Le Sahel, de l’indépendantisme au terrorisme islamiste
Le Sahel, de l’indépendantisme au terrorisme islamiste
Membre associé du Laboratoire de recherche en management Larequoi de l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines/Université de Paris-Saclay, Souleymane Doumbia défend l’idée que le Sahel n’est pas seulement le territoire des extrémistes, mais une digue qui stoppe la déferlante djihadiste à l’intérieur de l’Afrique. Si cette digue saute, nous entrerons dans le scénario du pire. À ses yeux cette hypothèse n’est pas assez mise en avant par les chefs d’État du Sahel qui font du terrorisme une affaire interne. Peut-on le démentir ?
En 2011, la guerre terminée en Libye, les divers mouvements djihadistes dans le Sahel se sont dispersés. Ils ont été pris en charge par des groupes : Boko Haram, Ansar Al-Charia, Ansar Al-Jihad, les Brigades Omar Abderrahmane ou également Harakat al-Chabab al-Moudjahidin. Les points forts de ces groupes sont leur assise locale et cette capacité à tirer parti des rivalités entre nomades et sédentaires, d’une jeunesse désœuvrée, des luttes claniques et tribales. Les djihadistes se sont enracinés après une vingtaine d’années ; certains se sont mariés et ont eu des enfants qui font partie de cette mouvance djihadiste.
La circulation est si facile en cet endroit du monde qu’il serait possible de rallier Benghazi (Libye) en un jour en partant du nord du Mali ou d’atteindre la péninsule du Sinaï (Égypte) en deux jours depuis le Ténéré (Niger). Grâce à cette fluidité, les réseaux djihadistes sont interconnectables. Si les armées du Sahel ne sont pas renforcées, ce vaste territoire échappera à tout contrôle. Une fois tous les groupes terroristes installés, c’est un État multipolaire islamiste qui serait à la porte de l’Afrique, mais également à quelques kilomètres de l’Europe. Si les réseaux de migration clandestine avec peu de moyens arrivent à y envoyer des milliers de personnes, alors il est encore plus simple pour les djihadistes d’en faire de même par les chemins empruntés par les passeurs. L’Europe n’est pas loin du Sahel. Il suffit de traverser le Maroc, l’Algérie, la Tunisie ou la Libye pour y être. Depuis l’Adrar des Ifoghas et l’Aïr, l’Europe, c’est à côté en rejoignant les frontières maritimes. L’Italie et Malte sont les principales cibles. La Grèce peut être un hub pour une invasion djihadiste. En empruntant le corridor mauritanien longeant le Sahara occidental, la ville de Tanger est à quelques centaines de kilomètres. C’est déjà l’Europe juste en face, le sud de l’Espagne. Le passage à l’Est est le plus éprouvant à cause du Sahara, mais le plus court. À partir de l’Aïr, les hommes peuvent arriver à Tamanrasset en Algérie et atteindre Tripoli en Libye ou rejoindre directement la ville de Sebha au centre de la Libye puis Tripoli où le sud de l’Italie n’est qu’à quelques heures. Plus à l’Ouest sur ce même chemin se trouve Tunis, une voie privilégiée des migrants qui peut également servir les djihadistes. En cas de prise totale du Sahel, la zone deviendra un socle d’entraînement des mouvements djihadistes dans le monde.
Lorsque les djihadistes ont pris possession de la ville de Gao, des centaines de jeunes de toute la région sont venues s’enrôler, soit à la police islamique, soit pour d’autres missions. Il est fort probable que des jeunes de toute l’Afrique pourront venir se former aux maniements des armes dans l’une des bases ainsi créées. Contrairement à Raqqa, petit territoire au centre de la Syrie où l’État islamique avait établi son Califat, la zone des trois frontières peut accueillir des milliers de combattants qui pourraient s’entraîner à l’abri de toute intervention militaire, surtout en cas de coalition des groupes de djihadistes. La riposte des pays du Sahel n’est pas seulement d’empêcher que l’Europe soit harcelée à partir de l’Afrique subsaharienne. Ils doivent s’ériger en véritable rempart contre la déferlante terroriste à l’intérieur du continent.
L’hypothèse d’une descente vers le Sud se justifie par les attentats en Côte d’Ivoire le 13 mars 2016. Le Bénin, depuis l’enlèvement de deux touristes français et l’assassinat de leur guide dans le parc Pendjari le 1er mai 2019, a connu plusieurs attaques terroristes. C’est le cas également pour le Togo qui a été attaqué dans la nuit du 14 au 15 juillet 2022. La faiblesse dans la plupart des pays d’Afrique est la fracture sociale très profonde entre les élites très riches et les pauvres. La plupart du temps, l’argument avancé par les djihadistes est l’appel au secours de leurs « frères » persécutés du fait de leur religion ou de leur arabisation. Or, la zone des trois frontières est bordée de pays en majorité musulman. C’est pourquoi la certitude d’une descente de vagues de djihadistes vers le Sénégal, la Guinée, le nord de la Côte d’Ivoire, le Tchad et Djibouti n’est pas à écarter. Cela coupera l’Afrique en deux territoires, avec les musulmans au Nord et les chrétiens au Sud.
Par ailleurs, comme déjà mentionnés, les guerres en Afrique centrale et de l’Est sont un terreau fertile à une invasion généralisée de l’Afrique par les combattants djihadistes. Le Cameroun, voisin du Nigeria en prise avec le groupe islamiste Boko Haram, fait l’objet d’un affrontement entre population anglophone et francophone. Au Soudan, la partition du pays a engendré des conflits de leaderships qui sont venus se greffer à la guerre interethnique à laquelle se livrent les habitants du Soudan du Sud. L’Érythrée, depuis son accession à l’indépendance, vit sous tension malgré les multiples interventions de la communauté internationale pour apporter la paix. L’Éthiopie éprouve une de ces guerres fratricides entre les Tigréens et le gouvernement central. La Centrafrique est toujours un pays en guerre civile : l’armée nationale ne parvient pas à éteindre le feu allumé depuis la chute du président François Bozizé et les élections démocratiques du 14 février 2016 ont vu arriver au pouvoir Faustin-Archange Touadéra. La République démocratique du Congo connaît également des troubles dans sa partie Est depuis environ trois décennies : malgré la présence des Casques bleus depuis plus de vingt ans, ce conflit perdure avec des atrocités sans commune mesure. En Somalie, la presque totalité du pays est aux mains des milices musulmanes d’Al-Chabab : ce pays semble être abandonné par la communauté internationale tant la situation stagne depuis le départ des troupes américaines en 1993. L’Ouganda et le Rwanda ne sont pas encore sortis de conflits puisque leur frontière ouest avec la RD Congo est occupée par des groupes armés. Dans ce cas, il est à craindre que les trois-quarts de l’Afrique soient en danger ; seuls les grands pays comme l’Algérie, l’Égypte et l’Afrique du Sud pourront y faire face.
Les divergences économiques, sociales et politiques dans l’Afrique d’aujourd’hui font qu’une action coordonnée face au terrorisme islamiste reste improbable. Si c’était le cas, quel pays en prendrait le commandement ? Lors de la guerre au Liberia de 1989 à 2003, l’Afrique de l’Ouest a parlé d’une même voix. Les pays ont mis sur pied un contingent militaire : l’ECOMOG (Economic Community of West African States Cease-fire Monitoring Group). Son état-major avait été confié au Nigeria. Mais trente ans plus tard, ce ne sont plus les mêmes dirigeants, ni le même état d’esprit. Les États sont mus par l’égoïsme, chacun cherche une ascendance économique et militaire sur les autres ; surtout, les instances régionales n’ont pas un commandement unique. Aussi, les missions de l’ONU auxquelles participent les Africains se font avec chacun son unité et non sous un drapeau unifié à l’image de l’ECOMOG.
Une prise de conscience s’impose. Il s’agit de construire une défense commune sans laquelle les pays individuellement auront du mal à venir à bout du terrorisme islamiste. Qui s’en chargera à l’heure de la guerre en Ukraine qui n’a fait qu’exacerber les relations entre les puissances, qui toutes, à un titre ou à un autre, ont jeté leur dévolu sur l’Afrique ?