« Quand je pense à l’Allemagne, la nuit » – Mémoires d’un ambassadeur
« Quand je pense à l’Allemagne, la nuit » – Mémoires d’un ambassadeur
Après le récit de son expérience dans une Chine qui, à l’époque, cherche encore sa place sur la scène internationale (1), Claude Martin nous livre d’importantes mémoires sur les trois dernières décennies qui virent la montée en puissance de l’Allemagne. Celle-ci devient en Europe une priorité de la politique extérieure française. Ce témoignage, précis, alerte et d’une grande lisibilité, évoque trois décennies de hauts et bas d’une relation franco-allemande à l’épreuve des défis qui, comme l’euro, les Balkans ou l’élargissement vont nourrir également l’agenda de l’UE.
Son témoignage est exceptionnel puisqu’il s’appuie sur une durée de près d’une trentaine d’années (seulement interrompues par des séjours à Pékin) : l’auteur, diplomate chevronné, a longuement participé aux négociations européennes et aux rencontres franco-allemandes. Le récit s’achève sur une ambassade en Allemagne durant neuf ans, dans un pays qui vient d’être réunifié et dont la capitale a quitté Bonn pour retrouver Berlin.
Centré sur les principaux acteurs de la relation franco-allemande – et cela à différents niveaux de responsabilité –, il donne donc l’occasion d’une galerie de portraits qui ne sont pas limités aux personnalités françaises ou allemandes engagées dans la relation bilatérale mais s’étend également aux chefs d’État, ministres ou simples fonctionnaires qui se retrouvent de plus en plus fréquemment à Bruxelles. Les portraits sont sans concession, vivants. Certains sont acerbes et les propos rapportés sont souvent révélateurs des tensions diplomatiques et des ambitions personnelles. Ils dévoilent l’arrière-plan d’un jeu politique et diplomatique complexe et en perpétuelle mutation, au fil du renouvellement des acteurs.
Grâce à l’approche sur la longue durée de l’ouvrage, sont présentés nombre de débats récurrents. Ceux-ci soulignent aussi une série de constantes dans le discours de Berlin. On y trouve de manière récurrente une irritation profonde des politiques allemands sur ce qu’ils considèrent comme les manquements aux engagements pris par Paris sur le plan économique et budgétaire, un atlantisme viscéral, à quelques exceptions près, d’une classe politique allemande se refusant à endosser les ambitions d’une défense européenne qui ne se situerait pas dans le cadre de l’Otan, et une attention prioritaire donnée aux partenaires orientaux du pays.
L’auteur note cependant auprès de ses interlocuteurs dans les élites allemandes, aussi bien à Berlin que dans le reste du pays, le vif intérêt pour la culture française. Malheureusement ce dernier ne se traduit guère, en raison de la structure fédérale allemande, par des coopérations bilatérales d’envergure.
Au niveau européen, Allemands et Français se trouvent souvent partagés lors des rencontres bilatérales, entre une « Europe de projets », avec des succès reconnus comme la monnaie unique, Schengen ou Airbus, et une « Europe de débats » le plus souvent creux débouchant sur des compromis diplomatiques qui, pour Claude Martin, se traduisent finalement comme autant de facteurs de dérives de la construction européenne par rapport à ses ambitions initiales.
La relation des nombreux entretiens franco-allemands est particulièrement intéressante, notamment les passages concernant l’évolution des rapports entre les Présidents français et les Chanceliers allemands et leurs principaux ministres. Pour Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt, comme pour Jacques Chirac et Gerhard Schröder, après une phase initiale où chacun se jauge, une réelle entente se noue, faite d’estime réciproque et de volonté de faire progresser l’Europe. Pour d’autres, la relation restera difficile en dépit d’efforts qui resteront empreints à des degrés divers de suspicion, comme (contrairement à l’image habituellement relayée) entre François Mitterrand et Helmut Kohl, et surtout entre Angela Merkel et Nicolas Sarkozy. Dans toute relation bilatérale tournent autour des principaux responsables divers personnages soucieux d’entrer dans des jeux d’influence en raison de la poursuite d’intérêts personnels ou animés, au contraire, par la conviction de l’importance de la relation franco-allemande pour faire avancer l’UE.
Avec l’achèvement de sa mission à Berlin en septembre 2007, Claude Martin met fin à son témoignage. Il se situe donc avant l’invasion de la Crimée et le départ de Angela Merkel de la Chancellerie, où elle a donné une priorité constante, tout comme ses prédécesseurs, aux relations avec Moscou, appuyée par un puissant lobby patronal. Cette politique est aujourd’hui contestée et l’ouvrage ne se prononce pas sur le « Zeitenwende » d’Olaf Scholz, postérieur aux événements relatés. L’auteur s’est interdit d’entrer dans le débat sur Poutine et l’agression de l’Ukraine, même s’il analyse bien les prodromes de la crise et notamment le rôle de la Commission Barroso.
Cependant, il est frappant de constater que tout au long de la période évoquée vont se retrouver en arrière-plan les mêmes débats entre Paris et Berlin, toujours à l’ordre du jour : rôle des pays de l’Europe orientale au sein de l’UE, évolution des institutions européennes face aux nouveaux élargissements envisagés, différentiel des performances économiques entre les deux pays. Une différence notable aujourd’hui : la position de la France s’est affaiblie, celle de l’Allemagne s’est renforcée.
En définitive, ce long récit, mené d’une manière brillante, peut être abordé par le lecteur sous plusieurs angles : les mémoires d’un diplomate au contact des principaux responsables des relations franco-allemandes, une présentation de la classe politique allemande, y compris dans les Länder, mais on y trouvera également un récit très personnel des étapes de l’initiation de l’auteur, à la langue et à la culture allemande, et en particulier à sa littérature. Le titre de l’ouvrage est d’ailleurs extrait d’un poème d’Heinrich Heine (Nachtgedanken). Il traduit à la fois la relation de l’auteur avec ce pays mais aussi ses interrogations sur une Allemagne qui a acquis désormais, grâce à son poids économique et politique, l’ascendant au sein de l’UE, mais hésite sur ce qu’elle veut en faire, au-delà de la défense de ses stricts intérêts nationaux.
Il s’agit non d’un essai sur l’histoire de l’UE et de la politique allemande – et encore moins une réflexion, aujourd’hui dans l’air du temps, sur le déplacement vers l’Est du centre de gravité de l’UE, mais d’un document qui se veut d’abord comme un témoignage personnel. Claude Martin laisse un témoignage sur ce qu’il a vécu, vu, entendu et enregistré, laissant au lecteur la liberté d’en tirer les conclusions.
8 juin 2023
(1) Martin Claude, La diplomatie n’est pas un dîner de gala, L’Aube éditions, 2018. Recensée dans le n° 828 de la RDN.