Trafalgar, les aléas de la stratégie navale de Napoléon
Occultée par la victoire d’Austerlitz, simplifiée par l’expression populaire : « Un coup de Trafalgar », ou bien parce qu’elle jetait une ombre sur la gloire de l’Empire et de l’Empereur, la bataille navale qui opposa, le 21 octobre 1805, les vingt-sept bâtiments de la Royal Navy, commandés par Horatio Nelson, aux trente-trois vaisseaux de la flotte franco-espagnole aux ordres de Pierre-Charles de Villeneuve a suscité au profit du grand public, français notamment, mais aussi britannique, peu d’études globales visant à inscrire ce drame (au sens premier du terme) dans son contexte général. C’est tout le mérite du livre passionnant que nous propose Michèle Battesti, dont la thèse de doctorat d’État sur La marine de Napoléon III fait référence, et qui nous avait déjà passionné avec La bataille d’Aboukir, 1798 : Nelson contrarie la stratégie de Bonaparte.
À partir des archives officielles, en confrontant tout ce qui a pu être publié de sérieux tant en France qu’en Angleterre, voire aux États-Unis d’Amérique (de Mahan à Monaque, de Jenkins à Lacour-Gayet, de Bouet-Willaumez à Castex, etc.), en dépouillant aussi une très nombreuse correspondance de l’époque ou de celle qui suivit immédiatement, Michèle Battesti, qui n’a rien perdu de sa fougue, de sa verve, ni de son enthousiasme, nous livre dans toute sa rigueur une étude scientifique dont le résultat nous offre cet ouvrage intéressant, remarquable à plus d’un titre, et qui fera date. On peut légitimement s’étonner du peu de publicité fait à ce livre au moment de sa mise en vente au début de l’automne dernier ! Arrivait-il trop tôt avant l’année du bicentenaire de l’événement et à peine achevées les commémorations du 60e anniversaire des débarquements de Normandie puis de Provence, ou bien faut-il une fois encore constater la difficulté qu’il y a dans notre pays à intéresser à la chose maritime, à mettre un peu d’iode dans les esprits, à relier la glèbe de France à la mer ? Maintenant que montent en puissance les préparatifs des commémorations de cet événement qui, pour reprendre une formule contemporaine, fit basculer le monde, espérons que cette erreur, tant de l’éditeur que de la communauté scientifique, se corrigera d’elle-même.
Revenons au livre : tout y est, décrit avec minutie, soupesé avec équité ; aucune hypothèse n’est rejetée a priori. Napoléon a-t-il cru un seul instant (alors qu’il connaissait parfaitement différents plans déjà échafaudés les siècles précédents) à la capacité de ses armées d’envahir l’Angleterre, ou bien le camp de Boulogne ne fut-il pour lui, quand il en eût hérité, qu’une vaste manœuvre d’intoxication visant d’une part à ruiner l’adversaire dans une course stérile aux armements, et, d’autre part, à permettre la mise sur pied de ce qui allait devenir la formidable « Grande Armée », avant de lancer cette dernière vers l’Europe centrale et orientale ? Que penser alors du volet naval de la manœuvre, dont l’ouvrage de Michèle Battesti nous démontre à quel point il était, comme tout ce que concevait l’Empereur, élaboré dans le moindre détail, avec toutes les variantes envisageables ? S’agissait-il d’acquérir une maîtrise, même temporaire, de la Manche, ou bien Napoléon a-t-il sacrifié délibérément ses vaisseaux (et ceux de ses alliés espagnols) ? Savait-il combien, sur mer, la vaillance ne peut pallier l’absence d’un minimum de professionnalisme des équipages et d’entretien du matériel ? A-t-il cyniquement envoyé plusieurs milliers d’hommes à la mort, ou a-t-il cru que sa bonne étoile protégerait ses marins, même lui très loin géographiquement du lieu de la bataille ? Ne pouvant diriger lui-même directement l’engagement, s’en est-il totalement désintéressé une fois qu’il eût perçu qu’il était prioritaire de se retourner contre l’Autriche ?
On arrive alors au dénouement du drame, que Michèle Battesti n’a cessé de nous faire pressentir. La tension est à son comble. Alors que la flotte alliée, en relative sûreté dans le port de Cadix, attend un moment favorable pour appareiller et tromper la vigilance des forces adverses qui ne cessent de se renforcer en se regroupant, Villeneuve apprend que « le vieux Rosily, jusque-là encalminé au Dépôt des cartes et des plans de la marine » (dixit Michèle Battesti) est déjà à Madrid, en route pour le relever de son commandement, sur ordre de l’Empereur irrité de ce qu’il considère, à distance et en retard sur l’événement en raison des délais de communication, des atermoiements inadmissibles. Mortifié, se considérant trahi par son ministre, l’amiral Decrès, cassé moralement, brisé psychologiquement, usé par une très longue croisière, Villeneuve, contre l’avis de l’amiral espagnol (Escano), fait appareiller l’armée navale alliée, attendue par la croisière anglaise que Nelson a fini par rallier. Sur plus de soixante pages, Michèle Battesti nous livre un récit dans lequel le scientifique le dispute à l’épique, tant les marins des deux partis vont redoubler d’ardeur et d’héroïsme. Les uns, sûrs de leur supériorité, sont comme enragés par la possibilité d’en finir avec « l’Ogre », et de donner par la même occasion à leur nation la maîtrise durablement incontestable de l’empire des océans, donc du commerce mondial, donc du monde lui-même. Les autres, tant les Français que les Espagnols, ne désirent rien de plus que mourir, individuellement ou ensemble, héroïquement, en faisant payer chèrement à l’ennemi sa victoire inéluctable. Et, comme si le sort ne s’était pas suffisamment acharné sur ces malheureux marins qui, des deux bords, ont toute la journée subi les boulets, la mitraille, les explosions, le combat au corps à corps, les risques de l’abordage ou ceux de la noyade, se lève sur les vaisseaux survivants, mais bien souvent désemparés par toutes les blessures d’un combat homérique, une terrible tempête, comme l’océan Atlantique sait en réserver dans cette région à cette époque de l’année, quoi que puisse en penser l’Empereur. À tout moment, ceux qui n’ont pas été envoyés par le fond, ou drossés à la côte, manquent d’être disloqués.
C’est tout le mérite de ce livre et de son auteur d’avoir montré, avec force détails, mais toujours à la portée de son lecteur, comment finalement Nelson, vainqueur d’un combat qu’il ne pouvait pas perdre, mais à l’issue duquel il meurt d’une décharge de mousqueterie, se voit porté au pinacle ; et parallèlement que, contrairement à la légende qu’il n’a pas manqué d’entretenir à la suite de ce terrible désastre humain et matériel dont la marine française mettra des décennies à se relever, Napoléon est bien loin de s’être désintéressé de la chose maritime et navale, même si son caractère impulsif, impérieux, l’a empêché d’en accepter la complexité, les impondérables, et de déléguer en confiance aux professionnels l’exécution du volet naval de sa stratégie. ♦