L’Autre guerre froide ? La confrontation États-Unis/Chine
L’Autre guerre froide ? La confrontation États-Unis/Chine
En refermant L’Autre guerre froide ?, le lecteur pourra dire merci à Pierre Grosser d’avoir marié sa hauteur de vue et son expertise de l’histoire des relations internationales pour livrer une remarquable synthèse à la fois historique et géopolitique sur la question omniprésente de la rivalité entre Les États-Unis et la Chine. Car démêler les ressorts de cette compétition qui sature l’actualité depuis bientôt un quart de siècle n’est pas chose aisée, tant le poids des représentations, le manque de profondeur historique des observateurs et les craintes parfois irrationnelles brouillent les perceptions.
Au premier chef, Pierre Grosser apporte au débat le regard de l’historien, à deux titres. En premier lieu, en remettant de l’ordre dans les mouvements de balancier dans la relation entre Washington et Pékin, en distinguant trois périodes depuis 1989 : une période d’apparente « lune de miel » entre les deux capitales de 1989 à 2007, qui ouvre ensuite sur une phase de raidissement jusqu’à l’élection de Xi Jinping fin 2012, avant de basculer enfin dans une séquence de tensions aiguës à partir de 2016, dans laquelle nous sommes encore aujourd’hui. Ce découpage permet de bien cerner les points d’inflexion dans la relation sino-américaine contemporaine, et finalement de mieux éclairer le présent. En second lieu, en questionnant les « parallèles historiques » souvent utilisés par les analystes pour caractériser la période de rivalité actuelle et tenter de prédire l’avenir : passant tour à tour en revue la marche à la guerre de 1914 (rivalité Royaume-Uni–Allemagne), l’entre-deux-guerres (rivalité Japon–États-Unis) puis la guerre froide (en distinguant l’immédiat après-guerre, les années 1950 et la dernière partie de la guerre froide des années 1970-1980), Pierre Grosser consacre autant de chapitres à interroger la pertinence de ces comparaisons souvent « plaquées » sur l’actualité, montrant, au passage, leurs limites.
Ces bases étant posées, le grand mérite de l’auteur est de proposer une analyse comparative des rationalités à l’œuvre dans les deux camps, en mettant en lumière le poids des récits et des représentations. Sous sa plume, le lecteur appréhende ainsi les stratégies qui s’offrent à Pékin et Washington et aux autres acteurs du grand jeu lancé en Indo-Pacifique. Explorant les arguments des discours « optimistes » et « pessimistes », pesant les dilemmes de sécurité sur chaque rive du Pacifique, estimant le poids et la crédibilité des alliances de part et d’autre, l’auteur livre avec cet essai une remarquable analyse de la « gestion » du risque de conflagration entre les deux grands du siècle qui s’ouvre. Pour conclure qu’un affrontement violent généralisé, s’il reste possible, est finalement peu probable, alors que le scénario de la « rivalité longue » est, selon lui, le plus crédible.
Parmi les multiples idées qui jalonnent le propos de Pierre Grosser, deux points retiennent plus particulièrement l’attention. Premièrement, la part importante du champ maritime comme lieu d’expression et point d’application de la rivalité sino-américaine, à un degré bien supérieur à l’époque de la rivalité entre Washington et Moscou, ce qui est, selon l’auteur, un facteur d’instabilité dans la mesure où l’océan est un décor plus propice aux « étincelles » que ne l’est le champ terrestre. Deuxièmement, le fort risque de « bimondialisation », c’est-à-dire la probabilité d’une juxtaposition de deux ordres internationaux parallèles, avec leurs propres référentiels économique, financier, politique et culturel… bref, une « divergence » qui sonnerait la fin d’un long cycle de mondialisation entamé à l’époque moderne.
En 2023, la lecture de cet essai est en tout cas salutaire pour qui veut appliquer la maxime de Gustave Thibon : « C’est de l’altitude qu’il faut prendre et non de l’avance ». ♦