Fitna, guerre au cœur de l'islam
Consacré par le grand public, dès 1984, pour Le Prophète et Pharaon, livre qui annonçait la naissance de l’islamisme moderne, Gilles Kepel est le plus avisé de nos orientalistes. Voyageur infatigable, ayant étendu son champ d’observation aux trois monothéismes (La revanche de Dieu), familier de l’islam oriental comme de celui de nos cités (Les banlieues de l’islam), son franc-parler le distingue de nombre de ses pairs, dont l’indulgence fausse grandement le regard qu’à travers eux nos concitoyens portent sur la religion du Prophète.
La fitna, thème central du livre, est un concept ambigu : c’est la discorde au sein même de l’islam, jihad interne qui est la hantise séculaire des bons musulmans. Elle fait rage aujourd’hui entre modérés et islamistes, mais aussi parmi ces derniers, entre salafistes, jihadistes et Frères musulmans. Suivons donc l’auteur en son parcours complet. Après un prologue qui rappelle la tragédie palestinienne et la « faillite de la paix d’Oslo », voici les néoconservateurs américains face à l’islamisme, puis celui-ci face aux Américains, puis l’Arabie saoudite déstabilisée, puis le chaos irakien, enfin l’Europe, champ de bataille où l’avenir se joue.
De longue date, la politique américaine fait le grand écart entre sécurisation de la ressource pétrolière et soutien à Israël. Les « néocons », comme les appelle volontiers l’auteur, veulent sortir du dilemme par la force des armes. Pour eux, pas d’opposition entre Huntington et Fukuyama : du choc des civilisations annoncé par le premier découlera la fin de l’Histoire promise par le second. La vision qu’ont les islamistes de l’avenir du monde est identique : la fin de l’Histoire, c’est pour eux l’hégémonie musulmane ; le moyen d’y parvenir, le jihad. Celui-ci se mène contre deux ennemis. L’un est proche, ce sont les dirigeants impies qui gouvernent en terre d’islam. L’autre est lointain, c’est l’Amérique. Pour le couple infernal Oussama Ben Laden/Ayman al-Zawahiri, l’ennemi lointain est à attaquer au cœur : 11 septembre !
L’Arabie saoudite présentée en sa fragilité nouvelle et inquiétante, le décor est planté pour la pièce en cours, la guerre irakienne. On connaît l’impasse où la politique américaine s’est, apparemment, fourvoyée. La stratégie des « néocons » n’est pourtant pas sans logique. L’Irak libéré, modèle pour le Grand Moyen-Orient, permettra de résoudre la quadrature du cercle et d’assurer à la fois l’avenir du pétrole et celui d’Israël. L’Arabie saoudite, tenue pour « le fourrier du 11 septembre », verra sa prééminence réduite et son régime contraint à s’adoucir, cependant qu’une alliance américano-chiite permettra de réintroduire dans le jeu oriental un Iran devenu fréquentable. Las ! la « victoire » américaine a ouvert la boîte de Pandore, et Gilles Kepel présente admirablement les diables qui en sont sortis : Kurdes habiles et sourcilleux ; Arabes sunnites, experts en cruauté, aujourd’hui dépossédés ; Chiites enfin, dont les courants divers méritent attention. Entre quiétistes d’Al-Sistani, activistes de Mouqtada al-Sadr, centristes de la famille Hakim, la lutte est affreuse pour le contrôle des lieux saints. C’est que, dit l’auteur en une formule heureuse, Najaf est « le Vatican du chiisme et Kerbala son Golgotha ». Dans le chaos général émerge la figure sinistre de Mous’ab al-Zarkawi, qui unit dans une même exécration Occidentaux, Juifs, Kurdes et Chiites.
Pourtant ce n’est pas en Orient, mais en Europe que, selon Kepel, se décidera le sort de l’islam. Champ de bataille déjà ouvert, l’Europe est aussi lieu d’élaboration d’un islam moderne. L’auteur voit l’islam européen tendu entre deux pôles : l’évolution moderniste, exportable d’Europe vers les pays d’Islam ; le rejet radical, par les salafistes, du modèle occidental. Pour mesurer les progrès de ces derniers, on invite le lecteur à une promenade dans les cités HLM d’Argenteuil. Les signes extérieurs de la comédie islamiste y sont plus visibles qu’outre-Méditerranée. La conclusion est étrangement optimiste : peut-être nos banlieues sont-elles le creuset d’une nouvelle Andalousie culturelle où islam et modernité seront enfin réconciliés. Amîn ! ♦