Mafias du monde
Nous voici invités à un tour du monde des mafias en tous genres, qui ne se limitent pas à quelques « groupes de délinquants folkloriques circonscrits à telle île de la Méditerranée » et qui s’adonnent, chacune dans sa ou ses spécialités, à toutes sortes d’activités condamnables, de contrebande à la prostitution et au racket, sans oublier la sacro-sainte drogue. Cet ouvrage très documenté se réfère à de nombreuses sources et comporte à chaque page de multiples renvois fort instructifs, mais il est évident qu’il ne se borne pas à une compilation et reflète de la part de l’auteur une connaissance approfondie de son sujet. La construction est déséquilibrée, puisqu’une première partie purement descriptive occupe les trois quarts du volume, précédant deux minuscules chapitres de synthèse ; de même, on trouvera inhabituel que l’historique de chacune de ces honorables confréries soit souvent situé non en tête de la description, mais au milieu, voire vers la fin.
De nombreux pays figurent sur une liste sans surprise. On se réjouira de relever la part relativement congrue de l’Europe, à l’exception de la Russie et de la championne italienne toutes catégories, ainsi que la faible place de notre pays au palmarès, encore que, si notre côte-d’Azur est « dépourvue de mafias indigènes », elle n’en subit pas moins des « infiltrations caractérisées ». On constate des terres d’élection (et aussi des mers, voyez l’Adriatique !) comme le Mezzogiorno avec pas moins de quatre organisations, la Colombie, Macao ou Las Vegas (les cinéphiles se souviendront de Casino...), mais aussi un fort courant exportateur, puisque les triades chinoises, par exemple, sont présentes aussi bien en Nouvelle-Zélande qu’en République tchèque et au Canada et que les habitants de Lausanne baptisent un de leurs quartiers « Tirana Boulevard ».
Pour notre part, nous retiendrons de cet édifiant tableau trois aspects : le premier est la proximité fréquente des pouvoirs mafieux et politiques. C’est ainsi que l’origine historique des mafias est souvent patriotique, libératrice, avec un mélange entre lutte contre la tyrannie et recours au banditisme pour s’en donner les moyens ; 20 % des élus calabrais sont « sous contrôle » ; Sun Yat Sen et Tchang Kaï Chek furent membres des triades ; au Japon, les yakuzas ont pignon sur rue, avec siège social, insigne et organes de presse ; aux États-Unis, où l’on a de notoriété publique fait appel aux services de Lucky Luciano pour faciliter le débarquement de 1943 en Sicile, on cite les compromissions de Sinatra et on murmure celles de Kennedy. Mais ceci ne signifie en aucun cas recherche d’accès au gouvernement lui-même : « Les mafias tirent profit de l’État, mais ne veulent pas prendre sa place… seulement la paix pour leurs affaires », au besoin au prix d’un coup de main d’opportunité aux autorités, comme de prendre en charge la « police de la rue » ou l’aide sociale. Il en est un peu de même pour l’économie, on passe vite « de l’entrepreneur délinquant au délinquant entrepreneur », 60 % des banques russes sont aux mains de la pieuvre et les liens de la Cosa nostra américaine avec les syndicats sont un secret de Polichinelle.
Le deuxième aspect concerne les rites. On entre en mafia, après sélection, comme en religion et on n’en démissionne jamais. L’initiation, les symboles, font penser au cérémonial maçonnique. La solidarité, sous la présidence de la gérontocratie hiérarchisée et quasi aristocratique des parrains, est de nature familiale ; les règles d’avancement sont étroitement codifiées ; finalement « le credo est bourgeois... conformiste ». Mais certains éléments font tout de même froid dans le dos, comme le recrutement des « baby killers » de onze ans, munis d’un scooter et d’un revolver et « prêts pour leur mission : tuer », ou encore la sauvagerie du sort réservé aux traîtres.
Le troisième aspect, celui du Phénix mis en avant par le préfacier François d’Aubert, est sans doute le plus inquiétant. Il s’agit là de l’extraordinaire capacité de renaissance des mafias, quelle que soit la rudesse des coups reçus, quitte à faire un temps le dos rond et à se transformer provisoirement, de « cartels arrogants » en modestes PME « fondues dans le paysage social ». L’ouverture du monde soviétique créatrice d’un « formidable appel d’air », la mondialisation, les diasporas, les paradis fiscaux sont autant de facteurs favorables à la pérennité.
Thierry Cretin entend éviter « le sensationnel et l’approximatif ». Il ne condamne pas, il constate et prévient : « Le crime organisé a encore de beaux jours devant lui ». ♦