Le Réveil stratégique – Essai sur la guerre permanente (The strategic alarm call—An essay on permanent war)
Le Réveil stratégique – Essai sur la guerre permanente
Nul besoin d’être un grand analyste pour voir que nous sommes dans une période d’accumulation structurelle des crises. Signe d’une bascule entre deux cycles géopolitiques – dont la charnière se situe, selon l’auteur, entre les années 2013 et 2014 avec la non- intervention occidentale en Syrie et l’intervention russe en Crimée –, cette accumulation incite à se saisir de deux grandes questions : d’une part, comprendre ce qu’est devenue la guerre et, d’autre part, en déduire une réponse nationale et européenne, alors que nous entrons dans une ère où les solutions d’hier ne seront plus celles de demain. En deux mots : le réveil stratégique.
Sur la première question, le constat du diplomate est clair : la guerre est devenue permanente. Une évidence, alors que des militaires chinois en avaient déjà cerné les contours il y a plus de deux décennies dans La Guerre hors limites (1999) ? Sans doute, mais l’analyse de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer permet de bien comprendre, en 2024, comment et pourquoi cette prophétie s’est réalisée, au point d’imprégner tous les compartiments des relations internationales. La guerre est désormais permanente pour cinq raisons principales.
Premièrement, car elle s’est « déspécifiée » : loin d’être cloisonnée dans le temps ou dans l’espace, la guerre implique désormais tout le monde, partout, tout le temps, nous faisant passer du paradigme de la pacification de la guerre à celui du bellicisme de la paix. Deuxièmement, car nous assistons à l’arsenalisation de tout : économie, pêche, migrants, énergie, faim, information, santé… tous les domaines où existe un début d’interdépendance sont utilisés comme des armes pour imposer une volonté ou comme un terrain où créer un rapport de force. Ici, la nouveauté réside, selon l’auteur, dans l’ampleur et la diversité des moyens utilisés. Troisièmement, en raison de la persistance de la menace posée par le terrorisme islamiste, dont la volonté de nuire ne s’est pas érodée, et qui s’impose de manière durable, posant aux Occidentaux le défi d’en penser la permanence et de trouver les moyens de la contenir. Quatrièmement, car réapparaît le spectre de la guerre majeure, dont la perspective instille une tension permanente dans nos sociétés, singulièrement depuis février 2022 : ici, tout en clarifiant la notion parfois floue de « guerres majeures », l’ancien directeur de l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (Irsem) montre que celles-ci sont désormais « un peu moins improbables », alors que les deux grands facteurs de stabilité que sont le multilatéralisme et la dissuasion nucléaire sont fragilisés, et que, dans le même temps, les États-puissances ont un recours décomplexé à la stratégie du fait accompli, tout en laissant les passions cohabiter avec la raison dans le choix du recours à la force. Enfin, car la guerre permanente est alimentée par l’enchaînement rapide de ruptures technologiques qui redistribuent la puissance et créent des champs de compétition permanente où les applications civiles côtoient les usages militaires (neurosciences, quantique, intelligence artificielle, miniaturisation, etc.).
Voilà donc pour les ressorts de la guerre permanente. Vient ensuite le temps des réponses. Pour ne pas sortir de l’histoire, un réveil stratégique est nécessaire. Mais lequel ? Celui qui doit permettre à l’Europe et à la France de « gagner la guerre avant la guerre ». Ce réveil passe par la réduction de nos dépendances face aux grandes puissances autoritaires pour « réaligner nos sources de sécurité avec nos sources de prospérité », par le développement de la culture du renseignement qui passe singulièrement par une meilleure réceptivité des décideurs aux indices qui leur sont remontés par les services spécialisés, par le déploiement effectif d’une stratégie d’influence, par la culture du goût du risque et plus généralement par la transformation de nos organisations pour permettre cette même prise de risque. Au total, un réveil qui doit passer par une cohésion – un alignement – entre alliés, par la fin de la naïveté stratégique et, enfin, par l’acceptation sereine du rapport de force, tant il est vrai que « ce n’est pas la force mais la faiblesse qui mène à l’escalade ».
Le propos de Jean-Baptiste Jeangène Vilmer est d’autant plus agréable qu’il pourfend au passage plusieurs idées reçues, avec un argumentaire bien charpenté. Ainsi de sa déconstruction de l’hybridité, de sa critique du mythe de la multipolarité (un souhait et non une réalité), de sa démonstration de la vacuité de la notion de « Sud global », ou encore de sa mise en valeur des mérites de l’alignement, qui n’est pas un gros mot.
L’ouvrage se referme sur quelques textes percutants commis par des personnalités comme Michel Goya et Olivier Schmitt, qui toutes contribuent à analyser les enjeux du changement d’époque dans lequel nous basculons. Avec une mention spéciale pour l’article d’Alexandre Jubelin sur « Le souci intermittent de la guerre », dont les propos sonnent particulièrement juste quand il s’agit d’analyser le rapport de la société française au fait guerrier. ♦