Défense européenne, la grande illusion
« La défense européenne est une illusion, elle ne verra pas le jour et c’est tant mieux car c’est une illusion dangereuse ». Nous voilà prévenus. Le ton est donné. Europhiles et crates convaincus, sortez vos mouchoirs, activez vos procès en sorcellerie. Europhobes de tous horizons, préparez-vous à quelques moments d’intense satisfaction. Il est vrai que Jean-Dominique Merchet n’y a pas été de main morte. Il a rédigé un ouvrage partisan. Il n’en fait pas mystère. Dans son petit opuscule d’une centaine de pages l’étrivière est à l’oeuvre. Le geste est ample, la main ferme et le résultat décapant. Jugeons-en.
La coopération industrielle ne réduit pas les coûts, elle les accroît. Dire que dans l’industrie d’armement, plus on est d’acteurs, meilleur sera le résultat, est une idée délicieusement européenne. Mais profondément anti-économique. Pour s’en convaincre un rapide tour d’horizon de l’industrie aéronautique suffira. La coopération ne remplacera jamais une volonté politique nationale ferme et déterminée. L’arme nucléaire, garantie ultime, se partage. Dans ses effets certainement. Dans son processus de décision certainement pas. Rien n’a évolué dans ce domaine depuis son apparition. Appuyer sur le bouton, quel qu’il soit, impose à la tête de l’Europe une autorité politique légitime, puissante et unique. Nous en sommes loin. Et c’est tant mieux, nous dit l’auteur.
La « consolidation des capacités européennes de défense sera notre priorité » avait assuré la présidence française de l’UE. Avec les mêmes résultats et accents triomphants que ceux qui ont fait la promotion du « socialisme réellement existant » par le Politburo du PCUS. La PESD existe depuis 1999. Des insuffisances balkaniques, dont la campagne aérienne a reposé essentiellement sur l’Air Force, aux avatars africains, elle aligne des résultats pratiques décevants. De petites capacités nouvelles négligeables, du virtuel et de la redite (Atalante, groupe aéronaval, flotte européenne de transport…). Rien qui contrebalance sérieusement le rôle de l’Otan et de son maître américain.
Mais foin de l’alignement des faits têtus et des comparaisons faciles. Place au grand large des considérations qui balaye le spectre de l’histoire du continent et des idées qui structurent ses lignes de forces.
L’Europe, c’est la paix. Projet fondamental d’une alliance hétéroclite qui va des catholiques aux sociaux démocrates, elle se construit en cherchant à s’extraire de la tragédie, que des malappris persistent à tenir pour consubstantielle de l’Histoire. Elle repose désormais sur le droit, le commerce et évidemment la morale. Elle exclut l’usage de la force. La violence ne fait donc plus partie de la panoplie du décideur politique. Exit l’« ultima ratio regis ». Ce qui va rendre de plus en plus difficile la justification auprès de l’opinion de toute ambition armée. Les défenseurs des budgets militaires, rares il faut bien le dire, ont du souci à se faire. Pour longtemps.
L’histoire de l’Europe est traversée par le conflit entre deux projets politiques incompatibles : les nations et l’empire. Ce dernier, qui a pris sur les ruines des nations européennes la forme de l’Otan, ne fut pas un luxe devant Staline. Mais il est devenu le prétexte confortable à certains délicieux renoncements en réponse à une Europe de la défense impossible en l’état et une ambition nationale châtrée. Churchill voyait l’Europe autour du couple franco-allemand avec pour modèle la Suisse et sans le Royaume-Uni. Un peu d’effort, camarade, et nous y sommes.
Par chance un éclair de lucidité a renvoyé, en son temps, l’aventure de la CED, qui revenait à sacrifier la seule armée française au projet commun, dans les poubelles de l’histoire. Quant à l’UEO, elle restera souffreteuse sa vie durant. Comme quoi il ne faut pas désespérer de la puissance des faits et du désir des nations de ne pas mourir.
Pour Carl Schmitt, autre référence qui vaut à l’auteur une condamnation absolue prononcée par un obscur folliculaire élevé, à première vue et par autogenèse, à la noble profession de témoin de moralité, pour Carl Schmitt donc, la légitimité spécifique du politique est son pouvoir de distinguer ami et ennemi. Accepter qu’un étranger dicte le choix de ce dernier, c’est se priver de toute liberté. On est de facto incorporé et subordonné à un autre système politique que le sien. On ne peut être plus clair.
Jean-Dominique Merchet ne voue pas pour autant l’Europe aux gémonies comme pourrait le faire croire une lecture superficielle et portée par l’a priori. Au contraire il conclut en soulignant qu’il n’y a pas de bons et de mauvais Européens. Il n’y a que des Européens dont la principale caractéristique est leur extrême diversité. C’est l’immense richesse de ce continent et c’est cela même qui l’empêche de se fondre dans un ensemble unique.
Le lecteur fera évidemment dans ce petit pamphlet le tri à sa convenance, suivant le côté où il penche. Prudent, il aura peut-être tendance à penser que la tragédie de l’histoire aura vraisemblablement le même sort que sa fin annoncée. Celui d’une doucereuse illusion. ♦