Droit de réponse - La guerre économique : une source de confusion permanente
Ma mise en cause anonyme par M. François-Émile Truchet dans le numéro d’août-septembre de Défense Nationale me contraint de revenir, une fois encore, sur le concept de guerre économique auquel j’ai déjà consacré plusieurs analyses (1).
Contrairement à une idée assez largement répandue, la guerre économique n’est pas une notion nouvelle. Il s’agit plutôt d’un nouvel amalgame de différentes notions dont aucune, prise individuellement, n’est vraiment récente. On se contentera de rappeler ici ses deux principales composantes : l’usage de la force économique pour faire fléchir un adversaire politique, la dimension conflictuelle des rapports de force économiques. La longue histoire des blocus et autres embargos suffit à témoigner de l’ancienneté de la première de ces composantes. Quant à la seconde, elle était déjà évoquée par nombre d’économistes de l’entre-deux-guerres. Ainsi paraissait dès 1930 un ouvrage de Zeuthen intitulé « Problems of Monopoly and Economic Warfare » qui connut à l’époque un certain succès.
On peut contester la terminologie, mais chacune de ces deux composantes renvoie à une réalité. La difficulté commence lorsque l’on regroupe dans une appellation commune des phénomènes différents, si ce n’est parfois opposés. Recourir à l’arme économique dans un conflit politique implique que le ou les États qui en usent soient en mesure, au moins dans un secteur déterminé, de contrôler les opérations d’échange et de production correspondantes. La compétition qui oppose deux entreprises concurrentes revêt un caractère conflictuel d’autant plus aigu, au contraire, qu’aucune institution nationale ou internationale ne dispose de moyens pour s’interposer. Dans un cas la lutte est politique et l’économie intervient comme un instrument au service d’intérêts nationaux, dans l’autre, elle est économique et coïncide fortuitement avec un enjeu national. C’est pourquoi le terme de guerre économique entretient une confusion qui masque même une certaine contradiction.
Contre cette argumentation logique, les tenants de la guerre économique invoquent le plus souvent l’évolution récente des relations internationales et en particulier le phénomène de mondialisation de l’économie, Le bien-fondé de cette évocation nécessiterait auparavant de préciser ce qu’il faut entendre par mondialisation, ce qui exigerait un examen qui dépasse les limites de cette brève réponse. Quoi qu’il en soit, quelques exemples empruntés à la plus immédiate actualité semblent montrer que les liens entre la guerre économique, dans les deux acceptions qui ont été rappelées, et les transformations intervenues dans la vie politique et économique sont loin d’être évidents. Dans la guerre menée par les forces de l’Otan en Bosnie et au Kosovo, l’embargo économique a certes été utilisé, avec le succès (ou l’insuccès) que l’on sait. Mais l’enjeu économique qu’elle représentait pour les entreprises des pays qui ont participé aux opérations semble jusqu’à présent bien mince. En sens inverse, la France fut l’année passée le théâtre de deux combats économiques fratricides dans le secteur de la banque (BNP, Paribas et Société générale) et du pétrole (Totalfina-Elf). Même si la dimension internationale n’était pas absente de l’esprit des opposants, ces affrontements se sont déroulés dans le champ clos de notre hexagone et en dépit de mises en garde répétées des autorités politiques de notre pays.
On pourrait être tenté de conclure de ces exemples, que l’affaiblissement des pouvoirs des États-nations tend à exacerber encore la distance qui sépare l’usage politique de la force économique des rivalités violentes qui opposent aujourd’hui les groupes économiques dans leur désir de contrôle. Ce serait peut-être aller vite en besogne. Mais ils incitent, en tout cas, à ne pas céder trop facilement aux approximations sémantiques. ♦
(1) Christian Schmidt : Penser la guerre, penser l’économie ; Paris, Odile Jacob, 1991. « Contre la guerre économique » ; Revue des deux mondes, n° 4, avril 1995.