition de puissances régionales dans les conflits syriens, libyens, yéménites et du Haut-Karabakh. La boîte de Pandore est ouverte. Comment la refermer ? (…) Le multilatéralisme est partout mis à mal. L’applicabilité de principes de sécurité collective est suspendue à des mécanismes décisionnels bloqués ou caducs qu’il s’agisse de l’ONU ou de la plupart des instances régionales de sécurité. (…) Il va falloir vivre dans un monde où les ingérences politiques et militaires, comme actuellement celle de la Russie au Kazakhstan, en Biélorussie ou en Ukraine, se multiplient sans frein ni holà de la part d’une “communauté internationale” plus que jamais flottante. (…) L’inquiétude suscitée par les risques d’escalade ou de dérapage mettant le feu aux poudres dans certaines régions du monde est d’autant plus palpable que le contexte géostratégique mondial est fortement évolutif du fait de phénomènes combinés : la relativisation de la puissance et du crédit des États-Unis dans le monde corrélativement à la montée en puissance d’une Chine diplomatiquement et militairement décomplexée, l’affaiblissement de l’Union européenne et de l’attractivité de son modèle, l’exaspération de rivalités régionales sur fond de course aux armements et de compétitions technologiques entre les États (…).
Il est donc urgent de trouver les réponses intellectuelles et politiques au renouvellement des grands enjeux stratégiques que constituent : la confrontation entre États-Unis et Chine, comme la nécessité d’en régler ou d’en modérer le cours, le délabrement de l’équation de sécurité sur le Vieux Continent, la réduction des tensions en mer de Chine et la maîtrise des désordres en Méditerranée, la conquête et l’appropriation de l’espace et des grands fonds marins, la maîtrise des flux de données, la sécurisation de nos approvisionnements essentiels bien mise en évidence par la crise de la Covid, la protection de nos infrastructures vitales contre les attaques informatiques, les chocs que constituent les ruptures technologiques engendrées par l’IA, l’hypervélocité et demain l’ordinateur quantique (…). Ces développements potentiels ou en cours d’intégration dans les équipements militaires de nouvelle génération nous confrontent, comme lors de chaque saut technologique, aux défis de la supériorité et de l’avantage comparatif recherchés par les systèmes de défense (…). Les avancées technologiques notamment associées à la gestion des flux de données et à la protection des réseaux et systèmes de communication nous exposent. (…). Or, cette guerre technologique secrète à finalité préemptive qui suppose la mise en œuvre de stratagèmes d’infiltration, le déploiement d’infrastructures de pénétration, est déjà engagée voire déclarée. Je vous renvoie aux propos du Président Poutine menaçant d’employer des réponses “militaro-techniques” (sic) dans le dossier ukrainien faute de parvenir à ses fins dans la négociation relative aux déploiements de l’Otan ».
Dans La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Giraudoux fait dire à Ulysse (2) : « Il est une espèce de consentement à la guerre que donnent seulement l’atmosphère, l’acoustique et l’humeur du monde… ». Le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine, premier grand conflit interétatique depuis la Seconde Guerre mondiale sur le sol européen, confirme hélas ce qu’était déjà l’humeur du monde. ♦
(1) Louis Gautier : propos introductifs, séance du 17 janvier 2022, conférence inaugurale de la Chaire Grands enjeux stratégiques contemporains (https://chairestrategique.pantheonsorbonne.fr/2022).
(2) Jean Giraudoux : La Guerre de Troie n’aura pas lieu, Acte II, scène XIII, Théâtre, Bernard Grasset, 1959, p. 324.