Questioning the Carrier: Opportunities in Fleet Design for the US Navy
Questioning the Carrier: Opportunities in Fleet Design for the US Navy
Incontestablement accrocheurs, la couverture et le titre incitent à parcourir cet essai qui traite d’une question récurrente dans le débat d’idées sur le format de l’US Navy : quelle place pour les porte-avions et leurs groupes aériens embarqués au sein de la première flotte mondiale ? Question épineuse, objet de débats virulents à Washington, que cet ouvrage, écrit par un jeune officier supérieur issu du monde des sous-marins, traite avec un mélange de détermination et de candeur qui, à lui seul, illustre la liberté de ton en vigueur au sein de l’US Navy.
Que nous dit l’auteur ? Deux choses essentiellement. Premièrement, que les porte-avions sont obsolètes : non pas qu’ils soient démodés technologiquement (ils sont à la pointe de la technologie), ni même qu’ils soient trop vulnérables (ils jouissent d’une mobilité et d’une défense en couches particulièrement robuste), mais pour la bonne raison qu’ils ne sont plus la meilleure réponse pour faire face aux défis du combat naval. Le darwinisme naval aurait fait son œuvre et les porte-avions devraient céder – progressivement – la place. Deuxièmement, et logiquement, que les États-Unis doivent cesser dès maintenant de construire des porte-avions et opter sans tarder pour une flex fleet nombreuse et modulaire, mieux adaptée aux défis qui se dressent à l’horizon.
D’une manière générale, l’approche de l’auteur est plutôt bien vue et solidement argumentée. Dressant une analyse comparative des forces et des faiblesses du porte-avions et de la flex fleet au regard des principales missions à accomplir par l’US Navy, l’essai fait ressortir que le porte-avions, s’il reste en tête dans la capacité à « produire » de la défense aérienne, est au contraire en difficulté face à une structure de flotte plus distribuée. Parcourant les compartiments de la guerre navale, l’auteur fait ainsi ressortir les forces de la flex fleet en insistant sur la valeur du réseau pour l’éclairage (dans la profondeur) et la frappe (en premier), sur la force du nombre pour compliquer le travail de l’adversaire et améliorer la résilience de sa propre force… tout en pointant l’effet « trou noir » de la carrier-centric fleet qui absorbe autour du porte-avions de nombreux moyens matériels et humains pour sa défense. La critique porte également sur la fiabilité des couches défensives autour du porte-avions, qui, dès lors qu’elle n’est pas absolue, serait inutile. Autant d’arguments qui portent, en particulier lorsqu’ils sont adossés à une analyse historique. Au total, pour l’auteur, le ratio coût–bénéfice du porte-avions, examiné froidement, devrait inciter l’US Navy à lancer leur extinction pour amorcer la bascule vers une flotte plus offensive, plus distribuée et plus résiliente.
Cependant, la rationalité pêche sur certains points et n’emporte pas la conviction. Les parallèles historiques ne sont pas toujours pertinents. Comme d’autres adversaires du porte-avions, l’auteur est parfois aveuglé par une forme de darwinisme matériel, qui n’est pas sans rappeler les errances de la Jeune École française à la fin du XIXe siècle. Certaines oppositions sont également stériles, telle la mise en concurrence entre l’avion et le missile, qui sont au contraire complémentaires. Les considérations sur la survivabilité du porte-avions sont, quant à elles, un peu courtes, partant du principe qu’un pont-plat n’est pas capable de résister à un coup au but, alors qu’un porte-avions d’attaque moderne peut au contraire « encaisser » les coups avec une résilience bien supérieure à celle de n’importe quel escorteur. On peut aussi reprocher une forme d’amoindrissement des performances des intercepteurs navals face à la menace chinoise, alors même que les performances récentes de l’AEGIS en mer Rouge montrent les potentialités de ce système en évolution permanente. En outre, l’approche critique est trop centrée sur le porte-avions comme unité isolée qui agrège autour d’elle des moyens purement défensifs : ce faisant, l’auteur méconnaît l’effet démultiplicateur du groupe aéronaval, qui est déjà un réseau en lui-même. En dernier lieu, le raisonnement sous-estime la capacité d’adaptation tactique et matérielle des groupes aéronavals, alors même que cette adaptabilité est au cœur de leur histoire depuis la Seconde Guerre mondiale.
Réciproquement, les vertus de la flex fleet théorisée par l’auteur peuvent être questionnées. Ainsi du rôle qu’il souhaite donner au « navire arsenal », nouveau talon d’Achille de la flotte, qui justifiera de fixer des moyens pour sa protection ; ou de la nécessité d’une connectivité parfaite (qui sera déniée à l’heure de l’affrontement) pour tirer tout le bénéfice d’une flotte distribuée ; ou encore de l’absence totale de considération sur la tenue à la mer de navires plus petits, qui seront vite balayés de la surface de la mer lorsque les porte-avions continueront sans difficultés à opérer ; même chose pour la « division du travail » entre type de bâtiments au sein de la flex fleet, qui n’est pas la meilleure manière de pratiquer la liaison des armes ; même chose, enfin, pour l’absence totale de considérations sur les enjeux « ressources humaines » associés à la flex fleet. Belle dans les tableaux de chiffres, la flex fleet est encore à bien des égards une vue de l’esprit.
Au bilan, on saluera la liberté de ton incarnée par cet ouvrage, qui honore l’US Navy. L’analyse critique d’un jeune officier, malgré ses angles morts, a le grand mérite de faire réfléchir sur certaines certitudes bien ancrées dans le cerveau reptilien de l’US Navy, et de mettre en avant l’inertie de la base industrielle et technologique de défense outre-Atlantique. Car s’il est bien un amer à ne pas perdre de vue, c’est que l’investissement intellectuel doit précéder l’investissement matériel. ♦