La Revue des Deux Mondes a eu l’aimable attention de nous faire parvenir le bel article que M. Sigismund von Braun, ancien ambassadeur de la République Fédérale d’Allemagne en France, a rédigé pour cette revue en hommage à François Seydoux, en nous invitant à la publier également dans la Revue Défense Nationale. Nous remercions vivement M. Jean Jaudel de l’honneur qu’il nous fait de la sorte, et nous pensons comme lui que cette double publication constituera le témoignage exemplaire de l’attachement profond que notre ami commun éprouvait pour nos deux publications, auxquelles il resta fidèle jusqu’à ses derniers instants.
Dans son numéro d’octobre 1981, la Revue Défense Nationale a rendu l’hommage qu’elle devait à François Seydoux de Clausonne, Ambassadeur de France, qui avait été le vice-président de son conseil d’administration. Ce « Grand Monsieur » avait acquis, en effet, dans cette fonction, comme dans toutes celles, éminentes, qu’il avait exercées ou qu’il exerçait encore, l’admiration, la reconnaissance et l’affection de tous ceux qui ont eu le privilège de profiter de ses incomparables qualités d’homme et d’ami.
Malgré sa discrétion, François Seydoux aurait certainement apprécié que sa mémoire soit à nouveau évoquée ici, sous l’égide de la solidarité franco-allemande. Il s’était en effet consacré avec toute son ardeur et son talent à cette grande œuvre, afin qu’elle constitue le fondement de l’Europe actuelle et future. Il est opportun de le rappeler au moment où les esprits tendraient à s’aigrir dans les deux pays, sous le poids des contraintes économiques et politiques.
Nous sommes reconnaissants à M. Sigismund von Braun, qui fut lui aussi un artisan efficace de la solidarité franco-allemande, de nous en avoir fourni l’occasion par son émouvant témoignage.
J’ai fait la connaissance de François Seydoux pendant l’été 1958, au début de sa première ambassade à Bonn, alors que, chef du protocole, j’avais l’honneur de l’accompagner à la présidence pour la remise de ses lettres de créance.
Le président de la République fédérale, Theodor Heuss, qui tenait en estime les hommes d’esprit tout dévoués à leur fonction, me confia le soir même toute la sympathie que lui inspirait le nouvel ambassadeur de France.
Depuis cette époque, François et moi avons été bien rarement et bien brièvement séparés.
François Seydoux a été, pour mon pays, le compagnon des bons et des mauvais jours. Né à Berlin [son père était alors conseiller à l’ambassade de France] comme moi, avant la Première Guerre mondiale, avant que nos deux Nations ne se soient porté ces coups qui devaient faire un si grand mal au reste du continent, il y revint en 1933 alors qu’approchait le cyclone qui laissa sur son passage tant de ruines et de dévastations.
Il revint en Allemagne pour la troisième fois en 1946, et y demeura, à part de brèves interruptions, jusqu’à sa retraite en 1970, long séjour tout illuminé par une coopération amicale qui le comblait et dont profitent aujourd’hui nos deux peuples.
Déployant une inlassable activité, François Seydoux, qui se disait obsédé par l’Allemagne et l’amitié franco-allemande, a marqué d’une empreinte ineffaçable cette époque si heureuse pour les relations entre ces deux nations. Il fut l’un des artisans de cette politique marquée à son début, en septembre 1958, par la visite que le chancelier Adenauer rendit au général de Gaulle dans sa résidence familiale de la Boisserie à Colombey-les-Deux-Églises. Ce fut le point de départ d’une ère nouvelle dans les relations entre nos deux pays ; elle se poursuivit, contre vents et marées, en dépit des changements de nos gouvernants et des fluctuations de la politique tant intérieure qu’extérieure ; c’est à cela que François a tant travaillé pendant les années où il fut ambassadeur à Bonn.
Lorsque j’évoque mes entretiens avec François, il me vient immédiatement à l’esprit la lucidité avec laquelle, comme la plupart des Français et des Allemands, il avait senti que la seule chance pour l’Europe de survivre, son unique espoir de retrouver une part de son ancienne prééminence, exigeaient que nos deux pays renoncent à leurs querelles, résistent à cette tentation séculaire de dominer le monde aux dépens de l’un ou de l’autre, qui ne pouvait les mener qu’à un gouffre où sombrerait le continent. L’Europe, il faudrait la construire ensemble, ne jamais retomber dans les erreurs de 1871 et de 1919, admettre que nos deux pays, si proches par la culture, la civilisation, le haut niveau de vie, la puissance de l’esprit, étant voisins géographiquement, se trouvaient exposés aux mêmes dangers.
Seule notre entente donnerait assez de force à l’Europe pour qu’elle puisse se faire entendre dans le vaste concert mondial.
C’était la sagesse même. Dès 1950, François Seydoux était aux côtés de Robert Schuman, l’encourageant à prendre les initiatives qui devaient aboutir aux accords sur le charbon et l’acier, base des futures communautés européennes.
Quelques années plus tard, lorsque avec sa forte personnalité Charles de Gaulle prit le pouvoir, il choisit François Seydoux pour travailler à la réconciliation de nos deux nations.
La tâche n’était guère aisée, tant de sentiments, de préjugés d’un autre âge, demeurant profondément enracinés dans le cœur des masses comme dans celui de leurs gouvernants.
Les blessures de guerre étaient loin d’être cicatrisées. Il fallait, pour y parvenir, convaincre Allemands et Français que les idées, les mentalités des uns et des autres n’étaient plus celles de leurs pères. François y travailla sans relâche durant ses deux missions diplomatiques à Bonn. Il parcourait inlassablement l’Allemagne, conscient qu’il ne suffisait pas de convaincre les élites, de leur exposer les opinions, les problèmes français, qu’il fallait conquérir les masses et la jeune génération qui s’opposeraient à la résurgence d’un passé dangereux.
Mon poste de chef du protocole était pour moi un lieu idéal pour observer la vie des chefs des missions étrangères à Bonn. Je voyais l’ambassadeur de France courir de Munich à Hambourg, pour faire des conférences, de Hanovre à Dusseldorf ou Stuttgart pour créer des groupes de travail, expliquant la France aux Allemands et cherchant à apprendre ce qu’il fallait dire aux Français pour qu’ils comprennent mieux l’Allemagne.
Par quel don d’ubiquité pouvait-il être simultanément au nord, au sud et au centre, se demandait-on fréquemment. Son charme, son courage, son esprit, son extrême courtoisie, l’intérêt qu’il prenait aux événements qui se déroulaient aussi bien dans les milieux économiques que culturels, sa perspicacité, sa compréhension des êtres lui avaient beaucoup appris sur mon pays.
Il le connaissait mieux que personne, et l’on était étonné par le nombre d’amis qu’il s’était fait dans tous les milieux politiques, même à l’échelon local. Mieux que personne, il s’était totalement intégré au paysage politique de Bonn. Il nous parlait avec franchise même lorsque ses vues différaient des nôtres ; il le faisait avec un tel charme que personne ne songeait à lui en vouloir. Entièrement dévoué à sa tâche, il y consacrait toute son énergie, on peut dire toute sa vie, car même souffrant, il n’a jamais manqué à ses obligations de représentant de son pays.
Il est certain qu’il ne ressemblait en rien à ce héros de Gustave Flaubert, dans Madame Bovary, ce diplomate arrivant à Paris de sa province, « vivant dans un air haut et hautain », « nageant dans une espèce de gloire entre Ciel et Terre, comme les dieux, dans le vague » ; non, il se faisait aimer, estimer, parce qu’il avait les pieds sur terre. Nous éprouvions un certain plaisir à l’entendre manier l’allemand avec tant d’aisance, hésitant rarement sur un mot. Avec sa voix au timbre si reconnaissable de Français, il nous donnait les dernières nouvelles de son pays, les opinions de l’Élysée ou du Quai sur les événements du jour.
Le moment le plus impressionnant que nous ayons vécu ensemble fut, en 1962, la visite en France du chancelier Adenauer couronnée, à l’issue des manœuvres de nos deux armées au camp de Mourmelon, par un service divin, célébré dans la cathédrale de Reims.
Jamais je n’oublierai la grandeur qui se dégageait de la vision de Charles de Gaulle et de Konrad Adenauer priant ensemble pour que jamais conflit ne vînt dresser l’un contre l’autre les pays dont ils avaient la charge. François Seydoux était là aux côtés du Général, chef de l’État.
Le voyage effectué en Allemagne par de Gaulle, en septembre 1963, marqua l’apogée d’une période si féconde pour l’avenir. L’estime, l’amitié réciproques des deux chefs d’État, malgré certaines divergences, avaient mis leurs patries sur une ligne dont ils ne devaient plus s’écarter.
Lorsqu’en 1965 François revint à Bonn, où pour la seconde fois il représentait la France, je venais moi-même d’être nommé ambassadeur à Paris. Nous étions devenus ce que les Anglais qualifient d’opposite numbers. Nous nous sommes alors revus, chaque fois que cela a été possible. Je lui rendais visite lorsque je me trouvais à Bonn. Il venait me voir s’il venait à Paris. Nous échangions des nouvelles sur nos propres pays, dont nous nous trouvions l’un et l’autre éloignés et sur lesquels nous n’étions pas toujours bien informés. Sa connaissance de l’Allemagne, la clarté de sa vision de l’avenir, de son analyse des difficultés survenant, continuaient de forcer mon admiration autant que son courageux optimisme.
Lorsque prit fin cette seconde mission à Bonn, il se vit décerner par la ville d’Aix-la-Chapelle le prix Charlemagne, qui n’avait été reçu avant lui que par Winston Churchill, De Gasperi, Adenauer, Robert Schuman et Edward Heath. Présent à la cérémonie, je ne puis oublier le son de sa voix retentissant dans le grand hall de Aachen pour adjurer les assistants, les jeunes, les générations à venir, de ne jamais faillir à la construction de l’œuvre capitale que le destin nous permet aujourd’hui de maintenir.
Si la France et l’Allemagne ont connu depuis, dans leurs relations, des moments plus ou moins délicats, jamais n’a été ébranlée la grande œuvre dont la première pierre a été posée à Colombey-les-Deux-Églises le 15 septembre 1958 et que François Seydoux a contribué à élever. Le communiqué, publié à l’époque et que je reproduis en traduisant l’édition allemande, n’ayant pas sous les yeux le texte français, déclarait notamment : « Nous croyons que Français et Allemands vivant côte à côte sont appelés à une étroite coopération (…) ; cela est la base de la construction future de l’Europe... ».
C’est bien dans cet esprit que François Seydoux a exercé à deux reprises ses missions d’ambassadeur de France en Allemagne. Il croyait à la pérennité de l’œuvre entreprise après les deux grandes guerres ; il avait confiance dans les générations à venir.
Ce fut pour nous un ami qui a poursuivi son chemin à nos côtés, sans désemparer, dans les bons comme dans les mauvais jours et, du plus profond du cœur, nous lui en savons gré. ♦
François Seydoux, amitié franco-allemande, France, Allemagne, RFA