Le Traité de Versailles vu par ses contemporains
L’édition originale, en langue allemande, est sortie à Munich. Si la parole est donnée largement aux Alliés, et notamment à leurs diplomates comme Harold Nicolson, les « témoins de l’époque » réunis dans une troisième partie du livre sont choisis en grande majorité parmi des responsables et intellectuels allemands notoires, comme Thomas Mann ou Ernst Jünger, ou parmi des Occidentaux presque tous défavorables au Traité en général et à la dureté des conditions imposées à l’Allemagne en particulier. La « version française », que ce soit celle de Clemenceau ou celle de Foch qui veut border le Rhin, est donc soit absente, soit sévèrement critiquée. Cette présentation, après tout non surprenante dans un ouvrage paru outre-Rhin, n’a rien de scandaleux. Elle semble au contraire salutaire, dans la mesure où elle permet de se dégager de notre interprétation un peu chauvine de l’affaire (bien compréhensible au vu des dommages subis, des souffrances endurées et de « l’effort surhumain » prononcé par nos anciens quatre ans durant) et de fournir l’occasion de se mettre à l’écoute d’autrui.
Les notes d’ambiance, complétant sans les contredire les descriptions de Patrick de Gmeline dans son excellente « Chronique d’une fausse paix », sont souvent savoureuses et caustiques. Les négociateurs, « épuisés et surmenés », ignorant parfois superbement la géographie, découpent les territoires « comme s’ils partageaient un gâteau ». Wilson, « prétentieux, têtu, excessif… tenant un dialogue muet avec Dieu » se fait « mystifier imperturbablement » dans la pour suite de ses Quatorze points, Quatre principes et Cinq propositions, le tout aussi généreux d’inspiration que politiquement inapplicable. Clemenceau « a l’air chétif et le teint jaunâtre. Un homoncule recroquevillé… Il trône, ganté de gris, l’âme sèche et vide d’espérances, embrassant la scène avec des yeux cyniques comme ceux d’un gnome ». Le portrait est de Keynes, auteur ici de textes désopilants qu’on imagine mal sous la plume d’un théoricien de l’austère science économique ; un de ses interlocuteurs germaniques lui paraît « ressembler de façon extraordinaire au cochon d’Alice au pays des merveilles ». Personnage central ce Keynes, même pour un observateur attentif bien qu’absent des débats et pour cause, un certain Lénine qui le cite pas moins de vingt fois en quelques pages.
Sortons de l’anecdote. Les Français, dans leur « nationalisme crispé » visent une « paix carthaginoise ». Les Anglo-Saxons, pragmatiques comme toujours et égoïstes de surcroît, aimeraient laisser l’industrie allemande redémarrer au lieu de l’étrangler ; le raisonnement est exposé de façon claire par le maréchal Smuts, dont on sait qu’il n’est pas un francophile acharné ; quant à Lloyd George, il a des phrases prémonitoires lorsqu’il craint de « semer la haine pour l’avenir », de pousser « les masses populaires dans les bras des extrémistes » et qu’il avance le risque d’un « nouvel éclatement au bout de trente ans » (vingt suffiront !). Mais l’élément le plus éclairant est fourni par le raisonnement allemand, du moins tel qu’il est présenté ici : « nous sommes invaincus (il est vrai que l’armée n’a « subi aucun échec retentissant », Marc Ferro). Dès août 1918, lorsqu’il s’est avéré que nos offensives du printemps n’avaient pas obtenu de résultats décisifs, nous avons pris des contacts préalables et sondé Washington. Vous avez affirmé que votre ennemi n’était pas le peuple allemand, mais la caste militaire et impérialiste. Le Kaiser s’est enfui, la caste a jeté l’éponge et nous nous présentons désormais en démocrates exemplaires. Est-ce le moment de nous humilier et de nous donner le coup de grâce ? ». Comédie peut-être. Il n’empêche que le pays, prêt à glisser dans l’anarchie et la misère, se sent, à tort ou à raison, trahi dans sa confiance alors qu’il s’attendait dans sa candeur naïve à une redistribution jugée équitable des cartes. Le brutal exposé des conditions de paix par le Tigre le 7 mai 1919 est reçu comme un coup de masse : « Désespoir… Injustice inouïe… Atteinte à l’honneur d’un vieux peuple de soldats » pour l’équipe Brockdorff, « diktat sadique » pour Thomas Mann ; d’où la tentation d’un refus, non dans l’espoir d’un retournement de la fortune des armes (encore que… la démobilisation est rapide à l’ouest, et que dirait-on d’une France ayant imploré un armistice alors que son armée occupait Stuttgart ou Cologne ?), mais dans l’intention de laisser les envahisseurs se débrouiller au milieu des ruines matérielles et institutionnelles et gérer le chaos ; autrement dit de se retrouver à l’avance dans la situation de 1945.
Vue sous cet angle, la suite des événements ne surprend guère. Le régime de Weimar est disqualifié avant terme par un accord « incarnant l’infamie ». Le pondéré futur président fédéral Heuss écrit dès 1931 dans son étude « Hitlers weg » à propos du national-socialisme : « La ville natale du mouvement n’est pas Munich, mais Versailles ». On pourrait dire aussi que Francfort préfigurait la Marne et Verdun. Allons, pour s’en sortir, mieux vaut assurément vite construire l’Europe. ♦