La drôle de guerre des intellectuels français
La drôle de guerre des intellectuels français
À en croire Le Robert, est intellectuel ce qui « se rapporte à l’intelligence ». Disons d’emblée que la vertu d’intelligence concernée ici est attribuée de façon exclusive aux philosophes professionnels, romanciers et journalistes, toutes ces catégories détentrices n’en formant au fond qu’une et ayant en commun de vivre de leur plume.
Si l’on excepte l’excellent ouvrage d’Arthur Conte paru en 1999, la période considérée reste en général une courte « page blanche » escamotée dans l’histoire courante de la guerre, censée coïncider avec le temps de l’occupation. Il n’est pas encore question de résistance ni de collaboration.
Beaucoup de ces « clercs » (pour employer un terme cher à l’auteur) sont mobilisés, gradés ou non, dans la mesure où l’âge et la santé n’ont pas valu aux autres la réforme. Ce sont des hommes bien sûr, car l’intellect leur est alors autant réservé que l’uniforme, hormis l’inévitable « Castor », Elsa Triolet ou la pythonisse Geneviève Tabouis. Peu de ces penseurs se taisent à l’image de Gide ou Bergson. On publie comme par le passé, tous les grands noms du Gotha des lettres défilent et les prix littéraires fleurissent plus que jamais. D’ailleurs, les ciseaux d’Anastasie ne sont pas trop aiguisés et chacun admet en retour qu’il convient d’éviter le bourrage de crâne style 14-18.
On croit en la ligne Maginot et en la puissance de nos armées, gages d’une nouvelle victoire vingt ans après. Mais l’analyse hésite et diffère sur de nombreux points, en une phase « figée dans l’attente », alors même que Buzzati sort Le Désert des Tartares. Un calme trompeur et délétère plane sur ce qu’il est encore convenu d’appeler le « front ». À défaut de combat, les responsables militaires en sont à rechercher pour la troupe un « emploi du temps de substitution », tandis qu’à l’arrière s’installe la routine dans le « Paris bleu » de la défense passive.
Pacifistes et défaitistes, déclarés ou masqués, se demandent si leur exécration de l’hitlérisme est ou non à dissocier de la regrettable haine du Boche moyen, devenu plutôt « Fritz ». Aux yeux des communistes désarçonnés, « les dieux sont morts » avec la signature du pacte germano-soviétique et il ne reste que l’espoir de solutions de rechange. Les germanophiles, parfois fascinés par le côté théâtral du IIIe Reich, ne seront pas tous des compagnons de route d’Abetz. On sait qu’après la Libération, les tenants de la droite traditionnelle comme nombre de transfuges de la gauche dure seront selon les cas patriotes bon teint, académiciens, graciés ou fusillés à Montrouge. Mais dès l’époque décrite par Charpentier surgissent parfois, à la suite de l’appel de Gustave Hervé, le nom de Pétain et la silhouette de Vichy. En attendant, la répression survient tardivement, en juin 1940, sous la férule de Mandel.
En deux portraits, la couverture de l’ouvrage ramène à l’essentiel. Giraudoux est mis à la tête du commissariat général à l’Information. Le délicat auteur d’Ondine règne dans les salons du Continental sur une organisation lourde et complexe qu’on baptiserait de nos jours « usine à gaz ». Il s’adresse à un peuple « en panne d’idéal » dans un style hermétique peuplé d’allusions wagnériennes. Le soldat de 2e classe JPS apparaît pour sa part engoncé dans une tenue vieillotte derrière sa pipe et ses grosses lunettes. Ainsi, d’un côté, pour contrer la machine perfectionnée de Goebbels, « une flûte face à un trombone ». De l’autre, le pape mal fagoté de l’existentialisme face aux panzers. Les jeux étaient faits. Ce livre le confirme. ♦