La verticale de la peur – Ordre et allégeance en Russie poutinienne
La verticale de la peur – Ordre et allégeance en Russie poutinienne
Depuis des années, mais surtout depuis le 24 février 2022, on s’interroge sur les raisons de la longévité de l’équipe dirigeante russe, on scrute les peurs qu’elle suscite, on mesure les intérêts économiques qu’elle sécurise et aux soutiens sociaux dont elle bénéficie. En explorant dans cet ouvrage les ressorts de l’exercice du pouvoir en Russie, Gilles Favarel-Garrigues, directeur de recherche au CNRS (Sciences Po-CERI), examine les usages politiques et sociaux de la coercition, en analysant la mise au pas des responsables politiques et administratifs, l’usage de l’intimidation dans le monde des affaires et les initiatives citoyennes dans la lutte contre la délinquance et les incivilités.
Comment la loi est-elle mobilisée dans les règlements de comptes locaux ? Comment des justiciers autoproclamés se saisissent-ils du droit pour maintenir l’ordre dans l’espace public ? La « dictature de la loi », que promettait Poutine dès 2000, visait initialement à restaurer l’autorité de l’État, notamment dans les régions que les élites locales géraient comme des fiefs. Ainsi, la loi peut aussi être mobilisée, dans le but de défendre les prébendes des dirigeants, de servir d’arme contre les rivaux ou de prétexte aux abus des redresseurs de torts. La « dictature de la loi » s’applique donc, en premier lieu, aux élus et aux responsables administratifs. Les prisonniers politiques ne sont pas les seuls à faire les frais de la répression : au cours des années 2010, rares sont les États qui ont placé sous les verrous un nombre aussi significatif de ministres, de gouverneurs, de maires et de hauts fonctionnaires. Leur allégeance au pouvoir présidentiel les fait bénéficier d’une impunité, mais celle-ci est conditionnelle : ils sont placés dans l’insécurité en étant exposés à des procédures judiciaires jouées d’avance et à des magistrats soumis aux injonctions hiérarchiques. L’accusation de corruption est la plus usuelle, ce qui la rend populaire aux yeux de la société. Nombreux sont ceux qui, en Russie, expriment leur méfiance vis-à-vis des élites et appellent à renforcer la répression. Cette demande de sévérité est exploitée par l’ensemble des protagonistes du jeu politique, de Vladimir Poutine à Alexeï Navalny. Dans le discours des dirigeants, auquel adhère une partie de la population, c’est en effet à cet intermédiaire qu’est imputée l’application déficiente des politiques publiques, et non au chef de l’État. Le bon tsar est trahi par ses boyards !
Dans le contexte actuel suscitant colère et amertume, le risque est grand de succomber à l’attrait de la sur-rationalisation rétrospective. Le conflit actuel n’était pas forcément inscrit dans les gènes du poutinisme avance l’auteur, ce que tout le monde n’admettra pas. Gilles Favarel-Garrigues estime que la formation de l’État russe, soumis sans cesse à des forces contraires et à des évolutions contradictoires, construit par à-coups, accélérations et retours en arrière, aurait pu suivre un cours bien différent. Ce qui laisse entendre qu’après l’ère Poutine, qui n’est pas encore achevée, la Russie pourrait bien prendre une autre voie. On l’aimerait bien, mais cet horizon est assez lointain et incertain. Sans prétendre aborder toutes les facettes de la domination politique, cet ouvrage éclaire la mécanique du pouvoir à l’œuvre depuis deux décennies. Attentif à l’ancrage politique et social du poutinisme, il se différencie des visions qui personnalisent à outrance le pouvoir politique, qui attribuent aux Russes dans leur ensemble des valeurs communes – nostalgie impériale, goût partagé pour le despotisme – ou qui surestiment l’effet anesthésiant de la propagande d’État sur leur sens critique. Rejetant toute explication culturaliste, Gilles Favarel-Garrigues montre que les rouages de la « dictature de la loi » ne sont ni exceptionnels ni propres au contexte russe. C’est ici que la comparaison avec les régimes chinois et iraniens apparaît intéressante. Ce n’est pas un hasard, si ces trois puissances « orientales » forment une sorte de nouvel axe de la peur.