Putin’s “Turn to the East” in the Xi Jinping Era
Putin’s “Turn to the East” in the Xi Jinping Era
Le « tournant russe vers l’Asie » (Povorot na Vostok) est désormais bien ancré dans le lexique académique occidental (1). Apparu en Russie au début des années 2010, ce terme renvoie à un large faisceau d’idées et de mesures qui rééquilibreraient la politique russe, tant intérieure qu’extérieure, vers l’Asie. Le développement de l’Extrême-Orient russe, ainsi que l’approfondissement des relations avec les États d’Asie-Pacifique, doivent entraîner une redynamisation de l’économie russe, tout en crédibilisant son statut de grande puissance eurasiatique. Pour Gilbert Rozman et Gaye Christoffersen, qui proposent une analyse de l’évolution du « tournant russe vers l’Asie » depuis 2012, aucun de ces objectifs n’a été atteint, à l’exception du rapprochement avec la Chine. Obsédés par leur quête de puissance et la confrontation avec l’Occident, les dirigeants russes auraient développé l’axe Moscou-Pékin au détriment d’une diversification vers le reste du continent, et au prix d’une dépendance croissante envers la Chine.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’évolution conceptuelle du « tournant russe vers l’Asie », ainsi qu’au débat interne qu’il suscite en Russie, entre 2012 et 2022. Le sommet de l’APEC (Asia-Pacific Economic Cooperation) à Vladivostok en septembre 2012 est présenté comme le point de départ symbolique de cette nouvelle stratégie asiatique. Le pouvoir fait alors l’emphase sur les opportunités de développement économique et la nécessité de multiplier les partenariats dans la région à un moment de détente relative avec les États-Unis et leurs alliés. À l’heure où le « reset » du président Barack Obama (2011) suscite encore des espoirs, la visite du Premier ministre japonais à Moscou en avril 2013 laisse par exemple entrevoir la possibilité d’un règlement du contentieux territorial concernant les îles Kouriles. En Russie, ces perspectives réjouissent une partie de l’élite et des observateurs méfiants de la Chine. Ils souhaitent contrebalancer l’influence grandissante de Pékin au moment où Xi Jinping annonce le déploiement des « Nouvelles routes de la Soie ».
La crise ukrainienne de 2013-2014 affecte durablement l’orientation du « tournant vers l’Asie ». L’annexion de la Crimée par la Russie et ses conséquences lancent un nouveau cycle de tension avec l’Occident qui enferment progressivement les dirigeants russes dans la vision d’une « Nouvelle guerre froide ». Les dirigeants russes parlent encore de « multipolarité » en Eurasie et affichent leur volonté d’intégrer l’Inde et l’Association des Nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) dans un « Grand partenariat eurasiatique ». En réalité, la Russie privilégie le rapprochement avec la Chine, dont les relations avec les États-Unis se dégradent à leur tour à partir de 2018. Durant cette période, les voix critiques qui s’alarment d’une évolution prochinoise à un moment où Pékin mène une politique plus agressive sur la scène internationale, sont de moins en moins audibles et tolérées. Pour les auteurs, ce musellement du débat nourri un aveuglement volontaire du pouvoir quant à l’échec de son projet initial alors que « l’illusion de l’eurasisme n’est pas durable et la réalité d’un sinocentrisme débridé se rapproche. » (p. 232).
La seconde section propose un panorama des différentes orientations du « tournant russe vers l’Asie ». Les chapitres consacrés au Japon, à la Corée, à la Mongolie ou à l’Asie du Sud-Est présentent les partenaires qui auraient pu offrir de nouvelles opportunités économiques à la Russie et ainsi permettre d’équilibrer l’influence de la Chine. Les auteurs s’attardent notamment sur le cas de l’Inde qui, du fait de ses liens historiques avec la Russie et de son importance stratégique, occupe une place centrale dans le projet asiatique du Kremlin. L’entrée de New Delhi dans l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS) en 2017 contribue à alimenter les espoirs d’une architecture régionale dominée par un triangle Russie-Inde-Chine (RIC), une idée remontant aux années Gorbatchev. Cependant, la politique régionale de plus en plus agressive de la Chine pousse l’Inde, tout comme d’autres États asiatiques, à se rapprocher des États-Unis. Alors que la rivalité sino-américaine redessine les équilibres en Asie, la Russie a de plus en plus de mal à s’affirmer comme un acteur autonome auprès de ses partenaires potentiels : « Le problème de la Russie est qu’elle revendique une politique étrangère indépendante en Asie, mais qu’elle est tellement liée à la Chine qu’elle ne peut agir en cohérence avec cette affirmation » (p. 179).
Gilbert Rozman et Gaye Christoffersen concluent leur ouvrage par un chapitre consacré à l’impact de la guerre en Ukraine. Ils estiment que le « tournant » est un échec « à chaque étape » et que la Russie a renoncé à la plupart de ses objectifs afin de consolider un axe anti-occidental avec la Chine et la Corée du Nord. Revenant à l’approche sécuritaire et polarisée qui a dominé jusqu’en 1985, la politique asiatique de la Russie serait une illustration de l’emprise croissante de la rhétorique de la « Nouvelle guerre froide » dans les cercles du pouvoir russe. ♦
(1) Facon Isabelle, « Quel tournant asiatique pour la Russie ? », RDN, n° 781, juin 2015, p. 79-84.
Blakkisrud Helge et Wilson Rowe Elena, Russia’s Turn to the East: Domestic Policymaking and Regional Cooperation, Palgrave Macmillan, 2018, 167 pages.
Miller Chris, We Shall Be Masters: Russian Pivots to East Asia from Peter the Great to Putin, Harvard University Press, 2021, 384 pages.