La Turquie et l'Europe
Peu de temps après la création de l’axe Rome-Berlin, la Turquie ayant éprouvé le besoin et manifesté l’intention de resserrer les liens qui l’unissaient à la Grande-Bretagne et à la France, une tempête d’indignation souleva l’opinion allemande et l’opinion italienne. La presse fasciste criait à la trahison. Quant à la presse hitlérienne, le thème de ses doléances était à peu près celui-ci : « L’Allemagne ne menace point les Turcs, l’Italie pas davantage. Tout ce que nous demandons à la Turquie, c’est de rester neutre et de ne point se mêler des affaires de l’Europe. » C’est précisément ce que la Turquie ne pouvait pas faire, pour la raison qu’elle est et qu’elle entend demeurer une puissance européenne. Il ne fallait rien de moins que la crise où depuis tantôt quatre années se débat notre continent, pour dissiper entièrement l’illusion, indolemment entretenue par certaines chancelleries, d’une Turquie boudeuse et revêche, tournant le dos à l’Europe, en un mot d’une Turquie asiatique.
À l’origine de cette illusion, il y avait un fait : l’abandon de Constantinople et le transfert de la capitale à Ankara. Événement extraordinaire : une ville dont tous les grands conquérants, tous les grands politiques avaient proclamé l’incomparable valeur, que plusieurs même avaient tenue pour la capitale du monde, était brusquement délaissée, dédaignée par ses possesseurs légitimes ! Encore fallait-il chercher à ce fait une explication raisonnable. J’eus l’occasion de la demander, en août 1923, à l’homme le mieux qualifié pour la fournir, à Moustapha Kemal pacha. Je l’entends encore justifier le choix qu’il avait fait de cette ville d’Anatolie, qu’entourait alors un véritable désert, par sa crainte d’un retour offensif des puissances d’Occident, et par sa volonté de soustraire le gouvernement de la Turquie à des influences extérieures qu’il jugeait encore redoutables. « Cette liberté, me dit-il, cette liberté qui nous a coûté si cher, nous avons peur de la perdre, et nous voulons à tout prix la garder. » Je vis alors un éclair de défiance passer dans les yeux de Kemal, et ses mains se crisper nerveusement, comme pour retenir quelque chose qui pouvait encore s’échapper. Cet éclair et ce geste révélaient l’énergie passionnée qu’il tenait en réserve contre quiconque tenterait de lui ravir le fruit de sa victoire.
Cependant, je ne me tins pas de lui demander s’il fallait voir dans ce transfert de la capitale le symbole d’une politique qui éloignerait définitivement la Turquie de l’Europe pour la confiner en Asie. « Y pensez-vous ? répondit-il. Mais vous oubliez notre histoire. Le mouvement suivi par les Turcs à travers les siècles a suivi une direction constante : nous avons toujours marché de l’Orient vers l’Occident. Si, dans ces dernières années, nous avons rebroussé chemin, avouez que ce n’est pas notre faute, c’est vous qui nous y avez contraints. » Il eut alors quelques phrases banales sur les mérites de la civilisation européenne ; puis il ajouta : « La décadence a commencé, pour l’Empire ottoman, le jour où, trop fier des victoires remportées sur l’Occident, il a cru pouvoir rompre les liens qui l’unissaient aux nations d’Europe. C’était une faute ; nous ne la renouvellerons pas. »
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