Les volontaires de la mort
Membre du cercle éminent des experts dont les réflexions alimentent la recherche stratégique, François Géré se penche sur un sujet de la plus brûlante actualité, puisque les écrans nous montrent jour après jour des épaves disloquées, des bâtiments éventrés et surtout de pauvres corps saignants et éparpillés « au fil de la mort obstinément répétitive ». L’auteur annonce toutefois d’emblée qu’il n’entend pas se borner à une étude sur les Palestiniens. Le champ de son ambition est effectivement beaucoup plus large ; il se livre à un exposé complet du phénomène : ressorts psychologiques, passage en revue historique, usage idéologique et matériel fait du procédé, possibilités de riposte.
Comme il existe des armes blanches et des armes à feu, voici les volontaires de la mort, l’« arme VM », ce qui rappellera aux anciens d’Indochine les « Victor Marcel » signalés par le criquet. Le souci d’exhaustivité présent dans un texte considérablement documenté peut donner l’impression que les limites supposées sont ici quelque peu dépassées. Si l’on admet en effet facilement que la caractéristique essentielle du VM est d’« appartenir déjà à un autre monde » dès l’affirmation de son volontariat, et si cette définition s’applique parfaitement aux kamikazes japonais mus par un « vertige sacrificiel nihiliste », il semble plus difficile d’y englober des combattants pour qui la mort n’est pas le but premier mais qui, soit vendent chèrement leur peau comme les compagnons de Léonidas ou ceux du capitaine Danjou (on reste alors dans « l’aléatoire même si le taux de probabilité est élevé »), soit trouvent dans la mort leur seule chance de salut tout en étant incapables de la faire payer, comme les suicidés de Massada, les martyrs chrétiens ou les Cathares. Quant aux décembristes, nombre d’entre eux transférèrent leurs manières aristocratiques sur les rives de l’Angara sans avoir encouru de sanction irrémédiable, et la troupe appuyée qui fait tirer l’artillerie sur ses propres coordonnées tente en fait un ultime moyen de sauvegarde. Pour tous ceux-là, envisager un sort cruel ne veut pas dire le rechercher.
Qu’on nous pardonne ces ergotages, mais il nous paraît que l’analyse fouillée, très fouillée, de la nature et de la portée du geste ne prend sa pleine valeur que si les limites sont clairement tracées : chez les acteurs, fascination du meurtre, tendance à l’émulation, dévouement fanatique pour la cause ou pour le chef ; chez les organisateurs, application partielle des recettes d’un « Clausewitz qu’ils n’ont probablement jamais lu », exaltation contagieuse du martyre entouré d’un cérémonial funèbre, et parfois réaction d’une catégorie sociale – la caste militaire japonaise – « pour ne pas disparaître ou bien entraîner avec elle dans sa chute l’ensemble de la société ». Si les esprits sont troublés, l’action demande néanmoins une organisation et une logistique qui ne s’improvisent pas et qui sont rendues plus complexes par la nécessaire fragmentation, une base « si rus tique et précaire soit-elle », enfin une appréciation du coût qui reste faible, même si l’arme VM n’est par définition « ni récupérable, ni réutilisable » François Géré ne craint pas d’amener son lecteur assez loin dans les profondeurs freudiennes lorsqu’il voit chez le VM « une offrande de la virilité… ayant valeur d’une castration sublime », et dans l’irruption de terroristes en jupon « une sorte de promotion de la condition féminine ».
Notre auteur a le grand mérite d’esquisser les éléments d’une « contre-stratégie » dans cette lutte asymétrique que livrent les VM à nos sociétés, alors que le droit classique (jus in bello) ne trouve pas à s’appliquer. Il aborde les délicats problèmes des méthodes à employer et du partage des missions entre police et armée. Il émet l’idée intéressante d’une interdiction « au même titre que pour les armes chimiques ou biologiques ». Encore convient-il aussi de balayer devant notre porte : avis à ceux qui dénoncèrent si fort les méfaits de la Savak du Schah d’Iran en contribuant à déclencher le pire ou qui portèrent des valises.
Ne nous attachons pas à quelques approximations dans le fond et dans la forme du genre de celle-ci : « Trois millions de colons français établis depuis plus d’un siècle sont partis (d’Algérie) dans la panique d’attentats toujours plus meurtriers ». Chahutons gentiment la « prof d’histoire » à propos de la paternité d’une citation relative au destin d’une ville balte (p. 238) et saluons le sérieux d’un ouvrage poussant à la méditation dans un domaine d’origine fort ancienne qui nous angoisse plus que jamais à l’aube du XXIe siècle. ♦