Le défi Sud-Africain
Les lecteurs de notre revue connaissent Michel Klen et le sérieux de ses analyses géopolitiques. Avec le même sérieux, la même finesse de jugement, il nous offre ici un tableau superbe et fortement documenté de l’Afrique du Sud : la formation de cette étrange nation, sa complexité, sa richesse, l’établissement récent (1959) du régime d’apartheid et son heureuse évolution, qui a surpris nombre de Cassandre. Mot de l’auteur : le cap de « Bonne Espérance » a prévalu sur « les horlogers de l’épouvante ».
À la mesure de ce vaste pays, la population est d’une diversité extrême. Réduire le débat qui en résulte à un affrontement Noirs-Blancs est une dangereuse simplification. On l’oublie, la seule ethnie qui puisse se dire autochtone est celle des Khoisans, Hottentots et Bushmen qui ne sont ni noirs ni blancs. Ces petits bonshommes cuivrés, nomades, ont beaucoup souffert de la colonisation, non par violence, mais par maladies importées et changement de leur mode de vie. Il n’en reste guère que 70 000. Les intrus, eux, viennent de deux directions : les Blancs, Hollandais d’abord, Anglais ensuite, ont débarqué au Cap au milieu du XVIIe siècle et progressé vers le nord ; venant du continent bantou, les Noirs, Xhosas d’abord (ethnie de Nelson Mandela), Zoulous ensuite (ethnie du chef Buthelezi), auxquels il faut ajouter plusieurs autres tribus, descendirent vers le sud. Le choc était inévitable ; il eut lieu ; Afrikaners et Anglais en sortirent vainqueurs, non sans mal. Au reste les heurts ne furent pas qu’entre Noirs et Blancs, mais aussi entre Blancs, affrontement dramatique connu sous le nom de « guerre des Boers ». Noirs divers se chamaillant, Blancs partagés en deux blocs, ce n’est pas tout. Il faut y ajouter les Indiens, travailleurs immigrés à la fin du XIXe siècle, et les métis, fruits de colonisateurs en mal d’épouses. De ce méli-mélo résultent 77 % de Noirs, 12 % de Blancs (dont 60 % d’Afrikaners), 9 % de métis et 2,5 % d’Indiens.
Des deux sortes de Blancs, les Afrikaners se distinguent par leur forte personnalité. Colons intrépides, calvinistes rigides, ayant beaucoup souffert, ils se sentent peuple élu, voici les Hébreux d’Afrique. Ce sont eux les artisans de l’apartheid. Il y a là moins de racisme que de peur, la peur de la masse noire. Aussi bien l’apartheid sépare-t-il Noirs et Blancs, mais aussi Noirs entre eux, afin d’éviter les querelles de tribus. En 1959 sont créés les homelands ou bantoustans, grâce à quoi Xhosas et Zoulous, pour ne citer qu’eux, ne cohabitent pas.
On connaît mieux la suite : la contestation de l’apartheid menée par l’ANC (African National Congress) de Nelson Mandela. La lutte de ce parti contre la domination blanche s’inscrit dans l’affrontement Est-Ouest. L’URSS ne pouvait se désintéresser d’un pays dont la géographie fait un haut lieu stratégique et la géologie un enjeu économique, son sol recelant de fabuleuses richesses, notamment en métaux rares et indispensables. Cela explique suffisamment le soutien apporté par l’Union soviétique à l’ANC, le noyautage de ses organes dirigeants et aussi l’infiltration des Églises chrétiennes au nom de la théologie de la libération.
Quant à la pression internationale qui s’est exercée contre l’Afrique du Sud, État paria pour cause d’apartheid, l’auteur nous montre qu’elle fut un échec complet. Les voisins d’Afrique australe eurent beau s’unir en un bloc des Pays de la Ligne de Front, l’attirance économique du pays condamné était plus forte que les déclarations vertueuses. Pareillement, les sanctions plus larges décrétées n’eurent guère d’effet : les uns s’en vont, d’autres les remplacent. Nécessité fait loi et l’Afrique du Sud développe une industrie d’armement de haut niveau. Enfin, le pays proscrit entretient avec Israël, autre galeux, des rapports étroits, renforçant les liens culturels que l’on a mentionnés entre Afrikaners et Israéliens.
C’est donc moins aux pressions extérieures qu’à la volonté et l’habileté des dirigeants du pays que l’on doit la surprenante évolution qui, en une décennie (80-90), conduira sans heurts à l’abolition du régime infâme. L’Afrikaner Frederick De Klerk et le Xhosa Nelson Mandela ont bien mérité leur commun prix Nobel.
Tout est-il dit ? Non pas. Quelques grands dossiers restent ouverts : l’inégalité entre riches (qui ne sont pas tous blancs) et pauvres (qui sont tous noirs), l’explosion de la criminalité, la difficile redistribution des terres, l’expansion du sida. Michel Klen reste optimiste : remarquablement maîtrisée jusqu’ici, la transition devrait être menée à terme. Souhaitons-le pour l’Afrique du Sud, mais aussi pour le continent noir : l’Afrique entière a les yeux tournés vers le cap de Bonne Espérance. ♦