Exposé du Délégué général pour l'armement à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le samedi 17 avril 1982.
Les perspectives des activités françaises d'armement dans leur environnement international
La politique d’armement d’un pays découle directement de sa politique de défense. Elle est ainsi étroitement liée à sa politique extérieure à un double titre, d’une part parce que politique de défense et politique extérieure sont indissociables, et d’autre part parce qu’une politique d’armement implique des options en matière de choix des sources d’approvisionnement qui s’étendent naturellement et à des degrés divers au-delà des capacités nationales.
On ne peut donc dresser des perspectives dans ce domaine qu’en les situant dans leur environnement naturel, c’est-à-dire l’environnement international.
Dans leur ensemble et en moyenne, les pays du monde consacrent à leur défense près de 6 % de leurs ressources globales, mais cet effort est réparti de façon très inégale. Ce sont évidemment dans les zones les plus chaudes du globe que l’on trouve les efforts relatifs les plus importants et principalement au Moyen-Orient. Viennent ensuite les deux superpuissances avec environ 5,5 % pour les États-Unis et de l’ordre de 11 % pour l’Union Soviétique, puis les nations du Pacte de Varsovie et de l’Alliance atlantique. En queue de liste, on trouve aussi bien des pays très pauvres que des nations très riches comme le Japon, qui consacre à sa défense moins de 1 % de son produit national.
La France consacre pour sa part 3,9 % de ses ressources à sa défense, et son budget militaire est ainsi sensiblement équivalent à celui de la Grande-Bretagne et de la RFA, tout en étant huit fois inférieur à celui des États-Unis.
On observe cependant une évolution générale sur longue période : le taux de dépenses militaires des pays industrialisés a tendance à décroître, alors que celui des pays en voie de développement a tendance à croître, le taux moyen étant relativement stable. On peut voir là la conséquence de la décolonisation et de la crise du pétrole, mais aussi de l’effet stabilisateur des armes nucléaires et des accords de limitation des armements stratégiques. Mais cette tendance a pour effet de renforcer les flux d’échanges d’armement des pays industrialisés principaux producteurs, vers les pays non industrialisés dont l’équipement est en croissance plus rapide.
La part des dépenses d’équipement dans les dépenses militaires peut être évaluée à 40 %, ce qui représente de l’ordre de 1 400 milliards de francs pour l’ensemble du monde. Compte tenu des développements et des investissements, la production globale des armements atteint environ 1 100 milliards de francs. La plus grande partie de cette production est concentrée en Union Soviétique et aux États-Unis qui font ensemble près de 70 % du total. La France arrive loin derrière en troisième position, avec environ 6 % de la production mondiale.
Les échanges internationaux portent sur environ 20 % de la production. Ils émanent pour le principal des deux superpuissances qui se partagent environ 65 % des exportations mondiales. La France arrive au troisième rang avec 12 %.
Un facteur important domine les activités d’armement : du fait de l’âpre compétition qu’entraîne l’aspiration fondamentale à la sécurité, la poussée vers l’innovation est très forte, ce qui se traduit par de grands efforts de recherche et développement.
Aux États-Unis, près de 30 % du budget d’équipement militaire y est consacré, et on estime que l’effort de l’Union Soviétique est encore plus grand, orienté principalement vers le rattrapage de l’écart qualitatif qui la sépare des Américains. La France fait de son côté un effort relatif du même ordre, 27,5 % de son budget d’équipement étant réservé à la préparation des nouvelles générations de matériels ; mais il est clair que le volume financier correspondant est neuf fois inférieur à celui des Américains.
Les quelques chiffres qui viennent d’être cités situent notre position dans un ensemble mondial où prédominent les deux grandes puissances, et ils méritent quelques commentaires.
Malgré une position stratégique assez exposée et une politique de défense indépendante, la France fait un effort militaire relativement modéré ; cela est dû essentiellement au choix qu’elle a fait d’une stratégie basée sur la dissuasion nucléaire et, par ailleurs, à son appartenance à l’Alliance atlantique.
Néanmoins, sa politique militaire la conduit à une grande polyvalence de ses forces : forces nucléaires à plusieurs composantes, corps de bataille, défense en haute mer et sur ses deux façades maritimes, forces d’assistance extérieure…
Pour sauvegarder son indépendance, elle a choisi également de réaliser ses équipements militaires de façon relativement autonome. Cela veut dire que notre industrie doit développer ses capacités sur une très large partie de la panoplie des armements possibles, et c’est ce qui nous différencie en particulier de la RFA et de la Grande-Bretagne qui, avec des ressources équivalentes aux nôtres, ont limité plus étroitement la variété de leurs réalisations et font appel plus volontiers à l’importation. Il est clair que, de l’arme individuelle au sous-marin nucléaire stratégique, nous couvrons une gamme de produits et de techniques du même ordre de grandeur que celles des grandes puissances.
Or, dans le domaine de l’armement, la diversité et la richesse des techniques ne font que s’étendre. Alors que dans le passé il suffisait de maîtriser quelques technologies de base pour produire les équipements militaires, et encore ces technologies n’évoluaient-elles que fort lentement, il est maintenant nécessaire de couvrir de vastes secteurs scientifiques et techniques dans leurs aspects les plus avancés. De plus, chacun sait que les progrès de la connaissance ont pris depuis plus d’un siècle une allure exponentielle. Cette tendance se confirme de jour en jour, et les travaux actuels laissent prévoir d’importantes évolutions des matériels militaires dans les deux prochaines décennies. La plupart de ces évolutions seront induites par la miniaturisation électronique et la création de matériaux nouveaux. Il faut s’attendre à une banalisation massive de l’informatique et à la généralisation de capteurs de signaux variés capables d’assurer aussi bien l’observation que le guidage des armes. Les fonctions d’automatisme, de liaison et d’intelligence seront largement développées de ce fait ; et on verra naître en réaction des équipements de contre-mesures destinés à neutraliser le système nerveux de l’adversaire. Le rythme des opérations militaires s’en trouvera considérablement accéléré et les capacités de combat tous temps seront largement étendues.
Il faut s’attendre de même à un accroissement substantiel des performances des matériels : portée et vitesse des missiles, résistance des blindages et capacité de pénétration des projectiles, mobilité des blindés, souplesse d’emploi des avions…
L’aléa des combats en sera largement accru et les possibilités de surprise technique sur le champ de bataille, dont il existe de nombreux précédents dans l’histoire récente, grandement multipliées.
Nous devons donc être en mesure de faire face à cette escalade technologique en mettant à la disposition de nos forces armées des matériels compétitifs avec ceux qui risquent de leur être opposés.
Cela exige un effort considérable de recherche et de développement, et c’est un de nos principaux défis que de mener cet effort et d’en tirer des résultats suffisants dans le cadre budgétaire qui nous est imparti, d’un ordre de grandeur plus faible que celui des puissances qui mènent la compétition, alors que le domaine qualitatif à couvrir est presque aussi large.
Il nous faut donc d’une part élargir le champ des ressources disponibles et d’autre part faire le meilleur emploi de ces ressources.
Pour atteindre le premier objectif, il convient tout d’abord d’exploiter au mieux les capacités d’autofinancement de nos industriels. Ils sont évidemment intéressés au plus haut point au développement et au renouvellement de leurs gammes de produits, et par conséquent disposés à faire, dans la mesure de leurs possibilités, l’effort utile. Mais il est nécessaire pour cela que leur assise de production soit suffisante pour générer des moyens d’autofinancement significatifs. Compte tenu de l’étroitesse de notre marché intérieur, cela n’est possible qu’à travers un effort important d’exportation, et c’est justement grâce à cet effort, qu’au cours des dernières années, la part recherches et développement financée par les industriels est passée de 20 % à 40 %. C’est là un résultat très remarquable, qu’il apparaît très difficile d’améliorer encore, surtout lorsque l’on considère qu’il s’agit d’une moyenne qui porte sur des secteurs de nature très différente. Notre objectif est donc de maintenir cet équilibre.
Un deuxième moyen est de développer la coopération, car celle-ci a justement pour principal effet d’alléger les charges fixes d’études. Même si l’on ne peut espérer diviser exactement ces charges par le nombre de participants à un programme, il reste que des économies sensibles peuvent être faites ainsi ; et c’est pour cela que nous explorons systématiquement toutes les possibilités de coopération, principalement mais pas exclusivement, avec la RFA et la Grande-Bretagne, dont les capacités techniques et financières sont voisines des nôtres. Cette action est menée avec continuité et opiniâtreté, avec un grand souci de réalisme de la part de nos états-majors et une grande souplesse d’adaptation de nos industriels. Elle rencontre cependant des succès divers car, dans cette période de difficultés économiques mondiales, les hésitations à lancer des programmes nouveaux se multiplient, et les priorités des partenaires et les caractéristiques des programmes sont loin d’être toujours convergentes.
La poursuite du deuxième objectif, le meilleur emploi des ressources, implique une politique très sélective de choix des axes d’effort et une économie rigoureuse des moyens à mettre en œuvre. Un pays comme le nôtre ne peut avoir la prétention d’être champion toutes catégories, et si les hasards de la recherche et le talent des hommes nous placent parfois en tête, ce ne peut être qu’exceptionnel. Les matériels restent en service assez longtemps, de quinze à trente ans suivant leur nature ; les générations d’armement ne peuvent se succéder qu’à intervalles assez longs, et il est courant d’avoir simultanément en service au moins deux générations d’un même type de matériels. Dans ces conditions, et du point de vue du parc d’équipement des forces, il n’est pas indispensable que nous mettions en service les armements nouveaux exactement en même temps que les nations les plus avancées. Un décalage limité à quelques années est admissible et nous permet de différer un peu les choix majeurs, et par conséquent d’éviter des erreurs d’orientation toujours coûteuses.
De même, une analyse réaliste de la notion d’indépendance, à la lumière des impératifs économiques, conduit à écarter les concepts de rigoureuse autarcie de réalisation qui s’accommodent mal des interactions industrielles du monde moderne. Il faut donc discerner les autonomies essentielles qui préservent la liberté de décision majeure du gouvernement et concentrer sur elles nos efforts. En particulier, chaque fois que des coûts élevés de développement sont à mettre en balance avec de faibles productions, on ne doit pas écarter la prise de licences ou même l’achat à l’étranger accompagné de compensations industrielles. Enfin, si une saine émulation mérite souvent d’être entretenue entre équipes industrielles concurrentes pour obtenir les meilleurs résultats, il est nuisible de les poursuivre au-delà du raisonnable, et on doit éviter les duplications inutiles, surtout lorsqu’elles entraînent des investissements lourds en moyens d’essais ou de production. On voit ainsi que notre politique d’innovation exige à la fois une claire conscience de nos capacités et de nos limites, et aussi beaucoup de sagacité, d’intuition et de souplesse d’adaptation.
Cependant, le progrès scientifique et technique n’a pas seulement pour effet d’accélérer l’obsolescence des matériels et d’accroître les charges fixes des programmes. Engendrant des armements plus performants et plus complexes, il en augmente constamment les coûts en monnaie constante lorsqu’on passe d’une génération à la suivante. Ce phénomène est d’ailleurs très général et affecte aussi bien les autres pays que la France, et les équipements civils autant que les équipements militaires. Compte tenu des conséquences importantes de cette évolution des coûts, de nombreuses études économiques lui ont été consacrées au sein des services de la Délégation Générale pour l’Armement. Elles font apparaître de façon constante et claire qu’au cours de la production en série d’un matériel donné, les coûts décroissent suivant des lois industrielles bien connues en fonction de l’effet dit de l’« apprentissage » et de l’impact des gains généraux de productivité. Par contre, lorsque l’on passe d’une génération à la suivante, le coût unitaire, souvent exprimé en francs constants par kilogramme, croît en fonction de ce qu’on peut appeler l’« effet qualité ». Observé sur longue période, en fait depuis la fin de la deuxième guerre mondiale et sur de nombreux matériels d’armement de natures diverses, le taux annuel moyen de cette croissance est apparu de l’ordre de 5 %, c’est-à-dire d’un niveau assez proche de la croissance du PIB en volume. Une étude britannique récente fait état d’un taux de 6 %, qui confirme en fait la validité de notre approche. Assez curieusement, la même analyse faite sur des biens civils, comme les voitures de tourisme et les locomotives, a donné des résultats voisins. Et l’on avait cru pouvoir en déduire une loi assez générale suivant laquelle, pour un type d’équipement donné, un client était prêt à payer un surplus de perfectionnement équivalent à son surplus de niveau de vie.
Mais la croissance économique des pays occidentaux s’est considérablement ralentie au cours des dernières années, et l’accroissement des coûts dû à l’effet qualité semble poursuivre sa tendance antérieure. Il en résulte une inquiétude certaine sur les possibilités d’équipement quantitatif des armées en fonction des ressources prévisibles. Pour frapper les esprits, un analyste américain a même conclu, en extrapolant les tendances, que vers le milieu du XXIe siècle, les États-Unis ne pourraient plus acheter qu’un seul avion de combat par an. Il est donc certain que, pour une évolution de ressources donnée, un équilibre doit s’établir entre la qualité des matériels et la quantité commandée.
Il est cependant indéniable que l’effet qualité, générateur de l’accroissement régulier du coût des matériels, ne relève pas d’un simple souci de perfectionnisme, mais recouvre des bouleversements profonds en matière d’armement. La comparaison classique entre explosifs nucléaires et explosifs classiques est caricaturale, mais on pourrait citer longuement les transitions entre anciens et nouveaux matériels qui ont provoqué des sauts importants d’efficacité, entraînant dans nos armées des évolutions irréversibles. On ne peut donc s’abandonner à l’illusion du retour aux matériels rustiques et nombreux. En fait on sent bien qu’il existe un seuil au-dessous duquel les armements n’ont plus de valeur opérationnelle en face d’un adversaire équipé de façon moderne. Mais il existe également un autre seuil au-dessus duquel les perfectionnements ou les complications apportées n’ont plus une utilité opérationnelle suffisante pour justifier l’accroissement du coût correspondant. Tout le problème qui se pose à nous est de se situer entre ces deux seuils. Mais il faut être bien conscient que les choix des caractéristiques doivent être faits au moment du lancement du développement des programmes, c’est-à-dire environ huit à dix ans avant l’entrée en service des premiers matériels, que ces matériels seront produits en général pendant une dizaine d’années et resteront en service pendant bien plus longtemps encore. Si nous prenons par exemple le cas d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins, il apparaît que le dernier de ces sous-marins sera retiré du service environ cinquante ans après le lancement de son développement. Cela donne la mesure de la difficulté des choix auxquels nous sommes confrontés, de l’effort de prospective qu’ils impliquent et du caractère aléatoire des options prises. Ces problèmes doivent donc être abordés avec une grande ouverture intellectuelle et une certaine humilité. C’est dire l’importance que nous attachons au processus récurrent de définition des programmes au cours duquel officiers, ingénieurs et industriels cherchent ensemble à établir progressivement le meilleur compromis coût-efficacité en s’entourant des meilleures garanties : faisceaux d’information, études probatoires, modélisations, simulations. Nous sommes loin des temps où chacun s’enfermait dans sa spécialité propre. C’est à un travail d’équipe que tous s’attachent maintenant, avec une claire vision des enjeux militaires, techniques et économiques.
On ne saurait trop souligner à cet égard l’importance de la prospective scientifique et technique, qu’il s’agisse du renseignement proprement dit ou de la recherche destinée à éclairer les voies de l’avenir, mais également des échanges d’informations entre alliés qui permettent de discuter concepts et résultats.
Cependant, quelle que soit la qualité de nos réflexions et de nos choix, rien ne peut se réaliser sans une industrie imaginative, dynamique et saine.
Les activités d’armement alimentent en France près de 300 000 emplois directs et se répartissent entre divers secteurs industriels, dont les principaux sont l’aéronautique, l’électronique et les constructions navales et mécaniques. Le chiffre d’affaires correspondant a été, en 1981, de l’ordre de 66 milliards de francs hors taxes, dont environ 40 % à l’exportation. Cela représente environ 5 % de notre activité industrielle, 2,4 % de notre produit intérieur brut et 4,7 % de nos exportations totales.
Ces quelques ratios montrent que, contrairement à ce que pourraient laisser penser certains coups de projecteurs de l’actualité, les activités d’armement sont loin d’être hypertrophiées dans notre pays. On constate d’ailleurs assez curieusement que notre part de production d’armement dans la production mondiale correspond assez sensiblement à la part de notre économie dans l’économie mondiale.
Exprimée en francs constants, la croissance du chiffre d’affaires a été d’environ 6 % par an au cours des dix dernières années, entraînant des gains de productivité de l’ordre de 4,5 % par an. Cette croissance est due à l’augmentation des crédits d’équipement militaires, mais également aux exportations qui sont passées en dix ans de 20 % à 40 % du chiffre d’affaires.
Parallèlement, de nombreuses restructurations et reconversions industrielles ont été opérées qui ont permis d’étendre la dimension des entreprises et de les renforcer face à la concurrence internationale. Nous disposons donc d’une industrie saine et équilibrée, dont les résultats démontrent la capacité technologique et la compétitivité. Mais il ne faut pas se dissimuler ses facteurs de fragilité. Ce sont essentiellement l’évolution trop rapide des techniques qui nécessite un effort important de renouvellement des produits, et également le niveau élevé des exportations dont le caractère aléatoire et la sensibilité aux crises internationales sont particulièrement marqués. Mais ces facteurs de fragilité sont intrinsèques à ces activités et à notre dimension nationale. Ce sont des fatalités avec lesquelles il nous faut vivre et qui exigent de tous un effort permanent d’innovation et d’adaptation.
Ces quelques constatations et réflexions ne sont ni inquiétantes, ni rassurantes. Elles tracent les perspectives d’un chemin à parcourir difficile et semé d’embûches, à partir d’une situation solide qui ne peut que nous donner confiance dans nos capacités à surmonter les aléas. ♦