Le roman noir de la Maison-Blanche
Le roman noir de la Maison-Blanche
Quel que soit le jugement, fondé ou non, que chacun porte sur ce qui se passe à Washington, on ne peut s’empêcher, en abordant la lecture de ce gros ouvrage, d’éprouver un certain sentiment de malaise que ne dissipe pas tout à fait une sibylline citation liminaire d’Hannah Arendt. Il en est ainsi lorsque des proches du pouvoir livrent à chaud, fût-ce par personne interposée, des informations que nous qualifierons d’intimes, même si pour une fois elles ne s’aventurent pas dans les alcôves.
Certes on peut invoquer le précédent du duc de Saint-Simon, mais la mode semble s’instaurer, pour ceux qui y ont accès, de livrer en pâture au public la description détaillée des agissements de nos dirigeants. Il s’agit, en l’occurrence outre-Atlantique, de la participation de Paul O’Neill à la première Administration Bush en 2001-2002 au poste important de secrétaire au Trésor, puis de son limogeage dans des conditions jugées humiliantes. L’intéressé n’est pas l’auteur du livre, il en a fourni les éléments à un journaliste connu dont le style est conforme à ce qui se lit dans la grande presse.
On comprend l’amertume de la victime. Tous ceux qui ont connu la disgrâce ont ressenti ce sentiment d’injustice, ces signes prémonitoires inquiétants, le brusque éloignement des collègues, puis les maigres lots de consolation. Dans tous les pays (n’est-ce pas !), les remaniements ministériels suscitent plus ou moins ouvertement de telles réactions. Le récit est par conséquent engagé et le titre accrocheur de la traduction française, appuyé par le terme de « révélations », sent le règlement de comptes.
Il ne faut donc pas s’étonner que la personnalité du Président soit fortement égratignée. Cet homme « pratiquement jamais sorti du pays » est taxé par ailleurs au départ d’une maigre expérience des affaires fédérales. On relève son manque de « curiosité intellectuelle », on le décrit évasif et impénétrable après les exposés de ses collaborateurs au point de se demander s’il a compris ou si la tactique du silence est destinée à déstabiliser l’interlocuteur. Il a parfois « l’air dépassé », voire « tout à fait perdu… le regard vide » avant de « buter sur les mots ». La comparaison lui est défavorable, tant avec Bush père qu’avec Nixon ou le « solide et magnanime » Ford.
En face, Suskind trace un portrait sympathique et élogieux de Paul O’Neill : origine modeste, homme d’expérience, travailleur acharné, économiste chevronné et patron d’industrie confirmé. Son thuriféraire le décrit ancré dans ses convictions et grand « diseur de vérités » souvent dérangeantes, ne se trouvant vraiment en accord qu’avec son ami M. Greenspan. Il piétine les plates-bandes, se livre à des « explosions verbales » vite transformées en gaffes aux yeux des opposants. Il se heurte à des parlementaires influents, ne ménage guère les sources majeures des dons électoraux et rappelle à contretemps les promesses non tenues. Il sort de son domaine strict et des problèmes compliqués de la baisse des impôts et de la réforme de la « Social Security » pour entonner des thèmes comme l’aide à l’Afrique. Bref, il finit par inquiéter en haut lieu, au risque d’indisposer jusqu’au Président. Dans un style différent, ce bouillant ministre est à l’époque, en matière de sincérité et de droiture, l’équivalent du sage et « œcuménique » Powell.
Libre au lecteur de se faire une opinion. Peut-être sera-t-il finalement surtout intéressé par la description du fonctionnement de l’exécutif américain, avant et après l’énorme traumatisme du 11 septembre 2001 et le glissement vers la guerre irakienne. Ce coup d’œil dans les coulisses permet d’entrevoir l’atmosphère de secret interrompue par des fuites savamment dosées, les rivalités, les agissements de la garde rapprochée, « petite coterie de conseillers » dont Karl Rove actuellement compromis dans l’affaire Wilson-Plame. Invité au cœur des réunions du National Security Concil, chacun aura l’occasion de fréquenter l’imperturbable Dick Cheney et de découvrir l’ambiance des week-ends à Camp David, où Condoleezza Rice se met à chanter avec une jolie voix après avoir en vain proposé un bowling. Il sera amusé par ce curieux mélange de décontraction yankee et d’étiquette : on est en bras de chemise et on s’interpelle par des sobriquets, mais la répartition des fauteuils est immuable et les audiences sont programmées dans le détail, avant que le Président se régale de… cheeseburgers ! ♦