Les débats
• Nous avons eu des points de vue suffisamment contrastés pour permettre un débat très vif ; pas contrasté sur les institutions, car aucun de nous ne s’est fait l’avocat de celles-ci, mais contrasté sur ce qu’il y a ou non de commun entre les Européens ; Gabriel Robin disant que finalement ils n’ont rien de commun entre eux et s’ils avaient quelque chose de commun ce serait comme une abdication qui laisserait les mains libres aux États-Unis, tandis que François Heisbourg et moi-même [Jean-Marie Guéhenno] soulignons plutôt le point de vue opposé, c’est-à-dire qu’aujourd’hui la souveraineté nous a déjà filé entre les doigts, qu’il y a une convergence possible et que c’est avec elle que demain on bâtira les institutions.
Il y a donc deux questions dont on doit débattre : est-ce que oui ou non il y a effectivement une convergence et quel type d’institutions bâtir sur cette base ou en son absence ? La parole est à la salle.
• On est en train de nous demander s’il faut ou non construire le concert européen comme on y pensait en 1815 à Vienne. Celui-ci a fonctionné une trentaine d’années car il n’y avait pas les États-Unis. De nos jours, ceux-ci ont la possibilité d’offrir un autre mode de défense et d’intervention dans le monde ; dès lors, le concert européen, pour mettre sur pied un rassemblement de bonnes volontés d’États, me semble totalement décalé par rapport à la réalité. La question reste simple : si on veut avoir une défense européenne qui compte, il faut le faire dans un cadre fédéral tout comme on a fait la monnaie unique. Pourquoi n’en jamais parler ?
• En fait, qu’entend-on par souveraineté aujourd’hui ? Ce mot ne cache-t-il pas des ambiguïtés profondes entre une politique de moyens, que l’on peut partager, ou des politiques de décision que l’on se réserve en fonction des circonstances ?
• Il apparaît que les institutions issues de Maëstricht et d’Amsterdam ne favorisent pas la formulation d’une politique étrangère commune. Alors comment la dégager ? Il faut partir de ce qui a été fait depuis dix ou vingt ans, une coopération politique entre les membres de l’Union européenne en sachant que le fait de mettre en relation régulière les responsables permet d’aboutir à l’accord sur les analyses. N’y a-t-il pas pour « M. Pesc » un moyen d’encourager les convergences ?
• En quoi a réellement consisté ce brusque rapprochement qu’on nous a annoncé à Saint-Malo ? Quelles en sont les composantes ? Ou bien ne s’agit-il pas d’un épisode de ce jeu à trois où l’on voit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne se rapprocher de l’un dès que l’autre apparaît comme une menace ? D’autant que la France adore les alliances de revers !
• La souveraineté est un fait, l’étonnant est que la question puisse se poser, car enfin elle est inscrite dans notre Constitution, et pendant des années nous nous sommes battus pour qu’un certain nombre de pays gardent leur souveraineté. Lorsque les colonies aspiraient à celle-ci, tout comme la Pologne, à ce moment-là on paraissait savoir ce qu’elle signifiait ; désormais, quand il s’agit de la France, on ne le sait plus ! C’est tout de même assez curieux. La souveraineté consiste à pouvoir dire non ; il y a des pouvoirs qui sont plus puissants qu’elle, mais il n’y a pas d’autorité légitime qui soit supérieure à elle. Si vous acceptez qu’existe une telle autorité, vous n’êtes plus souverain, et c’est la fédération. Certes, on peut faire celle-ci, mais on peut aussi se demander à quel titre et pourquoi ? Pourquoi aurions-nous besoin d’une fédération ? Existerait-il une menace pour la justifier ? L’armée rouge n’est plus à deux étapes du Tour de France, nous n’avons autour de nous que des amis : alors pourquoi sacrifier notre souveraineté à une sécurité dont nous n’avons pas besoin ? Nous ne sommes pas attaqués et à vrai dire nous disposons encore de l’arme nucléaire, si tant est que l’Europe nous permette de la garder ; dès lors, je doute fort que quiconque vienne se frotter à nous de ce point de vue-là. En ce qui concerne le commerce, l’économie, mélangez ce que vous voulez, cela reste différent du risque d’avoir à exposer la vie de nos soldats, de mettre en jeu notre sol, notre culture, nos façons de vivre : cela dépend de notre souveraineté et il faut réfléchir à deux fois avant d’y renoncer.
• Quelques remarques : réfléchir à deux fois, oui, mais en France les procédures de révision de la Constitution sont relativement lourdes, minutieuses, et il est probable que nul ne s’est embarqué dans l’intégration européenne sans y avoir bien réfléchi, et s’il est un domaine où les responsables politiques, de tous les horizons, ont œuvré dans la même direction, c’est bien dans celui de l’intégration politique de l’Europe. On ne peut pas, en la circonstance, parler de légèreté.
• L’Union européenne n’est déjà plus un concert, elle n’est pas encore une fédération. Il y a des éléments fédéraux par-ci par-là, et la monnaie unique en est à coup sûr un facteur ; dans les négociations commerciales nous disposons d’une forme fédérale par délégation, le passage au vote à la majorité qualifiée en certains domaines agira en ce sens, mais dans le domaine des armements il faudra bien aboutir à des structures intégrées et il conviendra ensuite d’aller bien au-delà.
Dans les pays de l’UE, nous avons 2,3 millions d’hommes sous les armes, les États-Unis ont 1,4 million de militaires et nous dépensons 60 % de ce que les Américains consacrent à leur défense. Ces chiffres témoignent d’une extraordinaire irrationalité du côté européen : personne ne nous menace et nous avons une structure de forces supérieure de 50 % à celle des États-Unis. Si on veut aller vers une structure européenne quelque peu plus rationnelle, on ne pourra pas seulement procéder au moyen des comités intergouvernementaux. Il faudra mettre en place des organismes de concertation, avec des institutions qui pourraient être aussi intégrées que celles de l’Otan, sans lui faire concurrence. On ira inévitablement vers des structures plus fédérales. Une fédération ? j’en doute, car la France n’est pas plus l’Alabama que le Royaume-Uni n’est le Mississippi.
À Saint-Malo, les Britanniques ont cherché à montrer qu’ils sont indispensables au cœur des affaires européennes. Ne pouvant s’inclure dans l’euro, le domaine de la défense leur offrait l’occasion souhaitée, d’autant qu’ils sont choqués par l’incapacité de l’Europe à agir dans des situations comme celles qui se sont présentées dans les Balkans.
• Le Conseil constitutionnel, à propos du traité d’Amsterdam, a jugé que, sur certains points, il portait atteinte aux conditions essentielles de l’exercice de la souveraineté : le reproche n’est ni marginal ni secondaire. On va donc modifier la Constitution, mais cela ne changera rien au fait qu’il y aura atteinte à la souveraineté. Or, un État normal, dès lors qu’il a été attenté aux conditions d’exercice de sa souveraineté par un traité, ne le ratifie pas.
• La sécurité, ce n’est pas seulement la défense, a-t-on dit. À la lecture des traités de Maastricht et d’Amsterdam, on constate que les deux notions sont nettement distinguées puisque la sécurité est conjuguée au présent tandis que la défense est dans un futur progressif. Oui à la sécurité commune, mais non à la défense commune, disent les Britanniques. Il est peut-être temps d’adapter un peu notre ordonnance de 1959, qui fut très novatrice en son temps avec sa conception de défense globale : il vaudrait mieux définir le concept de sécurité sous tous ses aspects, à distinguer du concept de défense qui a trait aux intérêts vitaux tels qu’ils sont définis par la loi de programmation.
Cette ordonnance a joué un rôle très important, mais elle a tout de même débouché parfois sur des bizarreries institutionnelles. Nous n’avons pas, par exemple, de solution simple, unique, pour ce qui se trouve à la croisée de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure. De plus, en période de cohabitation, l’ordonnance confie la défense au Premier ministre : comment articuler cela avec ce qu’on appelle le domaine réservé ? Il faut donc reprendre les liens sécurité extérieure-sécurité intérieure, mais pour que cet exercice ait une valeur il faudrait qu’il débouchât sur des organisations remplissant des tâches qui ne le sont pas aujourd’hui ou qui le sont insuffisamment. La dispersion de la sécurité et de la défense civiles en face de nouvelles menaces est dangereuse car les textes facilitent cette situation.
• On a avancé qu’il ne fallait pas se contenter de réaliser des structures abstraites et qu’on devait se lancer dans des réalisations concrètes concernant l’Europe. Il semble que non seulement on n’avance pas, mais qu’on recule : dans le domaine spatial, les Britanniques ont renoncé au programme de satellites de transmissions militaires commun entre la France, l’Allemagne et la Grande-Bretagne. Quant à l’Allemagne, elle vient de nous abandonner dans le projet de satellite radar qui était envisagé. Pourquoi cela ? Parce que nos partenaires s’en tiennent à l’idée de la protection des États-Unis. Il ne s’agit pas non plus de prétendre que l’Europe ne peut exister que contre les États-Unis, mais elle ne pourra pas se faire en restant sous la coupe américaine, ce qui est le cas. Or la France a un rôle à jouer : son discours perd de son efficacité chaque fois qu’elle perd un peu plus de sa souveraineté ; sur ce chemin on est allé très loin, il est temps de s’arrêter.
• Grâce à l’ambassadeur Robin on a touché aux vraies questions de fond. Et d’abord, où est la sécurité de la France ? Si on adopte la définition qu’il en donne, je crois qu’on est conduit aux conclusions qu’il a proposées et je pense que notre point de divergence tient justement au fait qu’il ne peut pas y avoir de sécurité de la France seule…
La défense de la France, de ses frontières et de son territoire, c’est clair, mais sa sécurité est un sujet plus vaste et à mon sens elle est assurée, aujourd’hui, par l’état du monde. Il y a des nations, mais il n’y a plus de blocs et notre politique de sécurité consiste à faire en sorte qu’il en soit ainsi. Si nous voulons former un bloc, ne nous faisons pas d’illusions, nous allons en susciter d’autres en face et nous perdrons notre souveraineté et aussi notre sécurité, alors que dans l’espace dispersé, dilué, du monde, celle-ci est assurée : gardons-le.
Ce que vous proposez suppose, dans la durée, qu’il n’y ait à la tête des États que des Bismarck avec toute la finesse, la capacité de calcul et de retenue permettant de maintenir ce monde de nations souveraines en équilibre, au demeurant un équilibre précaire nous conduisant au bout du compte à des catastrophes. Ce qu’on a voulu faire en Europe depuis la guerre, c’était bâtir des institutions liant entre elles les nations avec des structures assurant plus de stabilité au système. C’est là que se pose la question de la souveraineté : si on adopte votre point de vue, on est conduit à considérer qu’il n’y a pas de valeur supérieure à l’idée de souveraineté. Si on raisonne ainsi, on se place dans un monde extrêmement dangereux, car il n’est pas certain que tous les peuples auront la même logique de modération que le nôtre. Et effectivement, la construction européenne impose des abandons de souveraineté, consentis, négociés, « souverainement » acceptés, fondés sur l’idée de réciprocité, avec finalement l’idée que ces dépendances mutuelles sont plus sûres dans la durée que l’indépendance absolue.
Dans ce passage de la souveraineté absolue à l’interdépendance organisée, il y a toutes sortes de degrés possibles. On voit bien comment on peut mettre en commun des moyens tout en sachant qu’on s’inscrit dans une logique qui, progressivement, va au-delà ; il faut élaborer une pédagogie de l’interdépendance. Entre l’intergouvernemental et le fédéral, il y a des étapes dans les moyens, dans les structures, et si on décide de considérer qu’à long terme notre sécurité est mieux assurée par l’interdépendance organisée que par l’affirmation de l’indépendance, on entrevoit à ce moment-là un chemin européen avec des phases, mais avec un accord politique de fond. Si celui-ci n’existe pas, aucune institution ne créera miraculeusement la convergence. ♦