Présentation
Le thème de notre réunion débat du 10 décembre dernier, organisée conjointement par le Comité d’études de défense nationale et par la Fondation pour les études de défense nationale, avait donc pour libellé : « L’arme à neutrons, pour quoi faire ? ». Nous avions d’abord pensé l’intituler : « Pour ou contre la bombe à neutrons », mais nous avions écarté ensuite cette formulation afin de ne pas encourager une approche polémique du sujet. Nous ne voulions surtout pas, en effet, risquer de tomber dans ce travers à propos d’une affaire aussi sérieuse, qui n’a été déjà que trop obscurcie par des campagnes de propagande favorisées par sa haute technicité.
L’objectif que nous avions proposé à nos invités était donc d’analyser objectivement et clairement, entre experts de bonne foi, dans les domaines militaire, stratégique et politique, les arguments qui peuvent être avancés pour justifier ou au contraire déconseiller l’introduction de l’« arme à neutrons », d’une part dans les moyens de défense de l’Otan, et d’autre part dans l’arsenal de dissuasion de notre pays.
Lorsqu’en septembre dernier nous avons choisi ce thème, la nouvelle administration américaine venait de décider la production d’ogives nucléaires du type dit « à effets de radiations renforcées », dénommé encore, et plus explicitement, « à rayonnement renforcé et à effets réduits de souffle et de chaleur ». Cette décision concernait seulement, il faut le souligner, la fabrication et le stockage aux États-Unis d’ogives de l’espèce adaptées à l’obusier de 203 et au lance-missiles tactiques du type Lance. En effet, la question de doter de ces projectiles les forces américaines en Europe ou, plus encore, les forces de l’Otan, restait pour le moment entièrement réservée.
L’annonce faite par le président Reagan n’en déclencha pas moins immédiatement une violente campagne de propagande ou, si l’on préfère, de « désinformation » de la part de l’Union soviétique. Elle reprit alors les arguments déjà avancés dans les années 1960, quand l’arme à neutrons avait été expérimentée pour la première fois aux États-Unis, et répétés en 1977 et en 1978 lorsqu’elle avait été l’objet de décisions contradictoires de la part du président Carter. On vitupéra donc à nouveau les caractéristiques « cannibales » d’une arme destinée « à tuer les gens mais à sauver les richesses, conformément à l’éthique bestiale du capitalisme », pour citer quelques-unes des diatribes alors lancées.
Cette campagne, aussi peu fondée que fut son argumentation, à propos d’une arme dont la finalité est justement de limiter strictement ses effets du champ de bataille, entraîna des réactions émotionnelles qui alimentèrent en Europe les manifestations pacifistes du début de l’automne. À partir d’arguments plus sérieux, elle fit rebondir par ailleurs, au sein de l’Alliance atlantique, les controverses relatives à la validité de la doctrine Otan de la « flexible response » et aussi celles concernant la pérennité de la doctrine française de la dissuasion, dans la mesure où celle-ci refuse « la bataille » en tant que telle.
La fièvre qui a entouré ainsi l’arme à neutrons est un peu tombée actuellement, puisque la priorité dans le vedettariat et dans la polémique a été transférée aux armes nucléaires de théâtre, les fameux euromissiles du type SS-20 pour l’URSS et Pershing II ou missiles de croisière pour l’Otan, qui font l’objet de la négociation qui vient de s’ouvrir à Genève entre les États-Unis et l’Union soviétique. Du coup, et assez curieusement, le sujet de l’arme à neutrons est devenu en quelque sorte intouchable, comme cela est apparu à la récente session de l’Assemblée de l’Union de l’Europe Occidentale, dont une majorité des membres a considéré comme inopportun un débat sur les conséquences politiques de la décision américaine de produire l’arme à neutrons.
Mais ce tabou, qui est certainement provisoire, ne pouvait que nous pousser à entreprendre l’examen objectif et réfléchi du problème ainsi posé. Notre Comité d’études et la Fondation pour les études de défense ont en effet la responsabilité conjointe de contribuer à animer la réflexion de défense dans le pays, et une telle réflexion s’impose particulièrement au sujet de l’arme à rayonnement renforcé, au moment où le gouvernement s’interroge sur l’opportunité d’en doter nos forces nucléaires tactiques. On peut citer à ce sujet la déclaration toute récente de M. Charles Hernu, ministre de la Défense, qui a été publiée dans le numéro de décembre de notre revue :
« Les études se poursuivent sur l’arme à rayonnement renforcé. « Ce n’est qu’avec la progression des recherches qu’une décision politique pourra être prise sur ce type d’armement, qui n’est pas sans susciter diverses interrogations ».
Le ministre de la Défense cite alors ces interrogations que nous retrouverons dans les pages qui suivent, et conclut :
« Le débat n’est pas tranché et, dans l’état actuel d’avancement des travaux, n’a pas encore besoin de l’être ».
Notre propos ici ne sera donc d’aucune façon de trancher ce débat, mais seulement de réunir, à l’usage du grand public éclairé que représentent nos lecteurs, les éléments d’un dossier aussi documenté et objectif que possible.
Des éléments utiles pour ce dossier existent déjà dans le livre de Sam Cohen et Marc Geneste intitulé « Échec à la guerre. La bombe à neutrons » (1) paru l’année dernière, et aussi dans plusieurs articles qui ont été publiés depuis 1977 dans notre revue sous les signatures du même Marc Geneste et de Jean-Baptiste Margeride et Guy Lewin (2). Nous pouvons nous référer utilement aussi aux articles parus récemment dans le journal Le Monde sous les signatures de Samuel Cohen, Jacques Isnard et François de Rose (3).
On trouvera donc ci-après les éléments du dossier que nous avons constitué à l’intention de nos lecteurs.
Nous avons placé en tête une intervention prononcée au cours de notre réunion-débat par le général Méry, ancien chef d’état-major des armées, qui a bien voulu nous autoriser à la reproduire. Elle expose en effet de façon lumineuse les trois théories en présence au sujet de l’utilisation de l’arme à neutrons, à savoir celle du « barrage » dont le protagoniste, en France, a été Marc Geneste ; celle de la participation à « la bataille », qui s’intègre donc dans le concept Otan de la « flexible response » ; et enfin celle de la contribution à « l’ultime avertissement », qui seule peut trouver sa place dans le concept français d’utilisation de l’armement nucléaire tactique.
Nous rappelons ci-après la définition que le général Lacaze, chef d’état-major des armées, a donnée tout récemment de ce dernier concept : « Il consiste à envisager la menace ou l’emploi éventuel des armements nucléaires tactiques comme l’ultime avertissement qui serait adressé à l’agresseur avant l’utilisation « des armements stratégiques, afin de l’amener à renoncer à son entreprise » (4).
Le deuxième article de notre dossier est la reproduction de l’exposé fait par le général Lewin au cours de la réunion-débat sur les caractéristiques de l’arme à neutrons et sur l’intérêt de son emploi dans le cadre du concept français résumé ci-dessus.
Nous avions demandé à Marc Geneste de présenter lui-même l’utilisation de l’arme à neutrons telle qu’il l’envisage dans le cadre du concept dit « du barrage », dont il a été le protagoniste en France comme nous l’avons mentionné plus haut, dans le même temps que Sam Cohen en était le porte-parole aux États-Unis. Marc Geneste, en voyage à l’étranger, n’ayant pu répondre à notre invitation, le colonel Lechat, du Centre d’études de stratégie totale, a bien voulu le suppléer, et nous reproduisons donc également son exposé dans ce numéro. Mais, comme la thèse qu’il propose est en définitive assez proche de celle du général Lewin, nous avons cru utile de présenter ensuite à nos lecteurs un résumé de la thèse de Marc Geneste, telle qu’il l’avait présentée lui-même dans l’article paru en décembre 1979 dans notre revue.
Ensuite, afin d’être certains de ne pas perdre de vue dans notre analyse le principe de la dissuasion du faible au fort qui est à la base de notre politique de défense, nous avons demandé au général Gallois de bien vouloir exposer à l’intention de nos lecteurs son opinion sur l’arme à neutrons.
Les articles dont il vient d’être question traitent tous des conséquences militaires ou stratégiques de l’apparition de l’arme à neutrons. Pour traiter de ses conséquences politiques, nous avons fait appel à l’expérience de M. André Fontaine (5), le rédacteur en chef très estimé du journal Le Monde, que nous remercions tout particulièrement de sa précieuse collaboration. Son magistral exposé, reproduit ci-après, clôt donc le dossier des documents préliminaires que nous présentons à nos lecteurs sur le thème : « L’arme à neutrons, pour quoi faire ? ».
Nous leur présentons ensuite, et avant de conclure, un résumé des débats auxquels ont participé de façon très active et très franche les nombreuses personnalités qui avaient bien voulu accepter notre invitation. Leurs interventions ont été classées suivant les trois rubriques que nous leur avions proposées comme cadre pour répondre à notre question, à savoir : aspects techniques et tactiques, aspects stratégiques, et enfin aspects politiques de l’utilité de l’arme à neutrons. Il est bien évident que les commentaires ainsi réunis, lesquels donnent d’ailleurs un spectre très ouvert d’opinions, n’engagent d’aucune manière la revue.
D’ailleurs, comme nous l’avons dit plus haut, notre propos n’est aucunement d’essayer de trancher ici le débat, mais seulement de contribuer à alimenter les réflexions de nos lecteurs.
Nous exprimons notre vive gratitude à toutes les personnalités que nous avons citées précédemment et à celles restées anonymes qui sont intervenues au cours de la réunion, pour nous avoir permis de constituer dans cet esprit le présent dossier. ♦
(1) Samuel Cohen et Marc Geneste : « Échec à la guerre. La bombe à neutrons », Éditions Copernic, 1980.
(2) Revue Défense Nationale, décembre 1977, Marc Geneste : « La bombe à neutrons, la défense de l’Europe et la Flexible Response ».
Revue Défense Nationale, décembre 1978, Jean-Baptiste Margeride : « Qu’est-ce que l’arme à neutrons ? ».
Revue Défense Nationale, décembre 1979, Marc Geneste : « De l’anti-cités à l’anti-forces - Pour une véritable défense nucléaire ».
Revue Défense Nationale, janvier 1980, Guy Lewin : « La dissuasion française et la stratégie anti-cités ».
(3) Samuel Cohen : « Plaidoyer pour la bombe à neutrons », Le Monde, 16 et 17 avril 1981.
Jacques Isnard : « La polémique sur la bombe à neutrons », Le Monde, 17 août 1981.
François de Rose : « Mettre à jour la dissuasion », Le Monde, 21 et 22/23 novembre 1981.
(4) Revue Défense Nationale, novembre 1981, Général Lacaze : « La politique militaire ».
(5) M. André Fontaine, qui était l’auteur d’une Histoire de la guerre froide très remarquable, vient de publier chez Fayard une histoire de la détente, sous le titre : Un seul lit pour deux rêves.