Correspondance - Sur la guérilla
La Revue de Défense nationale, qui s’est imposé la liberté de discussion, a reçu d’un de ses lecteurs les intéressantes réflexions suivantes sur les articles de Camille Rougeron (Revue de Défense nationale de novembre et décembre 1947).
Simple lecteur de la Revue de Défense nationale, je la suis avec intérêt et profit. Sera-t-il toutefois permis à un profane de vous faire part, respectueusement, de quelques étonnements concernant l’article récent de M. Camille Rougeron sur la Guérilla ? Les critiques incompétentes ont parfois leur prix, quand elles sont sincères et courtoises.
Le premier article de M. Rougeron (en novembre) m’avait paru contenir des choses fort intéressantes ; le second me déconcerte. J’ai l’impression que : 1° l’auteur étend gratuitement l’efficacité de la guérilla dans le conflit récent ; 2° il confond la guérilla avec d’autres méthodes de combat qui me paraissent différentes ; 3° il néglige certaines servitudes de la guérilla.
1° Il est très excessif d’affirmer que c’est à la liaison de la guérilla avec l’armée régulière qu’est dû le nombre des prisonniers allemands faits en France, et la comparaison avec les résultats obtenus en Italie me paraît peu valable : il faudrait d’abord comparer exactement les effectifs en présence ; si vraiment il n’y avait qu’une douzaine de divisions allemandes en Italie (cf. p. 761), il est évident que les Alliés auraient pu difficilement y faire un million de prisonniers. En outre, les conditions géographiques étaient bien différentes : les Alliés ont remonté l’Italie dans sa longueur, laissant ainsi l’ennemi reculer pied à pied ; ils ont, au contraire, systématiquement coupé la France en deux après l’offensive de Patton. Il reste, enfin, à se demander si le repli allemand sur les « poches » ne fut pas en France, systématique et même préparé longtemps à l’avance : priver les Alliés des principaux ports de France n’était pas un mince résultat, et cela valait le sacrifice d’un certain nombre de prisonniers.
Il est excessif également d’attribuer à la « résistance » la paralysie des transports en 1944 ; le bombardement des gares de triage, des dépôts de locomotives et des nœuds de voies ferrées, l’action alliée sur le ravitaillement en essence de la Wehrmacht et sur la fabrication allemande de carburant, ont eu, dans cette paralysie, un rôle non négligeable. Ici encore, d’ailleurs, la forme de la manœuvre américaine et anglaise a joué son rôle : le 6 août, Patton perce vers Avranches, le 25, Leclerc entre à Paris, le 1er septembre, les Américains atteignent la Moselle ; dès le 15, les Français avaient débarqué en Provence ; et pourtant, les Allemands ont pu, sans être inquiétés un seul instant par la « résistance », enlever le maréchal Pétain à Vichy et l’emmener de force jusqu’à Morvillars – simple exemple de la paralysie des transports à la fin d’août 1944.
Il est excessif de « soutenir que, si les prélèvements faits par l’occupant sur ces richesses (françaises), n’ont pas été plus élevés et ont servi surtout à la consommation sur place », c’est encore grâce à la guérilla (p 767). Il faut compter avec les difficultés de transport qui sont celles de tout grand pays en guerre, même en l’absence de toute guérilla, et aussi avec la volonté (toute politique celle-là) que les Allemands pouvaient avoir de « ménager » la France ; c’est trop simple de tout attribuer à la guérilla dans un domaine aussi complexe ; et il serait facile de montrer, à l’inverse, que la guérilla a profondément nui au ravitaillement de la population française…
Il est excessif, enfin, de soutenir que c’est par crainte de la guérilla qu’en 1940 Hitler n’est pas passé par l’Espagne ; le texte allégué par M. Rougeron (p. 772) prouve que, pour 1940, Hitler ne craignait nullement la guérilla. Hitler semble s’être heurté là à une résistance « politique » du gouvernement espagnol, qui n’a absolument rien à voir avec la guérilla. Il faut, d’ailleurs, compter là aussi avec la volonté (politique) des Allemands de ménager l’Espagne et la France ; il y a là des éléments qu’il me paraît simpliste de négliger.
2° M. Rougeron me paraît confondre la guérilla d’une part avec le « service secret » ou l’action révolutionnaire, d’autre part avec l’emploi des troupes parachutées. Ni du service secret (espionnage et sabotage), ni des troupes parachutées, on ne peut dire : « la révolte de l’occupé contre l’occupant est l’acte le plus voisin du patriotisme à l’état pur » (p. 776) – ce qui n’est vrai que de la guérilla proprement dite. Agents du service secret et troupes parachutées sont, en effet, des spécialistes, qui doivent être appuyés par toute une organisation extérieure au pays occupé et n’en sont que les prolongements ; tandis que la guérilla vit, par définition, sur le pays même et est la réaction des habitants eux-mêmes, en face de l’envahisseur.
A fortiori est-il illogique, me semble-t-il, de confondre la guérilla avec l’action purement politique : qu’un gouvernement, même « reconnu » par l’occupant résiste, avec l’aide de ses citoyens, à l’emprise de l’occupant, cela est parfaitement naturel, cela est très souvent efficace, mais cela n’est point de la guérilla. Ce fut certainement le cas en France, et c’est heureux ; cela ne permet pas de conclure à la « puissance » de la guérilla, et cela rend même très difficile de mesurer l’efficacité réelle de la guérilla. Dans le résultat final, quelle fut la part des armées alliées ? de la résistance purement politique et économique de la France et de son Gouvernement ? de l’action révolutionnaire, notamment communiste ? du service secret ? c’est bien difficile à discerner.
L’auteur nie (p. 776) que la guérilla soit « de gauche » ; c’est peut-être vrai à propos de la guérilla proprement dite, mais l’action révolutionnaire est certainement de gauche. Elle repose sur l’insurrection, préparée de longue date, contre l’occupant. Elle est donc tout le contraire de la guérilla, puisque celle-ci n’attaque que par surprise pour se dérober aussitôt, à la réaction ennemie, tandis que l’action révolutionnaire s’insurge en masse et tente d’occuper définitivement le pays. M. Rougeron a dû, lui-même, sentir cette différence, puisque, voulant montrer l’efficacité de la guérilla, il n’a fait aucune allusion à la fameuse insurrection manquée de Varsovie. Or, cette action révolutionnaire est typiquement de gauche, puisque, si c’est Clausewitz qui l’a entrevue le premier, c’est Engels et Lénine qui en ont fait la théorie : la désagrégation de l’ennemi par la révolution intérieure est le propre de la stratégie marxiste. Pour soutenir, d’ailleurs, que la guérilla n’est pas de gauche, il faut oublier que Tito est communiste, et il faut oublier un certain nombre de choses que nous avons vues depuis quatre ans. Mais ceci s’engage sur un terrain politique où je ne veux pas aller. Je laisse donc là les allusions que fait aussi l’auteur à l’accord entre l’occupant et les classes « distinguées »…
On ne pourra, me semble-t-il, bien juger l’efficacité de la guérilla, qu’à condition de bien la distinguer du service secret, de l’action révolutionnaire, de la résistance purement politique et économique et de l’emploi des troupes parachutées.
3° La guérilla a de redoutables servitudes. L’auteur avait bien dit, dans son premier article, qu’elle était une forme de suicide : lorsque, dans un pays pauvre, la présence d’armées en campagne risque d’affamer la population, les paysans préfèrent brûler leurs récoltes afin de ne pas mourir de faim, sans que l’envahisseur meure aussi ; c’est ainsi que naît la guérilla. Elle revient à entraîner l’envahisseur dans son suicide. Or cela est toujours vrai : la guérilla nuit, nécessairement, plus au pays sur lequel elle se déroule qu’à l’envahisseur ; de deux hommes vivant sur le même territoire, il est impossible que celui qui a la force ne mange pas à sa faim, si l’autre mange à sa faim ; ils ne peuvent donc que mourir tous les deux, à moins que le moins armé ne périsse le premier, ce qui est généralement le cas. Une étude économique, beaucoup plus serrée, eût été nécessaire ici ; car enfin, si c’est dans les Balkans que les partisans furent le plus efficaces, n’oublions pas que la Grèce et même la Yougoslavie étaient en pleine famine en 1945, et qu’il en était de même de la Chine ou des anciennes parties occupées de la Russie.
L’occupant n’est pas si désarmé que l’auteur semble le dire contre la guérilla. L’armée classique est peu propre à la combattre, mais on oppose très bien le corps franc au corps franc, et les Allemands avaient fini par avoir, en France, des troupes spécialisées qui étaient loin d’être inefficaces. Ajoutons qu’en ville et en banlieue (puisque c’est là que l’auteur voit la guérilla de l’avenir, p. 768), les méthodes purement policières de répression ont fait leurs preuves : si la guérilla s’est perfectionnée avec le temps, la police aussi, hélas !
L’auteur avoue, d’ailleurs (p. 776), que l’« aboutissement normal des émissions de la BBC et des parachutages d’explosifs, c’est Tamerlan et ses pyramides de crânes ». Comment, après cela, n’a-t-il pas eu un mot pour ces centaines de milliers d’hommes qui sont morts fusillés ou déportés ? N’est-ce point là l’aboutissement réel des émissions de la BBC ? Quand on parle de la puissance de la guérilla, encore ne faut-il pas oublier ce qu’elle a coûté. Autant que je puisse en juger, la guérilla a, par le jeu des fusillades et des déportations, causé, en France seulement, autant de victimes que les Américains ont subi de pertes sur l’ensemble de leurs fronts, pendant toute la guerre. « Le commandement militaire – dit notre auteur (p. 767) – doit reconnaître, dans la guérilla, une opération beaucoup plus puissante que la plupart de celles qu’il conduit directement ». M. Rougeron estime-t-il donc, qu’en France seulement, la guérilla a obtenu plus de résultats que l’ensemble des armées américaines sur tous les fronts ? D’ailleurs, une opération n’est réellement efficace que si elle cause à l’ennemi plus de pertes qu’elle n’en cause chez les troupes amies : notre auteur soutiendra-t-il que la guérilla française a fait, chez les Allemands, des centaines de milliers de victimes ? Pour moi, je me permets d’en douter. C’est que l’occupant est tout de même mieux armé que l’occupé pour massacrer et réprimer ; le progrès des méthodes policières et l’extension des déportations ou transferts de population sont aussi des faits à ne pas oublier.
Il me paraît remarquable, enfin, que la guérilla n’ait d’efficacité qu’avec l’appui d’un envahisseur extérieur ; c’était le cas de l’Espagne napoléonienne et de la Prusse de 1812, ce fut aussi le cas pendant, le récent conflit. Bien plus, la guérilla n’est efficace que contre un occupant dont les armées sont absorbées par les soucis d’un front important et souvent lointain. Si Napoléon n’avait pas eu l’Europe à dos et notamment la Russie, il eût, peut-être, pacifié l’Espagne ; et de même Hitler aurait pu dompter la France et la Yougoslavie, s’il n’avait pas attaqué Staline, en 1941. Car, enfin, bien des guerres coloniales ont pris la forme de guérillas ; il existe pourtant une stratégie coloniale fort efficace, mise au point par Bugeaud, Gallieni et Lyautey ; et, pour montrer l’inefficacité de la guérilla, quand un assaillant extérieur ne l’appuie pas, il suffit de rappeler aussi la tragédie de Varsovie, dont je parlais plus haut (si toutefois on classe cela dans la guérilla).
L’article de M. Rougeron est fort éloquent ; il ne me paraît pas indemne de toute trace de romantisme, et c’est en quoi il me déçoit. Après avoir lu cet article, je garde mon impression première : la guérilla n’est qu’un phénomène second, qui se développe plus ou moins spontanément sur les arrières d’une armée déjà en difficultés ; c’est une méthode de guerre peu efficace et qui, si la victoire ne vient pas rapidement mettre fin aux risques qu’elle comporte, se retourne violemment contre ceux qui la pratiquent.
J’ajoute un dernier mot : pas un instant, M. Rougeron ne souligne que, si militaires et politiques sérieux répugnent à la guérilla, c’est qu’elle est une méthode déloyale. Je ne demande pas à M. Rougeron de se transformer en professeur de morale ; mais la France a trop fait pour tenter d’humaniser la guerre en en bannissant tout ce qui était cruauté inutile, notamment contre la population civile, pour qu’on puisse prôner si « légèrement » une méthode qui n’est point conforme à la franchise, chère à notre pays, et qui se retourne si férocement contre la population civile. ♦