Fareed Zakaria, The Self-Doubting Superpower, in Foreign Affairs, Jan/Feb 2024—reviewed by Guy Vinet.
Parmi les revues - Zakaria Fareed, « The Self-Doubting Superpower », Foreign Affairs, vol. 103, n° 1, janvier-février 2024, p. 38-54
La dernière livraison de Foreign Affairs nous propose un article aussi intéressant que pertinent par le sujet traité : les États-Unis saisis par le doute de leur puissance. Écrivain américain, Fareed Zakaria est un contributeur régulier à la revue américaine et animateur d’une émission spéciale sur CNN.
Il part de la prémisse selon laquelle les États-Unis se situeraient et se perçoivent actuellement dans une phase de déclin. Ce point de départ se fonde sur de récents sondages d’opinion indiquant que la majorité des citoyens ont une approche négative de la manière dont leur pays est gouverné et ont le sentiment que celui-ci a perdu de son influence internationale et de sa puissance nationale. Cette appréciation est corroborée par les trois campagnes électorales de Donald Trump, celle précédant son élection (2016), celle pour sa réélection (2020) et celle qui est en cours. En effet, pour chacune d’elles, l’argument répété à satiété par le candidat tournait autour de la grandeur perdue de l’Amérique et l’impératif de la rétablir dans sa dimension de puissance. Une partie de la population, à force de s’entendre dire que les choses vont mal, a fini par l’admettre. Il en résulte une sorte de doute des États-Unis sur eux-mêmes.
Selon l’auteur, la réalité du moment montre un tout autre tableau dans un pays où l’économie se porte très bien avec des agrégats éloquents (produit intérieur brut général et per capita, taux de croissance et d’inflation), ainsi qu’un taux de natalité enviable. Dans le domaine des nouvelles technologies, indicateur de puissance mondiale, les États-Unis sont en meilleure position aujourd’hui que dans les années 1980 et leur avance dans le secteur de l’Intelligence artificielle (IA) est incontestable. Pour l’énergie, ils sont les premiers producteurs mondiaux de pétrole et de gaz, et ils investissent massivement dans les énergies vertes. Enfin, au rayon de la puissance militaire, ils disposent, par exemple, de onze porte-avions en opération pour seulement deux en Chine.
Après cette description du paysage actuel, l’auteur présente un rappel historique du rôle des États-Unis depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette perspective permet de prendre la mesure des réalisations américaines aussi bien en politique intérieure que sur le champ international. Nul ne saurait contester que les Américains ont été les principaux artisans de l’ordre international post-1945 ; cet ordre a été forgé sur la base de leurs visions mais aussi de leurs intérêts. Aujourd’hui, ils peuvent avoir le sentiment que cet ordre les dessert.
Durant tout le temps de la guerre froide, les États-Unis ont été le leader incontesté du monde « libre » et seule l’Union soviétique était en mesure de lui faire de l’ombre au niveau international. Cette situation de duopole s’est plus tard transformée en quasi-monopole au profit de l’Amérique après l’effondrement du mur de Berlin et jusqu’au début du XXIe siècle. En 1999, Samuel Huntington pouvait ainsi écrire dans la même revue un article intitulé « La superpuissance solitaire » au sujet des États-Unis.
Si les choses se gâtent ensuite, ce n’est pas par défaut ou déclin américain. Cela résulte davantage d’erreurs politiques désastreuses tels la conduite d’opérations militaires en Afghanistan et en Irak ou le refus de s’impliquer dans les questions du Proche-Orient, Syrie et Palestine. En parallèle, la Chine a connu une expansion économique et industrielle rapide qui lui a ouvert les portes d’une ambition politique internationale ; la Russie, grâce à ses exportations d’énergie fossile, a pu prendre une place importante sur la scène internationale et tenter d’y récupérer une reconnaissance perdue ; d’autres pays ont émergé, comme l’Inde, l’Indonésie ou l’Arabie saoudite, pour ne citer qu’eux.
Ainsi selon l’auteur, à un ordre unipolaire américain des années 1990 se serait substitué graduellement un ordre qualifié un peu rapidement de multipolaire. En réalité, par le jeu des alliances et autres accords ou traités bi- et multilatéraux, les États-Unis restent largement la puissance mondiale dominante. Seule la Chine serait en mesure de pouvoir la contester mais elle ne semble pas en avoir la volonté, n’y ayant actuellement aucun intérêt ; elle se contente de chercher à étendre sa puissance. Elle se tient sur une prudente réserve au sujet de la guerre russe en Ukraine alors que les États-Unis y jouent un rôle de premier plan sans oublier leurs ambitions dans la zone indo-pacifique.
En bref, l’auteur ne voit aucune raison objective au sentiment américain de déclin et de doute sur sa puissance. Curieusement, l’auteur ne mentionne pas le choc du 11 septembre 2001. Pourtant, il est peu douteux que les attaques terroristes qui ont frappé des lieux symboliques sur leur sol ont traumatisé les Américains en les projetant dans une vulnérabilité qu’ils n’avaient jamais envisagée. Il est permis de penser que cet événement tragique a marqué en fait le début d’une époque où les États-Unis ont senti concrètement la réalité des menaces extérieures avec leurs conséquences intérieures. Par ailleurs, l’auteur ne nomme qu’incidemment l’Europe, ce qui en dit long sur la perception de notre continent par les Américains.
En dernière analyse, l’auteur souligne la nécessité pour les États-Unis de ne pas refuser le monde mais, au contraire, de continuer à y exercer son influence positive et à y jouer « un rôle central dans le soutien au système international ». Un retrait américain de la scène internationale marquerait une régression pour l’ordre et le progrès. Cette remarque de l’auteur paraît difficilement contestable et on ne saurait envier un monde où les États-Unis cesseraient d’y rayonner. Les Français ont une réputation solidement établie d’arrogance ; les Américains ont celle de l’assurance. Il ne faudrait pas que le vernis se fissurât.