Sarajevo aujourd'hui. Voyage documenté en Bosnie-Herzégovine
Sarajevo aujourd'hui. Voyage documenté en Bosnie-Herzégovine
Les ouvrages pessimistes sur les Balkans sont trop nombreux pour qu’on ne salue pas la publication d’un récit enthousiaste sur le maillon faible de cette région : la Bosnie-Herzégovine. On doit ce récit plein d’entrain à une jeune femme de vingt-trois ans, Aurélie Carbillet, qui s’est rendu à quatre reprises en Bosnie-Herzégovine et en a tiré des observations judicieuses sur la capitale bosnienne sortie exsangue de l’avant-dernière guerre yougoslave (1991-1995).
J’ai lu le livre d’Aurélie Carbillet avec engouement. Bien écrit, solidement documenté, il m’a replongé dans l’atmosphère d’une ville, Sarajevo, où j’arrivai en poste il y a dix ans. Quand j’écris que j’ai redécouvert, je ne formule qu’une demi-vérité : car, précisément, tout le talent de la jeune voyageuse est de nous restituer l’atmosphère actuelle de ce pays étrangement oublié depuis quinze ans – en attendant sans doute le prochain emballement médiatique en cas d’éventuel éclatement du pays, suite à la reconnaissance précipitée du Kosovo début 2008 – et d’analyser les mutations réelles qu’a traversées Sarajevo depuis la fin de la guerre identitaire qui a déchiré la Yougoslavie, et notamment la Bosnie-Herzégovine.
Après un rappel succinct de l’histoire du pays, Aurélie Carbillet s’attache avec lucidité à décortiquer la vie quotidienne à Sarajevo et à présenter, avec une intensité communicative, les personnes qu’elle a rencontrées dans cette ville de 400 000 habitants. Elle ressent encore la brûlure du déchirement communautaire et les affres de la guerre sur les visages des habitants et les édifices endommagés de la capitale bosnienne. Constituée de trois composantes, turque, austro-hongroise et communiste, trois villes presque juxtaposées parfaitement, meublée d’églises catholiques et orthodoxes, de mosquées et de synagogues, Sarajevo est une ville à l’atmosphère pesante où il faut savoir prendre son temps.
Le présent ralenti : là est la marque de Sarajevo. Attentive aux paroles, aux silences et aux non-dits qui animent ses rencontres, la jeune femme relève que le rapport au temps est bien différent du temps français ; singularité à laquelle nous sommes rarement sensibles, dans les Balkans et ailleurs. Elle écrit avec justesse que le temps de Sarajevo est le présent : « S’il y avait donc un temps pour définir ce lieu, ce serait définitivement le présent ». Le passé, lui, est source d’ambivalence : « À Sarajevo, on vit avec le passé, on le hait, on l’idolâtre, on le regrette », souligne-t-elle. Le futur, en raison de la dureté du présent, n’est pas réellement pensé ; il est au mieux appréhendé par les jeunes, dont beaucoup rêvent d’Europe.
Aurélie Carbillet évoque son plaisir à déambuler dans le petit quartier turc, le sort malheureux réservé à la bibliothèque Vijenica (détruite par des obus serbes fin août 1992), les désillusions d’une jeunesse bosnienne devant les réticences de l’Ouest à lui octroyer des visas, les témoignages souvent nostalgiques de ses amis sarajéviens sur « avant » ; c’est-à-dire avant la guerre. Lors de discussions avec des Français, elle relève l’ignorance, voire la condescendance de ceux-ci qui, après avoir été abreuvés d’images violentes durant le conflit, ont conservé une image catastrophiste de Sarajevo, de son siège de 1 000 jours, de la guerre médiévale entre anciens voisins, des snipers, des charniers. Si ces facteurs imprègnent encore la vie la plus banale et conditionnent certainement l’avenir des Bosniens, on ne saurait réduire leur capitale, Sarajevo, à cette seule image caricaturale.
« À Sarajevo, écrit Aurélie Carbillet, il y a tout ce qu’on peut imaginer dans une ville française de taille moyenne, des transports, des boutiques, des bars ». Les jeunes femmes se soignent exagérément, les couples se tiennent par la main dans la rue, les sorties le samedi soir constituent un rituel. On y trouve la presse internationale et des livres en français. Je peux témoigner que c’était déjà le cas lorsque je vivais à Sarajevo entre 1999 et 2001. Si les Sarajéviens s’attardent dans le présent, les Français s’enlisent dans le passé balkanique.
À quelques reprises, la voyageuse trébuche, à mon sens, sur le cliché de la « guerre ethnique », lors même que les Serbes, les Croates et les Bosniaques sont originaires d’une même souche slave. La guerre de Bosnie-Herzégovine a été plutôt, selon moi, une guerre identitaire : enjeu identitaire qu’elle traite en filigrane tout au long de l’ouvrage, en le survolant peut-être un peu rapidement. Toujours est-il que cet intérêt sain pour Sarajevo, pour ses habitants (notamment les jeunes), pour la quête identitaire de cette portion d’Orient en Occident, ne peut être qu’encouragé. Au lecteur qui s’intéresse à Sarajevo, on ne saurait que trop recommander la lecture du livre d’Aurélie Carbillet. ♦