2030 – La guerre de retour !
2030 – La guerre de retour !
Le général Dominique Delort doit être bien connu de moult lecteurs de la Revue, tant par les affectations qui furent les siennes en activité, figure de la « basane colo », commandant de bataillon à Saint-Cyr, conseiller Afrique du CEMA, chef du COIA, COMSUP aux Antilles-Guyane pour achever commandant de région, avant de présider de longues années durant les destinées de la Saint-Cyrienne. Il vient de publier un ouvrage très original, une fiction politico-militaire, qui projette le lecteur en 2030, dans un monde bien différent du monde actuel, en butte à plusieurs crises graves simultanées, au Sahel, dans le Pacifique au large de la Nouvelle-Calédonie et en mer Égée, crises gérées par une Europe qui vient d’accéder à l’unité politique fédérale.
Mais ce serait une erreur de s’arrêter à la seule lecture de la gestion de ces crises, même si leur narration est passionnante en elle-même. Car, toujours dans cette fiction, un changement majeur est intervenu, l’Europe politique est enfin sortie des limbes. Après le Brexit, qui a permis de s’affranchir du veto britannique à toute idée de fédéralisme européen, la guerre en Ukraine qui a fait la démonstration – s’il en était encore besoin – que les pays européens pouvaient s’unir en réaction à la résurgence d’une menace directe sur le continent européen, faits correspondant à la réalité, l’auteur imagine ensuite un effacement américain complet des problèmes européens, une grave crise économique liée à une réapparition d’une pandémie covidienne en 2028, situations qui ont conduit les grands pays de l’Union européenne, France, Allemagne, Italie et Espagne à transférer à un organisme fédéral supranational leurs pouvoirs régaliens en termes de diplomatie, défense et de Trésor, les autres membres de l’Union ayant, dans la foulée, adhéré à ces États-Unis d’Europe (EUE) que, soit dit en passant, Churchill lui-même appelait de ses vœux dès 1946 ! (Les Britanniques ont bien peu de mémoire).
En effet, l’essence de cet ouvrage est à la fois un cri du cœur et un cri d’espérance d’un Européen fédéraliste supranational de raison, mais hautement et fermement convaincu, le général Delort. Pourquoi l’auteur défend et promeut avec autant de conviction que de talent l’idée européenne ? Je le cite : « Le présent est grave. Je pense que l’avenir sera sombre. Néanmoins, à l’horizon 2030, les Européens peuvent avoir choisi une Autorité politique capable de donner des missions aux forces européennes. Fiction évidemment, mais aussi message de résilience et d’espérance. Sans oublier que les hommes restent au cœur des conflits. » Tout est dit !
Quel est le monde imaginé par l’auteur ? Outre ce qu’il dénomme le « Changement », l’éclosion de la réalité politique de l’Europe, les États-Unis se concentrent sur la zone indopacifique, zone dans laquelle ils n’ont pu – ou voulu – s’opposer en 2027, à ce que la Chine – à l’issue d’un blocus complet – « avale » Taïwan ; très affaiblie par la guerre en Ukraine, la Russie (dont l’auteur ne précise pas la nature du régime politique dans cette fiction) ne pèse plus d’un poids décisif sur la scène internationale, mais assez curieusement, le général Delort lui a fait « avaler » la Biélorussie. La Chine, consciente de sa puissance se montre « orgueilleuse, sûre d’elle-même et dominatrice », pour plagier une citation connue, et le continent africain demeure, dans sa frange sahélo-saharienne, toujours soumis à une profonde déstabilisation islamique de nature terroriste. Enfin, compte tenu de la désaffection américaine pour la défense du continent européen, l’Otan s’est peu à peu effilochée, jusqu’à devenir la coquille vide qu’évoquait le Président français, avant le déclenchement de la guerre en Ukraine. Ni le conflit israélo-arabe ni le devenir de l’Iran et de la péninsule Arabique – ou plus généralement du Moyen-Orient – ne sont évoqués, mais le but de cet ouvrage ne visait aucunement, comme indiqué plus haut, à dresser un état du monde à l’horizon 2030.
Au même titre que, dans un exercice tactique, le thème choisi ne sert que de support à la validation d’hypothèses de planification ou de vérification de l’appropriation par les joueurs des règles de procédure, mais ne constitue jamais une fin en soi. Ici, la fiction imaginée par le général Delort ne sert que de support à l’exposé de sa thèse, le bien-fondé de l’idée européenne fédérale, et partant d’une défense européenne intégrée.
Dès lors, comment l’auteur imagine-t-il les États-Unis d’Europe et sous quelle forme et selon quelles règles conçoit-il le fonctionnement de son organisation politico-militaire ? On touche ici au véritable sujet de l’ouvrage.
Le général Delort imagine une tout autre organisation que celle à laquelle la technocratie bruxelloise nous a habitués avec la Commission et le Conseil européen. Les institutions exécutives et législatives des États-Unis d’Europe (EUE) sont – d’une manière très symbolique – implantées de part et d’autre du Rhin, à Strasbourg et Kehl, dans un ensemble dénommé « Europa ». Le Parlement, toujours élu au suffrage universel, demeure à Strasbourg et le Président, élu pour quatre ans par les parlementaires s’installe avec son gouvernement, sur la rive droite du fleuve. Les États-membres conservent leurs structures politiques nationales, à l’exception de celles dédiées au Trésor, aux Affaires étrangères et à la Défense. Le Président est le commandant en chef de l’armée européenne, au même titre que son homologue américain. La France conserve la mise en œuvre de ses moyens nucléaires, mais c’est le président européen qui en est l’autorité politique d’emploi, de telle sorte que les EUE sont réellement une puissance nucléaire, au même titre que les États-Unis ou la Chine.
Sur le plan diplomatique, les ministres des Affaires étrangères nationaux disparaissent, toute la conduite de l’action diplomatique européenne étant concentrée entre les mains du ministre des Affaires étrangères de l’Europe qui accrédite à l’étranger son propre réseau de diplomates. Le siège de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies détenu jusque-là par la France est passé au niveau européen, de telle sorte que les EUE disposent dans cette enceinte du droit de veto. Le ministre de la Défense est en charge de la préparation des forces, en liaison avec les chefs d’état-major nationaux, et n’intervient pas dans la conduite des opérations. Le gouvernement européen peut, à la demande du président des EUE, se réunir sous la forme d’un Conseil de défense, dont les décisions sont transmises aux chefs d’État ou de gouvernement nationaux.
Au niveau militaire, chacune des armées nationales qui restent en place dans leur pays d’origine, selon leur organisation propre, constitue les réservoirs de forces dans lesquels puise le chef d’état-major européen, qui porte le titre de Chef du haut état-major européen (CHEME). Il dispose d’un état-major multinational. Dans les faits, les chefs d’état-major nationaux conservent leurs attributions organiques, leurs responsabilités opérationnelles étant transférées entre les mains du CHEME. Il n’existe donc pas d’armée européenne multinationale au sens strict du terme, le système s’inspirant beaucoup de ce qu’était le fonctionnement de l’Otan originel des années 1950 et 1960… Et qui a fait ses preuves. Il est évident que ce sont les quatre nations fondatrices, France, Allemagne, Espagne et Italie, qui possèdent les armées les plus puissantes et les plus complètes en termes de capacités ; s’agissant de moyens terrestres, l’armée polonaise est également sur les rangs et concernant les capacités navales, la Grèce se situe dans les premières nations : si la flotte grecque n’aligne évidemment aucun porte-avions, elle compte plus de frégates de premier rang que la France.
Pour en démonter le bien-fondé, le général Delort imagine trois foyers de crise concomitants, auxquels se trouve confronté le CHEME : une tentative turque de récupérer les îles de la mer Égée orientale que la Turquie avait dû céder à la Grèce par le traité de Lausanne en 1924, ainsi que la partie grecque de Chypre ; un incident naval grave entre les marines chinoise et française au large des îles de la Loyauté (un patrouilleur de haute mer français coulé contre une frégate chinoise envoyée par le fond en riposte) jumelé à une tentative des Services chinois de déstabilisation de la Nouvelle-Calédonie par un soutien armé significatif aux indépendantistes les plus radicaux ; enfin, la prise de Gao par un conglomérat hétéroclite de mouvements terroristes islamistes.
Quelles conclusions le général Delort est-il amené à tirer du développement de ces crises qu’il décrit ? En fait, le problème posé se résume à une question d’une simplicité biblique que l’auteur expose sans ambages : face à des crises majeures, l’Europe dispose-t-elle de capacités opérationnelles pour répondre à des options politiques qui refusent toute forme de soumission ?
La première réponse est que, si la guerre demeure toujours un affrontement de volontés, celle représentée par l’Europe unie sera toujours plus forte que les vingt-sept volontés individuelles qu’elle fédère. L’exemple de la crise en mer Égée est patent : réduite à ses seules forces, même si elles ne sont pas négligeables, notamment dans les domaines aérien et naval, la Grèce isolée n’aurait pas pesé bien lourd face à la Turquie. Alors que, dans le cadre des EUE, très concrètement, l’agresseur turc s’est très vite trouvé confronté à la mise en alerte d’une division blindée de la Bundeswehr, à 350 Leopard, destinée à couvrir la frontière gréco-turque en Thrace, au groupe aéronaval Charles-de-Gaulle, capable de verrouiller la mer Égée, et des grandes unités européennes dédiées au Corps de réaction rapide européen (CRRE) de Strasbourg. Dans un tel rapport de forces, un ultimatum européen a plus de poids qu’un « chiffon de papier ». Le cas chinois était tout aussi révélateur. Arrogante et conquérante, la Chine avait perdu le crédit dont elle disposait encore au début du XXIe siècle, mais face à l’Europe unie, elle se trouvait en présence d’un « compétiteur » en mesure de lui tenir tête.
En fait, la seule clé de toute défense européenne crédible dépend de la mise en place d’une réelle Autorité politique fédérale européenne. Sans cette Autorité fédérale, la défense européenne, garante de l’autonomie stratégique européenne de plus en plus indispensable au moment où la garantie américaine a tendance à s’estomper, ne sera qu’un vœu pieux ou un leurre, et l’Europe sera condamnée au déclin.
Telles sont la thèse et la conclusion de l’ouvrage du général Delort dont la lecture ne peut que passionner les membres du cercle maréchal Foch, qui ont été, à un moment ou à un autre de leur carrière, sinon confrontés à ces problématiques, du moins amenés à y réfléchir.
Le dernier intérêt de l’ouvrage se trouve dans la description très vivante que l’auteur donne du fonctionnement des cellules de crise du centre opérationnel chargé de la conduite de ces opérations. La numérisation, la connexion et l’imagerie, d’origine des drones ou de la systématisation des visioconférences sont omniprésentes. La recherche d’options possibles à proposer au décideur politique est assistée par le recours à l’intelligence artificielle. Revers de la médaille, la menace cyber est permanente, et les contre-mesures peuvent parfois se révéler tout aussi néfastes que les attaques elles-mêmes. Cette description du fonctionnement des systèmes de commandement amène à la conclusion suprême de l’auteur, sur le plan militaire : quels que soient tous les systèmes possibles et imaginables d’aide au commandement à la disposition du chef militaire, in fine, la décision revient toujours à un homme, à son intelligence, forgée par son caractère et son expérience, mais qui n’est jamais infaillible, sinon, ce ne serait plus un homme.
Puisse l’ouvrage du général Delort trouver de nombreux lecteurs. ♦