Retour de l'état de guerre
Retour de l'état de guerre
Quel est l’apport des théories des relations internationales dans l’explication des conflits contemporains ? Tel est le défi relevé par Dario Battistella qui se propose d’examiner la guerre américaine contre l’Irak (2003). L’ouvrage est structuré en trois parties. L’auteur affirme d’abord la lente maturation de l’anarchie internationale évoluant d’un système hobbien vers une anarchie lockienne (les États respectent leur souveraineté tel que dans le système westphalien) voire kantienne (les États s’identifient partiellement les uns aux autres). La deuxième partie mesure la rupture que constitue la guerre américaine contre l’Irak dans cette maturation en se posant la question provocatrice : « retour de l’état de guerre » ? Enfin, la troisième partie examine les causes de la guerre américaine contre l’Irak en insistant notamment sur l’existence d’un lobby pétrolier et de l’industrie lourde s’alliant avec les idéologues, les néo-conservateurs aspirant à une véritable croisade de la démocratie.
L’analyse du système westphalien (1648-1789) décrit l’émergence du principe de la raison de l’État dans la politique internationale. C’est une période belliqueuse où les années de paix sont aussi fréquentes que les années de guerre. L’auteur attribue l’instabilité westphalienne à l’équilibre des puissances et affirme que si un État est en équilibre avec les autres, il sait par définition qu’il n’est pas plus faible qu’eux et par conséquent l’effet dissuasif joue plus. L’analyse illustre avec panache l’instabilité de l’équilibre des forces. Toutefois, une autre interprétation de cette instabilité est possible. Ne pourrait-on penser que la multiplication des guerres au XVIIIe siècle est tout autant due au machiavélisme de la raison de l’État, c’est-à-dire à la perte des identités partagées à la suite de la guerre des religions ? L’idée selon laquelle l’éthique de l’État devait être séparée des autres considérations morales remonte à la Renaissance. Dans cette dernière perspective, c’est l’effondrement des normes chrétiennes qui rend la guerre au nom de la balance of power moralement acceptable pour les décideurs politiques de l’époque (voir le cynisme de Frédéric II annexant la Silésie en 1741).
L’auteur défend l’hypothèse d’inspiration réaliste selon laquelle l’hégémonie serait source de paix. Il affirme que les coûts de l’agression seraient dans un tel système trop élevés pour le challenger. La fin de l’hégémonie britannique à la fin du XIXe siècle permettrait d’expliquer l’agressivité grandissante du challenger allemand aboutissant finalement à la Première Guerre mondiale lorsque la Grande-Bretagne intervient contre l’Allemagne révisionniste. Cette interprétation nous semble contestable car les décideurs allemands ont agi en juillet 1914 aussi par crainte pour leur avenir. Ils se croyaient sur une pente descendante face à la « Russie qui grandit et grandit », selon le chancelier Hollweg.
Une autre thèse défendue par l’auteur quant à la stabilité de l’ordre de Vienne nous semble plus convaincante, à savoir celle de l’auto-restriction de la puissance britannique. L’hégémonie bienveillante était un facteur de paix non seulement parce qu’elle permettait aux autres puissances de conserver leurs intérêts matériels (par exemple garantir l’ouverture des océans) mais aussi par la considération que la puissance britannique accorde aux puissances plus faibles par le concert multilatéral. Inversement, tout est fait pour ne pas humilier la France vaincue et la socialiser comme puissance satisfaite en Europe. Quant à la paix démocratique après 1945, l’auteur insiste également sur l’effet bénéfique de l’auto-restriction américaine soit par multilatéralisme, soit par aide économique ou militaire. L’hégémonie des États-Unis était au moins en Europe occidentale une hégémonie consensuelle où les États européens ont des « voice-opportunity ».
La deuxième partie « De l’anarchie lockienne à l’anarchie hobbienne » met en avant l’évolution normative que constitue la guerre contre l’Irak 2003. L’auteur admet qu’avant cette guerre, avait existé une sorte de consensus sur le caractère limité, multilatéral et défensif des actions militaires. Or, ce consensus a éclaté avec l’administration Bush junior dont les objectifs n’ont rien en commun avec Bush père et la première guerre contre l’Irak. Comme le dit joliment l’auteur dans son introduction : « on peut se demander s’il ne faudrait pas réviser la fameuse formule de Marx et voir dans Tempête du désert non pas une tragédie mais un drame, et dans Liberté en Irak non pas une farce mais une tragédie ». M. Battistella démontre en quoi l’Administration Bush a aussi rompu la norme du multilatéralisme affirmée depuis 1945 au sein de la communauté occidentale. Désormais, le nouveau credo est la coalition of the willing.
La troisième partie est consacrée à l’analyse des causes de la guerre américaine aussi bien externes (le dilemme entre sécurité et expansionnisme opportuniste, déclin de l’hégémonie) qu’interne (impérialisme mesquin). L’auteur réfute la thèse selon laquelle les États-Unis sont intervenus en raison d’un vrai défi pour leur sécurité (ADM, aide irakienne au terrorisme). Contre l’argument sécuritaire, l’auteur mobilise d’abord l’école réaliste. En effet, quel pourrait être l’intérêt d’un Iraq nucléaire d’attaquer les États-Unis si l’on suppose que tout État aspire à assurer sa survie ? Mais qu’en est-il des armes de destruction massive que l’Irak aurait possédé selon le président Bush dans son discours de Cincinnati du 7 octobre 2002 ? Le régime de Saddam dispose en 2002 de stocks d’armes biologiques et chimiques. Il a aussi un programme nucléaire. En revanche, l’Irak ne possède de missile balistique ayant une portée supérieure à 150 kilomètres. L’auteur s’oppose à la thèse d’une collusion entre Al-Qaïda et l’Irak en soulignant leurs divergences idéologiques. Quant à l’irrationalité de Saddam Hussein, l’auteur insiste sur son comportement stratégique passé où rien de « suicidaire » n’a réellement transpiré.
Le chapitre « Politique interne et impérialisme mesquin » nous semble le plus original de l’ouvrage. Une fois encore, l’auteur mobilise la théorie des relations internationales avec un exposé excellent sur la vision polémologique de l’approche libérale. Certains responsables comme Dick Cheney, Richard Perle ou Paul Wolfowitz étaient depuis 1992 favorables à un renversement du régime irakien. L’analyse très fine révèle la diversité de l’Administration Bush où Rice et Powell semblent plus réticents face à un recours à la force. La formation victorieuse d’une coalition entre nationalistes (Rumsfeld) et crusaders est expliquée par le mécanisme de logrolling : argent et pétrole pour les nationalistes, nation-building pour les idéologues.
En résumé, l’ouvrage présente brillamment les grandes théories des relations internationales et démontre ce que l’on peut empiriquement faire avec elles. Ses vertus pédagogiques comme la clarté de l’exposé et la rigueur méthodologique sont incontestables. Il devait aussi devenir une référence obligée pour tout historien de l’histoire diplomatique qui aimerait se familiariser avec les outils de l’observation de la science politique. ♦