Au Cap Sizun, le 3 février 1944
Les ministres, qui, en juin 1940, parlaient d’organiser un réduit suprême dans « une vieille province » qui était la Bretagne, caressaient peut-être une chimère, mais rendaient un hommage au moins symbolique à une incontestable réalité. Quelle « poche » on aurait pu faire, en s’y prenant à temps, de cette péninsule bossuée, ravinée, sillonnée de chemins creux, compartimentée et barricadée à miracle, propre à tous les défilements, à tous les guets et à toutes les caches, derrière le double fossé de la Rance et de la Vilaine ! Où mieux défier, en plein jour, les prospections des observateurs aériens et limiter davantage l’action des chars d’assaut ? Ajoutons-y une longue côte aux indentations répétées, et la disposition de deux ports de guerre, Brest et Lorient. Il y avait là des ressources dont certaines profitèrent finalement à l’ennemi, mais dont quelques-unes devaient servir, sous l’occupation, à ceux qui n’avaient pas abdiqué, et ils étaient nombreux dans le pays.
Historien et prophète, Michelet disait en 1833 : « Le génie de la Bretagne, c’est un génie d’indomptable résistance ». L’avenir devait confirmer le diagnostic que lui suggérait un passé séculaire. Au cours d’une interview, le colonel Bourgoin, qui commandait, le 18 juin 1944, au combat de Saint-Marcel, entre Malestroit et Sérent, 7.500 F. F. I. encadrés de parachutistes, me déclara : « Ce qui caractérisait la situation en Bretagne, c’est que nous avions tout le pays avec nous. Le Morbihan était unanime. Partout nous étions accueillis, aidés. » Sans doute est-ce un peu trop dire : là aussi, il y eut des neutres et des traîtres. Mais, sauf exception, il est bien vrai que, ouvrier ou bourgeois, paysan ou marin, le Breton fut d’instinct un résistant.
Oui, le marin aussi. Beaucoup moins cependant celui de la Marine militaire, soumis à la consigne et copieusement endoctriné, que le marin-pêcheur. Or la plupart des marins de l’État démobilisés, fort empêchés de naviguer au commerce, redevinrent au port natal des marins-pêcheurs. Mais la pêche, d’ailleurs gênée par une réglementation minutieuse et rigide, ne fut pas pour tous le principal souci. On se rappelle le cas des langoustiers de l’île de Sein. Convoqués à Audierne par la Kommandantur pour un recensement où ils flairaient un piège, cent trente trois Îliens de tout âge — entre quatorze et soixante et un ans — s’embarquèrent le 24 et le 26 juin 1940 sur six bateaux (un septième devait plus tard en faire autant), et, dûment exhortés au préalable par leur recteur (c’est-à-dire leur curé), firent aussitôt cap sur l’Angleterre, en chantant le Domine, Salvam fac Galliam. Après quoi, tous les dimanches, sous une occupation qui n’épargnait pas plus le port de Sein que n’importe quel autre, le prêtre annonça en chaire : « Jeudi à sept heures une messe sera dite pour tous ceux qui sont partis au loin défendre le pays et un nocturne sera chanté pour ceux d’entre eux qui sont morts ».
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