« The Nonaligned World » Foreign Affairs
« The Nonaligned World » Foreign Affairs
Dans ce dossier captivant, les analystes examinent l’attitude indécise de certains pays vis-à-vis de la guerre en Ukraine et son impact sur l’ordre international. Cette attitude, observée en Afrique, Amérique latine et Asie du Sud et du Sud-Est, fait penser à une réémergence du non-alignement entre deux blocs principaux : d’une part, les États-Unis et leurs alliés, et de l’autre, la Russie et ses soutiens déclarés ou de fait. La récusation des normes occidentales étant le fondement même de ce nouveau « monde non-aligné », l’ordre international pourrait être sérieusement éprouvé lors des prochaines années. Cette thèse transparaît dans les cinq articles qui constituent le dossier.
En ouverture, le Brésilien Matias Spektor, professeur de relations internationales à l’Université FGV de São Paulo, ébauche les raisons de ce non-alignement dans son analyse intitulée « In the Defense of the Fence Sitters. What the West Gets Wrong About Hedging ». Selon lui, il s’agit tout simplement d’une « stratégie de dérobades ou faux-fuyants » (Strategy of Hedging) consistant à éviter des intrications coûteuses avec les grandes puissances et de conserver toutes les options pour un maximum de flexibilité. À cela s’ajoutent la préservation des intérêts économiques, la révolte passive contre « l’hypocrisie occidentale » et un penchant pour la Russie perçu comme un contrepoids déterminant à l’Occident. Par conséquent, ce dernier doit accorder plus d’attention aux problèmes des pays en voie de développement, en l’occurrence ceux liés au changement climatique et au commerce.
Nirupama Rao, ancien secrétaire aux Affaires étrangères et ancien ambassadeur en Chine et aux États-Unis, s’appesantit sur la « stratégie de dérobades » de son propre pays : l’Inde. Celle-ci voudrait renforcer son influence sur la scène internationale en coopérant avec tous les blocs sur la gestion des défis mondiaux ou communs. New Delhi peut donc tirer des bénéfices du moment complexe actuel tout en collaborant avec la Chine, la Russie et l’Occident, et en émergeant comme le porte-parole des pays en voie de développement. Telle est la quintessence de la réflexion titrée « The Upside of Rivalry. India’s Great-Power Opportunity ».
Pour sa part, le Sud-Africain Tim Murithi, professeur des affaires africaines à l’Université de Cape Town, dans son article « Order of Oppression. Africa’s Quest for a New International System » soutient que le non-alignement de l’Afrique est motivé par la quête d’un nouveau système international à même de valoriser le continent. En rappelant fort opportunément que dix-sept pays africains ont refusé de voter une résolution condamnant la Russie pour ses actions en Ukraine, il indique que la position du continent est caractéristique de ressentiments vis-à-vis de la domination de l’Occident. Ainsi, la vision panafricaine de l’ordre mondial s’articule autour du principe de l’égalité et le besoin de redresser les torts du passé. Aussi, l’Afrique préconise le renforcement de sa participation et son rôle dans les institutions multilatérales.
Et l’Asie du Sud-Est, comment procède-t-elle pour jouer le jeu des blocs ? « How to Survive a Great-Power Competition » s’interroge à juste titre Huong Le Thu, attaché de recherche au Centre Perth USA-Asia de l’University of Western Australia et au Center for Strategic and International Studies (Washington). Et de répondre que la région mène un jeu d’équilibre précaire. Les pays de l’Asie du Sud-Est ont appris à tourner, pour le moment, la compétition sino-américaine à leur avantage principalement sur le plan économique et militaire, au point que la région est un mastodonte diplomatique capable de rapprocher les grandes puissances. En revanche, l’auteur note qu’il n’y a pas de garantie que ce jeu d’équilibre de l’Asie du Sud-Est va perdurer, car elle pourrait passer du non-alignement vers le multi-alignement du fait de l’engagement de plus en plus avéré de l’Australie, de l’Inde, du Japon et des pays européens.
« The World Beyond Ukraine. The Survival of the West and the Demands of the Rest ». Par ce titre, l’ancien patron de l’ONG International Committee, David Miliband, met en exergue la fracture profonde occasionnée par la guerre en Ukraine sur le système international. L’Occident, bien que conforté autour des valeurs libérales, se retrouve désormais en désaccord avec les deux tiers de la population mondiale vivant dans les pays officiellement neutres ou sympathisants de la Russie parmi lesquels le Brésil, l’Inde, l’Indonésie et l’Afrique du Sud. Aussi, la grande majorité de pays en voie de développement perçoit la guerre en Ukraine et la rivalité entre l’Occident et la Chine comme des distractions par rapport aux défis pressants, tels que la dette, le changement climatique et les effets de la pandémie de la Covid-19.
En conclusion, ce dossier pointu souligne le rôle de la Realpolitik dans le contexte de la guerre en Ukraine. Cette Realpolitik des pays africains, latino-américains et asiatiques pourrait permettre particulièrement aux pays occidentaux de se rendre à l’évidence de leurs faiblesses, vulnérabilités et erreurs pour mieux affronter l’avenir. ♦