Le Monde de demain
Le Monde de demain
Après plus d’une année de guerre en Ukraine, les essais d’analyse et de prospective fleurissent (1), leurs nombreux auteurs se penchant sur les causes, les conséquences et les leçons de ce conflit qui a brusquement fait irruption en Europe en février 2022. Avec Le Monde de demain, Pierre Servent, journaliste et spécialiste des questions de défense, apporte sa pierre à l’édifice, fort de sa connaissance de la chose militaire et de son suivi minutieux – notamment par les médias – de cette guerre coloniale d’un nouveau type.
En premier lieu, Pierre Servent offre une analyse percutante du « système Poutine » et des facteurs qui ont poussé le maître du Kremlin à envahir l’Ukraine, surprenant au passage une bonne partie des analystes civils et militaires français. Sans mâcher ses mots, l’auteur se livre à une critique en règle des vices d’un « État voyou » intoxiqué par ses propres mensonges, contrant par la même occasion les arguments de plusieurs observateurs français « pro-russe » prompts à minimiser la responsabilité de Moscou dans cette guerre d’agression. Dénonciateur de la première heure, dans les médias, des intentions hostiles de la Russie en amont d’une invasion à laquelle beaucoup ne croyaient pas, Pierre Servent montre rétrospectivement la manière dont Poutine a pu interpréter plusieurs comportements occidentaux (faiblesse d’Obama, désintérêt de Trump pour l’Europe…) et certaines données conjoncturelles de la donne internationale (retrait américain d’Afghanistan, convergence capacitaire turco-ukrainienne…), comme autant d’incitations à se lancer à l’assaut de Kiev. En second lieu, l’auteur jette une lumière crue sur les faiblesses d’une armée russe rapidement mise en échec dans son « opération militaire spéciale ». Sans sous-estimer le potentiel de rebond russe, Pierre Servent analyse remarquablement la dialectique qui oppose sur le terrain la « botte soviétique » à la « box ukrainienne », en montrant les effets inattendus de la conjonction entre l’aide matérielle occidentale massive et la faculté d’adaptation d’une société ukrainienne acculée. Au fil des pages, le lecteur aura également un aperçu sans fard de la barbarie d’une partie de la troupe de Moscou en terre ukrainienne, conséquence d’un discours politique criminalisant les Ukrainiens et d’un encadrement défaillant dans une armée russe biberonnée à la violence.
Mais, comme son titre l’indique, cet essai nous parle surtout du monde de l’après 24 février 2022. Que sera-t-il ? Selon Pierre Servent, plusieurs tendances se dessinent plus ou moins nettement. D’abord, la fin programmée de l’architecture de sécurité internationale héritée de 1945, désormais purement symbolique et ouvertement remise en question. Ensuite, le retour en force d’une forme de tribalité, c’est-à-dire d’une forme de balkanisation accélérée du monde en « clans » à la recherche plus ou moins consciente d’une forme de « pureté » mythifiée. Cette tribalité serait adossée, sur le plan politique, à une demande de « réassurance autocratique ». Enfin et surtout, une nouvelle division du monde en deux « clubs » (démocraties historiques d’un côté, autocraties révisionnistes de l’autre) qui, en dépit des liens économiques qui les unissent, menacent de diverger en deux systèmes parallèles et concurrents qui tendront à s’autonomiser sur tous les plans (politique, économique, monétaire, idéologique). Et c’est là que menace le risque d’extension d’une conflictualité jusqu’ici relativement contenue.
En complément, Pierre Servent consacre plusieurs pages aux dynamiques qui traversent le camp occidental depuis février 2022, en montrant comment l’alignement des planètes entre une Otan revivifiée et une Union européenne aiguillonnée constitue une opportunité à saisir pour sortir des postures stériles (la France n’étant pas exempte de critiques pour son attitude parfois clivante) et préparer les chocs de demain. En bon connaisseur de l’armée française, l’auteur passe également en revue les forces et les limites de notre outil de défense à l’aune de ce nouveau contexte, en appelant à une position équilibrée entre autonomie européenne et cohésion atlantiste, en particulier dans le domaine des équipements.
On appréciera donc cet essai à la fois concis, éclairant et engagé. Toutefois, malgré un propos toujours documenté et nuancé, on pourra regretter par endroits quelques envolées manichéennes lorsque l’auteur convoque les « valeurs » de l’Occident (tantôt européennes, tantôt alliées) sans jamais vraiment les définir, ou lorsqu’il généralise la tendance au retour du nationalisme comme un produit de la « peur de l’autre », oubliant que le vrai moteur du retour des nationalismes est bien souvent la colère et non la peur ! ♦
(1) Voir parmi d’autres : Heisbourg François, Les Leçons d’une guerre, Odile Jacob, 2023, 203 pages.