La dissuasion nucléaire en 2030, Essai de prospective
La dissuasion nucléaire en 2030, Essai de prospective
Bruno Tertrais, dont on connaît la compétence « stratégique », s’est attelé ici, courageusement, à une besogne risquée. La prospective l’est toujours. Pour ne pas être pris en défaut par le cours du temps, le prospecteur a tendance à noircir le tableau et à le faire complet, à la façon de l’officier de renseignement qui décrit à son chef un ennemi terrible pour se mettre à couvert : je vous l’avais bien dit ! Mais lorsqu’il s’agit d’un sujet aussi grave que l’évolution de la menace nucléaire à l’horizon 2030, l’audace est extrême : il faudra bien que le monde, cent ans après Hiroshima, regarde à nouveau la Bête en face. Est-il possible, à cette échéance, de faire l’économie de ce que Jean Guitton appelait métastratégie ? La stratégie est, en matière nucléaire, une catégorie bien pauvre ; la politique également, qu’il faut sommer par une métaphysique.
Suivons l’auteur en son honnête entreprise. De l’état des lieux, objet du premier chapitre, on retiendra quelques affirmations significatives concernant notre propre stratégie : la dissuasion nucléaire d’une agression conventionnelle est désuète (ce n’est pas la doctrine qui l’est, c’est la menace), le nucléaire ne dissuade donc que du nucléaire (ainsi que le général Copel l’a toujours affirmé), le caractère défensif de la dissuasion serait une spécificité française (a-t-on vu une puissance nucléaire afficher une doctrine offensive ?), la riposte massive n’est plus de mise, mais, en se gardant de l’anti-forces, c’est aux centres de pouvoir de l’agresseur que l’on s’en prendrait. Le flou sur la définition de nos intérêts vitaux serait justement maintenu… s’il n’y avait eu le discours de l’Île Longue. Ce point est si important qu’il vaut qu’on s’y attarde. Et d’abord pour se réjouir de ce que Bruno Tertrais, qui avait, dès le 21 janvier 2006, témoigné de beaucoup d’indulgence pour les imprudences élyséennes, revienne ici à une appréciation plus raisonnable, tant sur la sécurité de nos approvisionnements que sur le terrorisme d’État. Il est vrai que, dans une interview accordée le 29 janvier 2007 à trois journalistes, dont deux Américains, notre président lui-même a livré un sentiment bien différent, avec une spontanéité qu’il a ensuite regrettée. La Bombe aux mains des Iraniens ? Mais elle ne leur servirait à rien, affirmation forte et incontestable : l’arme nucléaire « ne sert à rien » ; elle ne permet de poursuivre aucun but positif ; seule utilité, qui n’est pas mince : on ne me touche plus !
L’état des lieux dressé, on aborde l’avenir et le scénario que l’auteur appelle, bizarrement, nominal pour signifier qu’il est le plus probable. Ici se situe l’essentiel : les représailles massives sont « dé-légitimées », la planification est déconnectée de l’ouverture d’un théâtre d’opérations et ne concerne que des objectifs fixes. Dès lors que reste-t-il de la dissuasion pure et dure et donc de la dissuasion tout court ? Fort peu de chose. Allons, encore un effort : « La Maison-Blanche est allergique au mot ‘nucléaire’ » (p. 12) et certains estiment que « nous approchons du point où il sera impossible pour un gouvernement démocratiquement élu d’utiliser des armes nucléaires » (p. 11). À y bien réfléchir en effet, la théorie nucléaire s’est élaborée durant la guerre froide face à un ennemi soviétique fort inquiétant et dans la continuité territoriale européenne (1). Cette configuration fondatrice ayant disparu, les stratégistes s’efforcent d’extrapoler la théorie à des situations où elle est totalement irréaliste : ainsi de la Chine, voire, pour ce qui concerne la France, de la Corée du Nord et du Pakistan (p. 18) et de la menace dissuasive que l’on ferait valoir au profit d’un État… africain (p. 19). Mais revenons à ce qu’on a évoqué de la répugnance croissante à la menace nucléaire : le tabou, nous dit-on, se renforce à mesure que le temps passe ; cela veut bien dire quelque chose ! Or, en ce qui concerne notre pays, Bruno Tertrais se montre très optimiste (ou pessimiste, c’est selon) sur la fermeté de l’opinion en matière nucléaire et sur l’accord qu’elle manifesterait pour riposter en cas d’attaque, quelque invraisemblable que celle-ci paraisse.
Assez tourné autour du pot ! Du refus du massacre aux contorsions auxquelles on se livre pour imaginer des réponses moins méchantes, la question se pose – l’espoir se fait jour – de l’abandon du nucléaire. L’auteur le suggère, avec discrétion, lorsqu’il imagine un scénario « de rupture » où l’arme nucléaire serait, dans l’avenir, effectivement employée. « Les conséquences, écrit Tertrais, en seraient considérables » ; parmi celles-ci, « une dé-légitimation généralisée de l’arme nucléaire ouvrirait la voie à un désarmement nucléaire total » (p. 47). Est-il bien nécessaire, pour en arriver là, d’attendre un nouvel Hiroshima ? Au reste, l’auteur estime en conclusion que le maintien à l’identique de la dissuasion nucléaire est peu probable, pour des raisons « culturelles » (p. 55). L’adjectif est faible, mais il ne faut pas être trop exigeant. Restant à la « stratégie », la première tâche à accomplir est de mettre au pilon la vulgate nucléaire : l’arme facteur de puissance, moyen de chantage, condition de la liberté d’action. Ce catéchisme-là est le meilleur argument qu’on puisse offrir aux États tentés par la Bombe. ♦
(1) Sur cette notion fondamentale de continuum, on se permet de renvoyer le lecteur à notre article « Des bombes et des îles », paru dans Défense nationale d’octobre 1981 et repris dans Le métier des armes (Economica, 1998).