France-Allemagne : mission impossible ? Comment relancer la construction européenne
Paru peu avant le référendum du 29 mai sur le « traité établissant une constitution pour l’Europe » ce livre d’un Européen convaincu mais lucide n’a rien perdu de son « actualité » après la crise provoquée par les votes négatifs de la France et de la Hollande. L’auteur connaît bien le dossier européen pour avoir été pendant plus de dix ans le conseiller diplomatique du chancelier Kohl, et ses affinités avec notre pays l’inclinent à voir dans la coopération franco-allemande un facteur déterminant pour le succès de l’entreprise lancée en 1950 par Robert Schuman et Jean Monnet, acceptée sous bénéfice d’inventaire et consolidée sous la présidence du général de Gaulle et développée par ses successeurs jus qu’à la création en 1993 d’une Union européenne (UE) qui veut affirmer son identité en matière de sécurité et de défense et devenir l’un des espaces les plus compétitifs de l’économie mondiale.
Toutefois, des doutes ont surgi au cours des dernières années sur la volonté de l’UE de mettre en œuvre une politique de sécurité et de défense cohérente, et les performances économiques des États qui ont vocation à entraîner le mouvement vers la croissance ne laissent pas bien augurer de la réalisation du programme annoncé lors du Sommet de Lisbonne de 2000. Quant au « couple franco-allemand », il semble s’être essoufflé et ne joue plus qu’un rôle mineur dans les progrès de la construction européenne, quand il ne suscite pas la défiance des petits États qui redoutent de tomber sous la tutelle de Paris et de Berlin. C’est à dissiper ces craintes et à clarifier les enjeux du débat en cours que s’emploie l’auteur de ce livre sans s’embarrasser de vaines précautions et en abordant de front les questions controversées.
Joachim Bitterlich aborde son sujet par un examen critique de l’évolution de l’intégration européenne après la conclusion du Traité de Maastricht et exprime des réserves très nettes à l’encontre des élargissements intervenus en 1995 et 2004. Selon lui, le passage de l’UE à quinze, puis à vingt-cinq et bientôt à trente États membres compromet l’émergence d’une Europe politique capable de s’affirmer sur la scène mondiale et rend plus difficile la gestion des problèmes de tous ordres auxquels l’UE est confrontée, notamment au plan de la sécurité intérieure et de la coordination des politiques économiques et sociales. Certes, l’auteur ne sous-estime pas les progrès enregistrés sur la voie de l’intégration économique et monétaire et se félicite des convergences qui ont permis l’adoption, à la fin de l’année 2003, d’une « stratégie européenne de sécurité », mais il relève que les réformes institutionnelles décidées à Nice et complétées par la convention chargée de rédiger une constitution pour l’Europe ne satisfont pas aux exigences d’une gestion efficace des affaires communautaires et ne contribuent guère à susciter l’adhésion des citoyens au projet européen. À cet égard il regrette que la commission n’ait pas fait preuve d’une plus grande souplesse dans la gestion de la crise provoquée par le non-respect des critères du pacte de stabilité et de croissance par certains États et estime qu’une application plus rigoureuse du principe de subsidiarité permettrait de limiter les pouvoirs de la bureaucratie bruxelloise et de trouver des solutions de « proximité » au niveau national, régional et local. En définitive, c’est en adoptant une démarche pragmatique et en maintenant le cap fixé par les Pères fondateurs que l’on parviendra à doter l’Union européenne des moyens de définir et de mettre en œuvre des politiques communes pour relever les défis du XXIe siècle. Aux yeux de l’auteur, le succès de cette entreprise dépend moins de la création d’institutions que du rôle moteur joué par certains États et à ce plan les questions de procédure sont moins importantes que celles du leadership exercé par des « groupes pionniers ».
Il ne saurait être question de discuter les propositions faites par Joachim Bitterlich pour remédier aux carences qu’il a diagnostiquées et l’on se bornera à quelques observations sur les thèmes auxquels l’auteur attache une importance particulière. S’agissant de la responsabilité particulière de l’Allemagne et de la France dans la relance de la politique européenne, il estime que ces deux pays ont toujours vocation à jouer un rôle moteur à condition qu’ils parviennent à définir des positions communes sur des questions d’intérêt général et à rallier à leurs vues les autres États membres de l’Union. À cet égard, on trouvera dans son livre des suggestions pertinentes aussi bien dans le domaine des politiques économiques que dans celui de la politique étrangère et de sécurité et des propositions audacieuses, telles que la création d’une union franco-allemande et l’attribution à l’UE d’un siège de membre permanent du Conseil de sécurité. Indépendamment des résistances auxquelles se heurterait la réalisation de projets aussi ambitieux au sein des administrations des deux pays concernés, il n’est pas évident que les autres États membres de l’Union seraient disposés à confier la « conduite de l’Europe » à Paris et à Berlin dans le cas de figure imaginé par l’auteur.
En revanche, on lira avec le plus grand intérêt les développements consacrés aux « thèmes majeurs de la politique européenne » et aux propositions de réforme de Joachim Bitterlich qui s’inscrivent en contrepoint du texte constitutionnel élaboré par la convention que présidait M. Valéry Giscard d’Estaing. Ainsi sont abordés successivement les problèmes soulevés par la coordination des politiques économiques, la coopération entre les services judiciaires et policiers pour lutter contre la criminalité organisée, la mise en œuvre d’une politique européenne de sécurité et de défense (PESD), l’aménagement des institutions en vue d’une répartition plus claire des responsabilités, la détermination des frontières de l’Europe et les conditions de l’affirmation d’une citoyenneté européenne. Sur tous ces points, on trouvera des réflexions stimulantes et des analyses rigoureuses, ainsi que l’esquisse de solutions pour sortir de la crise actuelle. Certes, le propos de l’auteur se ressent de ses engagements personnels et reflète les préoccupations qui furent les siennes lorsqu’il exerçait des fonctions de responsabilité au sein du gouvernement allemand. Mais comme Joachim Bitterlich a œuvré en permanence en faveur d’une concertation étroite de la France et de l’Allemagne pour faire progresser la construction européenne et que son souci est de rapprocher le citoyen d’une Europe dont l’unité n’effacerait pas la diversité de ses traditions nationales, on ne saurait trop recommander la lecture de son livre à tous ceux qui sont attachés à la continuité du processus amorcé il y a plus de cinquante ans par Konrad Adenauer et Robert Schuman. ♦