Gendarmerie et sécurité intérieure - Gendarmerie nationale, Garde civile et arme des Carabiniers : éléments de comparaison et de réflexion
Quel est le point commun entre la Bulgarie, la Colombie, la Guinée, le Luxembourg, la Tunisie, la Turquie et le Venezuela ? Ces États, au demeurant fort différents, disposent d’une force de police à statut militaire, d’une « gendarmerie », cette institution à l’origine française ayant servi — par-delà la diversité d’appellations et de traditions — de modèle qui s’est développée à la faveur des guerres de la Révolution et de l’Empire, du mouvement de décolonisation et, plus récemment, de l’effondrement du bloc communiste dans l’Europe de l’Est. Les relations historiques, les intérêts communs, les profondes similitudes entre la quarantaine de forces de police à statut militaire implantées de par le monde constituent le terrain favorable au développement de relations de coopération multilatérales et bilatérales (1).
Aussi les évolutions intervenues dans ces différentes forces peuvent-elles représenter une source non négligeable d’enseignements susceptibles d’apporter un éclairage sur la situation hexagonale, notamment en ces périodes d’interrogations, d’incertitudes, entretenues à l’envi par le conflit social de décembre 2001 et le placement pour emploi sous la responsabilité du ministre de l’Intérieur (décret du 15 mai 2002). De manière plus ou moins cohérente, cette question du rattachement ministériel est inévitablement corrélée avec celle du statut même de la gendarmerie, de sa « militarité », et au-delà, avec celle de la préservation du dualisme policier. Ils sont nombreux, en effet, notamment dans les rangs de l’institution, à redouter que cette réforme soit le préalable, le point de départ d’une démilitarisation déguisée ou non de la gendarmerie qui signifierait, à terme, sa disparition par fusion dans un corps unique de police à statut civil ; sonnant le glas, de fait, du dualisme policier et de ses avantages en termes de préservation de l’indépendance du pouvoir politique et des magistrats. Pour autant, la principale justification de ce statut militaire réside, rappelons-le, dans la possibilité de disposer d’une force capable d’exécuter des missions de sécurité dans un climat dégradé. En effet, dans les situations de crise, par ses moyens militaires, les conditions juridiques d’emploi de ses forces (le recours à la procédure formalisée de la réquisition) et certaines de ses formations (comme le groupement blindé de la gendarmerie mobile de Satory), la gendarmerie est de nature à participer, conjointement ou simultanément, à des opérations de police menées contre des éléments subversifs et à des combats terrestres engagés contre des formations ennemies, en assurant une continuité entre les actions policière et militaire dans le cas où la frontière entre ces deux types d’action serait difficile à fixer. Sur un autre plan, l’état militaire de la gendarmerie représente aussi le moyen de faire réaliser, à peu de frais (en comparaison de la police nationale, voire des polices municipales), en recourant à des personnels rendus disponibles (en termes de temps de travail et d’astreintes) par leur statut, des missions de police civile sur un espace immense (95 % du territoire national), sous la forme d’unités de taille extrêmement réduite (brigades à six gendarmes), la discipline militaire pouvant pallier la perte d’énergie et de contrôle induite par ce saupoudrage des effectifs sur le terrain.
Ces préoccupations actuelles à propos de la gendarmerie ont conduit une mission sénatoriale conduite par Philippe François à se livrer à une enquête sur la situation de la Garde civile espagnole et de l’Arme des carabiniers italiens (2). Le choix de ces institutions apparaît judicieux compte tenu de leurs similitudes organisationnelles et fonctionnelles, les carabiniers (115 000) et gardes civils (72 000) (3) intervenant, de surcroît, dans des États dont la superficie et la population, la situation socio-économique, mais aussi l’exposition aux menaces délinquantes et criminelles autorisent des comparaisons pertinentes avec la gendarmerie française. Le rapport d’information s’appuie, pour l’essentiel, sur un déplacement de quelques jours en Espagne et en Italie, au cours duquel le sénateur a pu procéder à différents entretiens et visites à caractère institutionnel. Finalement, si le rapport produit n’a pas l’ambition de proposer une monographie exhaustive, ce qui aurait supposé de réaliser des investigations de terrain et de mobiliser la littérature professionnelle et scientifique, il n’en constitue pas moins une contribution utile à verser au débat nécessaire sur le devenir de la gendarmerie.
Après un exposé synthétique des caractéristiques de la Garde civile et de l’Arme des carabiniers, le rapport sénatorial tire huit principaux enseignements qui pourraient donner lieu, s’agissant de la gendarmerie, à de pertinentes transpositions, dans une logique de clarification, de coopération et d’harmonisation :
– l’organisation des forces de sécurité nationales et locales résulte d’un texte de loi unique (loi organique du 14 mars 1986 pour l’Espagne ; loi d’habilitation du 31 mars 2000 pour l’Italie), permettant une définition précise de leurs missions et de leurs statuts ;
– la Garde civile et l’Arme des carabiniers disposent, par rapport aux autres forces armées, d’un statut militaire spécifique établi par la loi, compte tenu de leurs missions, ce qui autorisent des règles particulières en matière d’organisation, de discipline et d’avancement ;
– la triple subordination des deux forces (intérieur, défense et justice) ne remet pas en cause les compétences du ministre de la Défense qui conserve à la fois la direction des missions militaires en cas de crise et d’action conjointe avec les forces armées sur le territoire national, mais aussi, au moins formellement, la responsabilité directe du statut et de la gestion du personnel, pour autonome et spécifique que soit cette dernière ;
– le rapprochement entre les forces de police à statut civil et à statut militaire a conduit à une parité stricte des rémunérations pour chacun des niveaux de responsabilité, le maintien du statut militaire n’ayant pas fait obstacle à une limitation légale du temps de travail hebdomadaire (36 heures pour les carabiniers et 37,5 pour les gardes civils), les dépassements donnant lieu à récupération et, dans certaines limites, au paiement des heures supplémentaires ;
– l’Italie et l’Espagne se sont dotées de structures de coordination de l’action des forces de police, dans le domaine de la sécurité publique et des relations avec les autres partenaires ;
– une partie au moins du budget de la force de police à statut militaire est placée sous la responsabilité du ministre de l’Intérieur ou en son sein mis en commun entre les deux forces (notamment pour une partie des équipements et des moyens nécessaires aux missions de sécurité) ;
– une spécialisation a été partiellement réalisée, selon un critère matériel, entre les forces de police à statut militaire et celles à statut civil, en particulier dans le domaine des transfèrements de détenus (cette mission est prise en charge, en Espagne, par une unité spécialisée de la Garde civile et, en Italie, par une police pénitentiaire civile) ;
– la Garde civile et l’Arme des carabiniers ont une implication différente en matière d’opérations extérieures (les gardes civils intervenant peu en ce domaine compte tenu de problèmes d’effectifs, des menaces terroristes et de la gestion de la totalité du budget du corps par le ministère de l’Intérieur).
En conclusion, le rapport souligne que « la préservation du dualisme et la réaffirmation de la place et du statut de la Garde civile et de l’Arme des carabiniers sont le fruit d’évolutions et de réformes », ce qui signifie, en d’autres termes, et sur un plan plus général, que si le conservatisme et l’inertie, que confortent le corporatisme et l’entre-soi, permettent d’éviter soigneusement toute confrontation déstabilisante avec les résistances au changement, il s’agit toutefois d’un authentique poison organisationnel aussi redoutable que pervers. ♦
(1) Ainsi, le rapprochement entre les gendarmeries française, italienne (Arme des carabiniers), espagnole (Garde civile), portugaise (Garde nationale républicaine) et turque donnent désormais lieu à de nombreuses activités communes (échanges de délégations, stages communs, réunions de commissions tripartites...) dans le cadre du système « FIEP », qui préfigure l’émergence d’une Europe des gendarmeries. D’ailleurs, depuis octobre 1999, la Maréchaussée royale néerlandaise et la Gendarmerie royale marocaine ont rejoint le système.
(2) « Garde civile et Arme des Carabiniers. Quels enseignements pour la gendarmerie nationale ? », rapport d’information fait au nom de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées, Sénat ; Les Rapports du Sénat, n° 266, avril 2004.
(3) S’agissant de la Garde civile espagnole, une précédente chronique avait permis de dégager certains éléments de réflexion, notamment sur les questions du rattachement au ministère de l’Intérieur et de la syndicalisation. Cf. « Gendarmerie nationale et Guardia Civil : à propos des débats actuels », Défense Nationale, février 2002.