Intervention de M. Stef Goris, président de l’Assemblée de l’Union de l’Europe occidentale (UEO), au colloque « Autonomie stratégique de l’Union européenne : ambitions et limites », organisé par le Collège interarmées de défense (CID), le Forum du futur et l’Association Mars, qui s’est tenu à l’École militaire (Paris), le 10 mai 2005.
Autonomie stratégique de l'Union européenne : ambitions et limites
Monsieur le Président,
Vous m’avez demandé d’intervenir au cours de cette première table ronde sur le sujet de l’autonomie stratégique de l’Union européenne : « Quelle autonomie stratégique et pourquoi ? ».
Je voudrais commencer en formulant la question : « Quelles ambitions pour l’Europe ? ».
La nouvelle situation internationale et l’élargissement en cours de l’UE obligent les Européens à se poser des questions fondamentales sur la nature de l’Europe et sur son rôle dans le monde. La seule certitude est qu’elle ne peut plus rester impuissante et passive.
Le document sur la stratégie de sécurité de l’Union européenne intitulé Une Europe sûre dans un monde meilleur (décembre 2003) présente clairement la question : « En tant qu’union de 25 États, avec une population dépassant 450 millions de personnes et une production représentant un quart du produit national brut mondial, l’Union européenne constitue inévitablement un acteur mondial… Elle doit être prête à partager la responsabilité de la sécurité internationale et de la construction d’un monde meilleur ».
Alors que veut-elle protéger ? Que veut-elle dire ?
Les valeurs fondamentales de l’Europe sont énumérées dans les traités fondateurs de l’UE. Elles sont essentiellement basées sur le respect de la personne, comme le montre la synthèse rédigée par le groupe de travail VII de la Convention (Action extérieure de l’UE) : « Les valeurs fondamentales qui ont présidé à la création, au développement et à l’élargissement (de l’UE) et qu’elle visera à promouvoir dans le reste du monde sont : la démocratie, l’état de droit, l’universalité et l’indivisibilité des droits de l’homme et des libertés fondamentales, les principes de la dignité humaine, de l’égalité et de la solidarité et le respect du droit international conformément aux principes de la Charte des Nations unies ».
Bien plus que sur une aire géographique, l’identité de l’Europe repose ainsi sur cette confiance dans l’humain que la Grèce antique a développée jusqu’à inventer la démocratie et la citoyenneté participative. Confiance qui a permis ensuite de faire éclore notre diversité de pratiques culturelles, sociales et économiques partageant des valeurs communes reposant sur l’idéal spirituel de la personne. Confiance qu’exprime la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne ainsi que l’ensemble des lois en vigueur dans cette Union, preuves du respect de la vie humaine : interdiction de la peine de mort, interdiction du port d’armes par le citoyen, approche restrictive en matière de légitime défense, droit d’asile, etc.
Son histoire faite de souverainetés étatiques empêchera probablement l’Europe de devenir une « hyper-puissance », mais elle a vocation à devenir un ensemble politique structuré reposant sur le primat du droit et des valeurs humaines, assumant une responsabilité et une vision communes et créant ainsi les conditions d’une véritable citoyenneté européenne.
L’élargissement de l’Europe pose des problèmes difficiles avec l’arrivée de pays marqués par leurs terribles expériences du siècle dernier, aux yeux desquels seul l’Otan constitue une assurance crédible contre l’éventuelle montée de nouveaux dangers et auxquels une Europe simple marché commun sous la houlette des États-Unis ne déplairait pas foncièrement ; comme d’ailleurs à certains des membres actuels de l’UE.
Dans ce contexte, soit les actuels et futurs pays membres poursuivent la défense énergique de leurs intérêts « propres », et l’Europe élargie sombrera irrémédiablement dans une grande zone de libre-échange en perdant le pari historique de pouvoir protéger, faire et dire avec autorité et libre arbitre ; soit les convictions véritablement européennes l’emporteront et dépasseront les arguments frileux ou mercantiles.
Cette Europe respectueuse des différences entre ses peuples et capable de solidarité sortira alors de cette tendance actuelle qui réduit la gestion du temps à la seule prévention du pire. Échappant ainsi à ses réflexes de mimétisme et de révérence vis-à-vis des États-Unis, elle ne pourra plus oublier qu’elle est porteuse de cet idéal spirituel de la personne.
Quelle posture faut-il en déduire ?
L’Europe pourrait se contenter de bâtir des systèmes de coordination interétatique pour la lutte contre le terrorisme (justice-police-immigration) et pour la protection de ses territoires (garde-frontières et garde-côtes), et confier sa sécurité stratégique au parapluie américain.
Ce serait faire peu de cas des motivations profondes qui ont amené l’UE à décider d’assumer ses responsabilités internationales et de se doter des moyens politiques et militaires correspondants. Ces moyens doivent lui permettre d’entreprendre le cas échéant les actions militaires résultant des missions de Petersberg « élargie ». De plus, on vient de voir que l’Europe a mieux à dire au monde que le simple exercice de la puissance : elle a à promouvoir une mondialisation plus humaine en défendant les valeurs auxquelles elle croit. Citons ici encore le groupe de travail VII « Action extérieure de l’UE » de la Convention : « L’Union européenne s’efforcera de développer des relations et de construire des partenariats avec les pays et avec les organisations régionales ou mondiales qui partagent ses valeurs. Elle favorisera des solutions multilatérales aux problèmes communs, en particulier dans le cadre des Nations unies. L’Union définira et mènera des politiques communes et des actions de l’Union et œuvrera pour assurer un degré de coopération maximal dans tous les domaines des relations internationales afin de promouvoir ses valeurs ».
Pour être cet acteur écouté, il faut à l’UE l’autonomie politique et militaire : elle doit en effet assumer une responsabilité politique dans un monde multipolaire où aucun pays européen ne peut plus influer seul sur les rapports de force ; la distinction subtile entre Politique étrangère et de sécurité commune (Pesc), et Politique européenne de sécurité et de défense (PESD) n’a plus vraiment de raison d’être dans le monde actuel, car la politique étrangère qui doit viser, entre autres, à assurer la sécurité des citoyens et des biens de l’UE, ne peut s’exercer valablement sans s’appuyer sur un outil militaire crédible.
Ambition, puissance et autonomie sont ainsi les mots-clés qui permettront à l’Europe de sortir de sa paralysie persistante dans le domaine international ; en dépit des avancées de ces dernières années. En particulier, la puissance ne peut s’exercer efficacement pour la défense des intérêts communs qu’à condition d’être indépendante de choix faits ailleurs ; ce qui exige une véritable autonomie de décision et d’action. Cela passe par une cohérence entre États membres et UE pour mettre un terme aux politiques de « cavalier seul » et aux initiatives séparées — voire concurrentes — qui portent atteinte à la crédibilité de l’Union.
Parler d’autonomie en matière de défense ne signifie pas repli autiste des Européens sur eux-mêmes ni reniement de leurs alliances. L’élargissement vers l’est est une réalité et des relations étroites et confiantes avec la Russie et l’Ukraine sont indispensables à la stabilité régionale. L’Alliance atlantique reste à ce jour le cadre obligé d’une défense collective et surtout de la coopération avec les États-Unis ainsi qu’avec les pays membres de l’Otan et non membres de l’UE. L’Otan n’est toutefois plus pour les Américains le cadre privilégié de leur engagement militaire ; on voit en effet le centre de gravité de leurs intérêts dans le monde basculer de l’Atlantique vers l’Asie. L’Europe n’est plus une priorité.
Par ailleurs, cette Europe évolue vers plus d’universalisme au moment même où la politique américaine se montre plus « nationaliste » avec une aversion marquée pour les contraintes à caractère multinational et une indifférence croissante vis-à-vis de ses alliés.
L’autonomie européenne a été définie au Sommet de Cologne (1999) et régulièrement réaffirmée depuis par tous les Conseils de l’Union européenne, tant pour la décision que pour l’action. Elle ne doit pas être vécue comme une sorte de défi au leadership américain, mais comme une évolution naturelle et visionnaire au sein de l’Alliance où chacun peut œuvrer à la recherche d’un véritable partenariat euro-atlantique, plus équilibré grâce à l’effort de cohérence poursuivi par l’Europe sur les plans économique, politique et militaire ; que les Américains ont toujours appelé de leurs vœux.
Il est donc urgent que se construise une Europe économiquement et politiquement puissante, principale partenaire et alliée respectée des États-Unis. Elle doit aussi développer des capacités militaires crédibles lui permettant d’agir de façon autonome pour la défense de ses intérêts dans le monde (notamment pour assurer seule la stabilité de la périphérie européenne), soit parce que ses intérêts ne seraient pas totalement superposables à ceux des États-Unis, soit parce que ces derniers seraient occupés sur d’autres fronts.
En d’autres termes, l’UE doit devenir un producteur de sécurité externe, mais non un « gendarme du monde » : il s’agit, à l’aide de moyens de présence et d’influence autonomes, d’exercer une action positive sur les affaires du monde.
Il s’agit en particulier de s’assurer — sans unilatéralisme et sous le contrôle du Conseil de sécurité de l’ONU — que le « gros bâton », symbole de la politique américaine de puissance mondiale, ne sera brandi que pour maintenir les crises au plus bas niveau, par effet de dissuasion, et non pas utilisé de manière disproportionnée, en particulier vis-à-vis des populations civiles. Après avoir vécu l’écrasement de nombreuses villes sous les bombes sans effet déterminant sur le moral des populations, et maintenant viscéralement opposée — à l’Est comme à l’Ouest — à toute doctrine de « guerre préventive », l’Europe devrait savoir promouvoir des actions mieux proportionnées et ne visant que des objectifs réellement stratégiques…
Son expérience inégalée en matière de rétablissement et de maintien de la paix par un contrôle différencié des territoires et des populations devrait d’ailleurs permettre dans de nombreux cas d’éviter d’en venir à de telles extrémités.
Alors en deux mots comment réaliser ces objectifs ?
Comme on vient de le voir, l’Europe doit, pour faire face aux risques de déstabilisation dus aux crises régionales et à la menace terroriste globale, se doter de moyens crédibles et utilisables de façon autonome, ou en coalition avec les États-Unis, pour couvrir l’ensemble des missions de Petersberg (y compris la lutte antiterroriste), dans les domaines de la prise de décision comme de l’action.
Même si la PESD reste du domaine intergouvernemental, il faut d’abord, pour développer un sentiment d’appartenance à une communauté ayant des intérêts communs, fondement d’un esprit de défense européen, doter l’UE d’un concept stratégique pour définir les outils de promotion et de défense des valeurs et des intérêts
communs européens.
Cette autonomie d’action et de décision exige de disposer d’une chaîne de commandement indépendante des moyens et capacités de l’Otan.
Il faut aussi doter l’Union des moyens et capacités lui permettant de « savoir, choisir et conduire » en toute autonomie, sous forme d’une capacité de renseignement à tous les niveaux (recherche, exploitation et diffusion), d’évaluation des situations, de planification des actions, et de leur conduite sans dépendre de sources extérieures, tout en restant en liaison étroite avec les autres organisations impliquées comme l’Otan ou l’ONU.
Cela nécessite la mise à disposition de satellites d’observation et d’écoute avec gestion coordonnée entre pays membres et traitement centralisé des informations à partir du centre actuel de Torrejon. Il faudra enfin s’atteler à la création d’une véritable Agence européenne du renseignement.
Il faut aussi créer des outils permanents de prospective (réflexion stratégique, rédaction d’un Livre blanc européen) et de préparation (évaluation des besoins opérationnels, politique de formation et d’entraînement). Il est capital d’identifier ces diverses fonctions pour regrouper les acteurs dans des structures propres à éviter les conflits d’intérêts : organes de formation, Agence européenne de défense, état-major de l’UE, Institut d’études et de sécurité de l’Union européenne, etc.
J’espère que vous êtes convaincu par mes propos, et j’attends le débat qui va suivre avec beaucoup d’impatience ! ♦