Discours du Premier ministre lors de la séance d'ouverture de la 36e session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 20 septembre 1983.
La stratégie de la France
C’est avec plaisir que je retrouve l’Institut des hautes études de défense nationale et que je salue les auditeurs et auditrices qui, cette année encore, consacrent une partie de leur temps et de leur énergie à réfléchir sur notre défense.
J’apprécie de pouvoir compter sur l’esprit de défense des responsables de toutes origines et de toutes professions qui se rassemblent au sein de votre Institut. Le réseau d’associations nationale et régionales auquel vous avez donné naissance peut servir d’exemple à l’ensemble de la nation. Il témoigne des responsabilités qui reviennent à chacun de nos concitoyens dans la défense de notre pays.
L’esprit de défense n’est pas l’apanage des gens revêtus d’un uniforme. Il ne s’acquiert pas du jour où l’on doit porter les armes. Il n’est pas séparable de la formation globale du citoyen, dans sa famille, à l’école, à l’université. Tel avait d’ailleurs été le thème de ma première intervention devant vous, il y a deux ans.
L’esprit de défense, nous l’appelons patriotisme en temps d’urgence nationale. Il se fonde sur le civisme et traduit notre conscience d’une identité commune, notre appartenance à une communauté qui transcende les intérêts particuliers.
Jean Jaurès le disait à sa façon en notant : « Il n’y a de défense nationale possible que si la nation y participe de son esprit comme de son cœur ».
Le symbole de cette volonté de défense demeure la conscription, qui est appréciée hors de nos frontières, soyez-en certains, comme l’adhésion des jeunes générations à l’idéal d’indépendance et de liberté qui anime leurs anciens.
À la fois forte et fragile, cette institution manifeste, autant qu’elle suppose, une acceptation sociale. Il appartient au gouvernement de maintenir cette acceptation sociale au prix d’un effort continu d’imagination et d’adaptation. Il importe, en effet, de pourvoir aux besoins de la défense nationale, tels qu’ils ont été définis par la loi de programmation militaire, sans négliger de tenir compte des aspirations de la jeunesse actuelle. La loi portant réforme du code du service national, que le Parlement a adoptée en juillet dernier, correspond à ce double objectif.
De cette nécessaire évolution du service national, j’ai notamment traité l’an dernier, en évoquant aussi, à cette occasion, les problèmes que posent le désarmement et les campagnes pacifistes.
Si les principes permanents de la politique de défense de la France, et le contexte international dans lequel ils s’inscrivent, ont été définis à plusieurs reprises, divers facteurs politiques, financiers ou techniques, sont susceptibles d’infléchir certains aspects de l’organisation et de l’emploi de nos forces. Aussi, aujourd’hui, après avoir réaffirmé notre choix d’une politique d’indépendance nationale dans le respect de nos alliances et de nos engagements, j’évoquerai les grands axes de notre effort pour contribuer au règlement des tensions et des crises dans le monde.
Je vous proposerai ensuite de réfléchir aux données de la sécurité en Europe.
J’examinerai enfin les évolutions technologiques qui intéressent directement la capacité de la dissuasion nucléaire française.
Être fidèle à nos alliances et contribuer à l’apaisement des tensions et des crises dans le monde
En quittant l’organisation militaire intégrée de l’Alliance atlantique, en 1966, la France refusait — et elle continue de refuser aujourd’hui — l’automatisme qu’implique une intégration des forces. Il n’était pas question alors, pas plus qu’il ne l’est maintenant, de transformer le refus de l’automatisme en refus de nos devoirs. La France a toujours affirmé sa fidélité aux finalités de l’Alliance atlantique et elle a su le manifester.
Partenaire fidèle de l’Alliance, puissance européenne disposant d’une doctrine et des moyens d’une stratégie autonome de dissuasion nucléaire, la France joue un rôle spécifique dans la défense des États d’Europe occidentale. Intraitable quant à l’autonomie de sa décision, elle a toujours respecté ses engagements. Elle entretient depuis 1966 des missions permanentes de liaison auprès des grands commandements de l’OTAN et a conclu les accords d’état-major nécessaires pour une éventuelle mise en œuvre efficace de ses forces. Elle participe aux travaux relatifs aux mesures civiles de soutien de la défense.
Pour enrichir l’éventail de nos possibilités de manœuvre dans les crises, le gouvernement vient de décider la création d’une force d’action rapide, qui s’ajoute à l’ensemble de nos capacités stratégiques existantes.
Dans le cadre de la loi de programmation militaire, l’armée de terre sera ainsi dotée d’une grande unité à la fois puissante, polyvalente et mobile. Cette force comprendra environ 47 000 hommes, c’est-à-dire l’équivalent actuel d’un corps d’armée. Elle sera articulée autour d’une division aéromobile de quelque 250 hélicoptères de combat.
L’armée de terre va donc disposer principalement de deux systèmes de forces à finalité éventuellement complémentaire : d’une part, un corps de bataille blindé et mécanisé ; d’autre part, une force d’action rapide. Bien évidemment, l’emploi de chacun de ces systèmes de forces n’est pas fixé une fois pour toutes.
Le chef d’état-major des armées a justement précisé en mai dernier : « La stratégie militaire ne doit pas enfermer l’autorité politique dans des choix trop rapides et restreints. Elle doit au contraire, lui procurer les moyens d’accroître sa liberté d’action ».
Si nous nous trouvons très à l’aise au sein de l’Alliance atlantique, nous ne souhaitons pas que s’accentue au fil des ans une Alliance à plusieurs vitesses. Or, c’est ce qui arriverait si nos partenaires intégrés acceptaient, quant à eux, un supplément d’obligations ne figurant pas dans les traités signés et que, pour notre part, nous refuserions.
Quand on considère l’Alliance atlantique, on se réfère à une alliance militaire défensive destinée à garantir la sécurité de chacun de ses membres. Encore faut-il savoir comment est compris ce concept de sécurité.
Du côté américain, la tendance depuis une dizaine d’années va vers une « globalisation » de tous les termes de la menace. Par conséquent, la réponse devrait être, à leurs yeux, elle aussi, « globalisée ». C’est vrai notamment dans le domaine économique. Certains voudraient intégrer la relation économique Est-Ouest dans la stratégie de sécurité de l’Alliance. Ils voudraient mobiliser l’action de l’ensemble des pays amis, membres ou non de l’OTAN. La volonté, manifestée plusieurs fois depuis deux ans, de recourir à des mesures de boycott en est une illustration.
La France, pour sa part, ne partage pas cette analyse. Entrer dans une logique de blocus économique, c’est entrer dans une logique de guerre. Ces deux notions, vous le savez bien, ont toujours été. historiquement, liées.
L’Alliance ne doit pas s’engager dans cette voie. Elle ne doit pas sortir de son « sujet ».
De même, l’Alliance atlantique a tendance à déborder de sa zone géographique. Celle-ci se trouve pourtant définie dans l’intitulé même du traité. Cette zone se situe dans la totalité de l’espace atlantique « au nord du tropique du Cancer ».
Si durant les deux premières décennies de l’OTAN, l’Alliance s’est employée à bien préserver ce caractère, l’attitude semble, à présent, différente. Estimant que la menace soviétique est devenue planétaire, la tentation d’une réponse également planétaire se fait jour.
Tel n’est pas le point de vue de la France. L’extension, en dehors de la région atlantique, d’un espace de confrontation Est-Ouest impose en effet aux pays tiers des choix manichéens. En outre, une lecture strictement Est-Ouest de tous les conflits ne nous semble pas réaliste. Nous l’avons d’ailleurs concrètement refusée aussi bien pour ce qui concerne l’Amérique centrale que pour le Tchad ou le Moyen-Orient.
Les problèmes extérieurs à la zone de l’Atlantique nord peuvent faire l’objet d’échanges de vues entre alliés, mais ils ne relèvent de décisions purement nationales.
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La position originale qui est celle de la France au sein de l’Alliance atlantique s’exprime également en matière de désarmement.
Le gouvernement considère qu’il existe une relation étroite entre la sécurité et le désarmement. Depuis deux ans nos actions en faveur du désarmement visent à réduire les causes de tension que sont le surarmement des grandes puissances, le déséquilibre des forces et l’utilisation militaire des technologies nouvelles.
Le président de la République va, dans quelques jours, s’exprimer sur cette question à la tribune des Nations Unies et vous comprendrez donc que je ne développe pas, aujourd’hui, ce dossier essentiel.
Je soulignerai seulement que, face aux tensions qui perturbent les relations entre l’Est et l’Ouest, l’attitude de la France peut se caractériser par deux mots : fermeté et dialogue.
La fermeté de la politique de la France devant les atteintes au droit international, comme l’effort continu qu’elle consacre à sa sécurité, ne sont pas contradictoires avec une politique de dialogue. Nous n’acceptons pas la politique des blocs. C’est pourquoi la France favorisera toujours la concertation pacifique. C’est pourquoi nous entendons faire triompher le droit sur la force. La France ne cessera pas de participer activement au règlement des tensions et des crises dans le monde.
Dans le même esprit, nous attachons le plus grand prix à ce que les deux grandes puissances recherchent, par la négociation, des réductions substantielles et vérifiables de leurs arsenaux nucléaires respectifs. Notre objectif, je le répète, consiste à parvenir à un équilibre global des forces au niveau le plus bas possible.
La France est donc tout à fait favorable aux discussions soviéto-américaines engagées à Genève dans le cadre des START. Elle désire le succès des négociations.
Il en va de même pour les négociations engagées sur les forces américaines et soviétiques de portée intermédiaire.
Compte tenu de notre statut au sein de l’Alliance, nous n’avions pas à souscrire à la décision de l’OTAN, du 12 décembre 1979, qui prévoit, on l’oublie trop souvent, qu’en cas d’échec des négociations de Genève, les alliés procéderont au déploiement, en Europe, à partir de la fin de cette année 1983, de 108 lanceurs Pershing II et de 464 missiles de croisière lancés du sol, tous dotés de charges uniques. Nous n’en estimons pas moins essentiel que soient assurées les conditions de l’équilibre en Europe, qui est partie intégrante de la zone couverte par l’Alliance. Or, cet équilibre est affecté par le déploiement de nouvelles armes nucléaires soviétiques, les SS 20, et ce depuis 1977.
Nous n’entendons pas être impliqués directement ou indirectement, aux deux négociations soviéto-américaines de Genève. En effet, les moyens de la dissuasion nucléaire française ont été limités au niveau minimum strictement nécessaire pour assurer la crédibilité de notre dissuasion. Notre arsenal n’a donc rien de comparable avec ceux des États-Unis et de l’Union Soviétique qui, pour leur part, disposent d’une surabondance nucléaire. Il en résulte d’ailleurs qu’il existe de nombreuses et réelles possibilités de réduction des arsenaux soviétiques et américains, alors que la France ne peut descendre en dessous du seuil de crédibilité sans mettre en jeu son indépendance et sa sécurité.
Le refus d’être impliqué dans les actuelles négociations de Genève, qu’il s’agisse des START ou des pourparlers sur les missiles de portée intermédiaire, ne veut pas dire que la France ne serait, en aucun cas, disposée à participer à un effort de limitation des armements nucléaires. Quand un équilibre des forces entre les deux grandes puissances sera fixé au niveau le plus bas possible, quand elles n’auront plus les moyens de se détruire mutuellement plusieurs fois, le moment sera venu de parler de l’ensemble des forces nucléaires dans le monde. D’ici là. la France se tiendra à l’écart des négociations.
Notre éventuelle participation est fonction de conditions précises :
— une réduction importante et vérifiable du surarmement nucléaire des deux grands ;
— des progrès significatifs dans le désarmement conventionnel et chimique en Europe :
— l’absence de capacités nouvelles dans le domaine des systèmes antimissiles.
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Je voudrais préciser les raisons qui rendent inacceptable, à nos yeux, la revendication soviétique de prendre en compte, dans la discussion avec les États-Unis, les forces françaises.
Tout d’abord, la France ne peut accepter des contraintes à la modernisation de ses forces nucléaires. Elle s’en tient, strictement, à la définition d’un seuil de suffisance nucléaire. L’effort de modernisation que nous avons engagé est fondé sur la nécessité, impérative, face à l’évolution de la menace, de maintenir la crédibilité de notre dissuasion.
D’autre part, la nature même de notre armement qui est, rappelons-le stratégique, n’est pas négociable dans des discussions relatives à des armements de portée intermédiaire. Ces discussions ne concernent pas notre pays. Elles visent avant tout à rétablir l’équilibre de la dissuasion après le déploiement des SS 20. Il s’agit là d’un problème en relation directe avec le rapport global des forces entre les États-Unis et l’Union Soviétique.
Nos systèmes nucléaires constituent un dispositif stratégique totalement indépendant, au service d’une doctrine qui nous est propre. Il s’agit des armes de l’ultime recours pour assurer la survie de notre pays.
Notre solidarité avec nos alliés ne peut en aucun cas entamer cette autonomie de décision.
Nos forces constituent un ensemble indissociable. Elles ne peuvent être comparées à telle ou telle catégorie de forces d’un autre pays. Elles ne sont, en aucune manière, substituables aux systèmes nucléaires américains destinés à garantir la sécurité des États européens ne disposant pas d’un tel armement.
Les forces françaises ne sont pas en mesure d’assurer le couplage entre les systèmes centraux américains et la défense de l’Europe. N’étant pas prévues pour une stratégie de la riposte graduée, elles ne sont pas adaptées à cet effet.
Vouloir, comme le prétend l’Union Soviétique, prendre en compte nos forces en les confondant avec celles des États-Unis est contraire à la réalité stratégique et à la réalité politique.
En outre, cette prise en compte, qui reviendrait à mettre sur le même plan les forces nucléaires françaises et britanniques et les seules forces intermédiaires soviétiques, est absurde puisque nos forces ont pour but de dissuader l’ensemble des moyens susceptibles de nous menacer.
La France dispose actuellement de 132 vecteurs stratégiques : 80 missiles (M 20) lancés à partir de nos sous-marins ; 18 missiles sol-sol (S 3) enfouis dans le plateau d’Albion ; 34 avions Mirage IV. Cette puissance de feu ne peut être comparée aux 351 missiles SS 20 (dont 243 face à l’Europe), possédant chacun trois têtes, soit 1 053 charges, mais doit l’être à l’ensemble des moyens soviétiques capables d’atteindre la France. Un rapide calcul montre que les 98 missiles et les 34 avions, soit 132 têtes nucléaires actuellement, doivent être comparées à plus de 10 000 têtes nucléaires qui peuvent s’abattre sur notre pays !
Ce n’est certes pas la France qui menace une telle superpuissance !
Nous entendons conserver, face aux menaces du monde actuel, une démarche indépendante, en liaison avec les alliés que nous nous sommes choisis.
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La France a une tradition diplomatique et des responsabilités internationales qui se situent à l’échelle de la planète. Aujourd’hui comme hier, elle doit tenir sa place dans le monde.
La présence de nombre de ses ressortissants hors de métropole, ses intérêts actuels, son héritage, sa vocation, tout lui impose de faire entendre sa voix. C’est vrai au Proche et au Moyen-Orient comme en Afrique. La présence traditionnelle de la France dans ces régions du monde s’inscrit dans une volonté de paix et de respect des hommes et de leurs communautés.
Les accords qui nous lient à certains pays africains, la part que nous prenons aux règlements des différends internationaux, confirment à la fois l’indépendance de nos choix et la conscience que nous avons de nos devoirs de solidarité.
L’actualité, vous le comprendrez, me conduit à insister plus particulièrement sur nos liens avec les pays africains. Des accords de défense ont été conclus avec huit d’entre eux. Ils offrent à ces États la possibilité de faire appel, dans certaines conditions, à nos forces armées. Notre intervention n’est jamais automatique mais laissée à l’appréciation du président de la République et du gouvernement français.
Avec un plus grand nombre d’États africains, la France a conclu des accords de coopération militaire. Ils nous amènent à faciliter l’organisation, l’instruction et l’équipement des armées nationales. Un tel accord de coopération militaire technique nous lie, depuis 1976, à l’État tchadien. Les circonstances ont incité le gouvernement de N’Djamena, reconnu par la communauté internationale et notamment par l’Organisation de l’unité africaine, à demander notre aide. Notre obligation d’instruction des forces tchadiennes se double d’un souci de sécurité de nos coopérants. De plus, les menaces qui pèsent sur le Tchad et sur la région nous ont conduit à doter notre contingent des moyens nécessaires pour dissuader des agresseurs de continuer leur entreprise militaire.
Les germes du contentieux tchadien datent de plus de quarante ans. La France, pour sa part, remplit les engagements qu’elle a pris il y a sept ans vis-à-vis de ce pays. Nous n’avons pas d’autres visées. La Libye, par exemple, n’est pas l’ennemie de la France, elle est l’agresseur du Tchad. La France ne cherche pas à mener un combat au Tchad, elle entend conserver la confiance de tous ses alliés en répondant à l’appel de l’un d’entre eux.
Les missions que nous acceptons d’assumer outre-mer sont conformes à l’idéal de paix et de justice de notre pays. Au Tchad, comme d’ailleurs au Liban dans le cadre de la force multinationale de sécurité à Beyrouth, nous nous appliquons à préserver l’unité, l’intégrité et la souveraineté de pays amis qui font appel à nous. En revanche, il est bien évident que la France, et à plus forte raison ses forces armées, n’ont pas à intervenir dans les équilibres politiques de ces États, dans des affrontements qui s’apparenteraient à des conflits internes.
L’engagement de nos forces exprime une volonté de paix. Au Liban, hier carrefour de deux civilisations, aujourd’hui en proie aux affrontements aveugles, c’est au rétablissement d’un État pluraliste et à la stabilité d’une région déchirée que nous entendons œuvrer.
Le gouvernement a conscience des risques que comporte un tel engagement. Il apprécie les sacrifices déjà consentis par nos armées pour accomplir leur mission avec efficacité et dignité. Je veux saluer aujourd’hui, dans le cadre prestigieux de l’École militaire, la mémoire des soldats français tués au Liban dans l’exercice de leur mission.
Puissance que nul ne suspecte de desseins hégémoniques ou expansionnistes, la France doit rester le recours des faibles et l’interlocuteur respecté des puissants. Notre présence et notre action au Liban n’ont pas d’autre finalité.
Les missions de nos forces s’inscrivent dans le cadre général de notre stratégie. Il appartient au gouvernement de les maintenir dans des limites telles que leur exécution et leurs conséquences ne pénalisent pas la finalité politique et les buts poursuivis par la France.
Les données de la sécurité en Europe
Par ces quelques exemples, je crois avoir tracé les lignes directrices de notre politique extérieure, dont la défense de la France et la sécurité des Français constituent le premier objectif. La solidité et la souplesse des liens tissés avec nos partenaires, la convergence des efforts, notre aptitude à évoluer sans rien sacrifier de notre identité nationale, sont les garants de notre défense, de notre sécurité et de la volonté de paix et de justice qui nous anime.
À plusieurs reprises, le président de la République, les membres du gouvernement et moi-même, avons eu l’occasion de souhaiter que l’Europe s’affirme davantage, de souligner l’intérêt d’une Europe autonome face aux dangers que recèle un monde seulement bipolaire.
Nous avons également confirmé la position de la France, indépendante mais solidaire de la communauté atlantique.
J’ai analysé de manière précise, au début de cet exposé, nos liens avec nos partenaires de l’Alliance atlantique car chacun voit bien qu’ils sont déterminants. Mais la France s’emploie à entretenir d’autres liens. Je citerai l’Union de l’Europe occidentale. Cet organisme européen est le seul qui puisse être saisi de questions relatives à la défense et à la sécurité.
Cette union constitue une structure de concertation unique. Une structure au demeurant cohérente avec nos engagements plus généraux puisque tous les membres de l’UEO font également partie de l’Alliance atlantique et de la Communauté européenne, et que seuls les États européens en sont membres.
La France estime que la solidarité européenne enrichit la solidarité atlantique sans se confondre avec celle-ci. La similitude des problèmes géostratégiques auxquels sont confrontés les pays européens doit les amener à des décisions communes spécifiques. L’UEO peut constituer à cet égard un lieu de réflexion privilégié.
Je rappelle, en outre, que cette organisation est la seule instance européenne, compétente en matière de défense, où les élus peuvent discuter des problèmes qui affectent la sécurité de l’Europe. Or, nous avons la volonté d’associer les parlementaires, et donc l’opinion, à la réflexion, puis à la décision, en tout ce qui concerne la sécurité de chaque homme et de chaque femme de notre pays et de notre continent.
Il faut que, dans les années qui viennent, nous nous appliquions à développer les moyens de l’autonomie européenne sans sacrifier ce qui constitue, depuis une trentaine d’années déjà, la garantie autonome de notre sécurité.
La dimension géostratégique de la France, l’importance de ses forces, l’originalité de sa position, lui confèrent une responsabilité particulière en Europe.
La conscience de cette responsabilité s’exprime d’abord par le soin et les moyens qu’elle consacre à son propre effort de défense. Elle se traduit aussi par son engagement vis-à-vis de ses partenaires. Les relations franco-allemandes doivent avoir valeur d’exemple. Elles montrent qu’une réflexion commune sur les concepts stratégiques et des efforts respectifs de coopération favorisent une meilleure prise de conscience de notre communauté de destin.
Les indices d’évolution, que nous percevons dans le domaine des armements et de leur emploi, annoncent des changements dont nous ne pouvons encore imaginer l’influence sur les affrontements mondiaux. Nous savons déjà que, dans l’avenir, seule une entité économique de la dimension de l’Europe pourra se doter de moyens autonomes pour assurer sa sécurité et sa défense.
Gardons-nous de vouloir défendre l’Europe de demain avec les moyens et l’organisation d’hier !
La réalisation des armements et des matériels, l’investissement en études et l’infrastructure économique qu’elle réclame me paraissent le premier domaine dans lequel l’Europe pourrait favoriser sa cohésion.
Un tel processus semble propre à ne pas compromettre l’avenir par des retards que nous regretterions. Il n’obère pas nos capacités actuelles ni ne pèse, immédiatement ou à terme, sur l’indépendance de chacun de nos États.
Il faut bien distinguer les notions de défense de l’Europe et de défense européenne. L’idée d’une défense européenne implique une organisation collective intégrée qui ne pourrait être élaborée que si une autorité politique unique existait.
En revanche, la prise de conscience par les opinions publiques européennes des déséquilibres apparus dans le rapport des forces entre l’Est et l’Ouest donnent une nouvelle actualité à l’idée de « défense de l’Europe ».
Cette question, il est vrai, n’a guère cessé d’être débattue depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jusqu’ici, et contrairement à ce qui s’est produit dans le domaine économique, les aspirations et les initiatives n’ont pu aboutir à des réalisations concrètes.
Cette année, et après vingt ans d’ignorance de fait, le président de la République et le chancelier de la République fédérale d’Allemagne ont donné un nouvel essor aux dispositions militaires du traité de l’Élysée de 1963.
Dans le même esprit, on pourrait développer la coopération entre Européens en particulier en matière d’armements. Certains projets bi ou trilatéraux ont déjà abouti : avions Transall, Jaguar, Alpha-jet ; hélicoptères Puma et Gazelle ; missiles Milan, Hot, Roland ; chasseur de mines tripartite, par exemple. Les structures de coopération, qu’il s’agisse du Comité permanent des armements ou du Groupe européen indépendant des programmes n’ont cependant obtenu que des résultats limités.
Cette coopération a été envisagée également sur le plan de l’Alliance, Les résultats sont toutefois modestes, si l’on excepte quelques réalisations à deux ou trois. En 1977, fut lancé le projet de « familles d’armements », qui devait permettre de répartir recherches et développements entre Européens et Américains, en fonction des compétences. Sous la pression des industriels américains, il fallut abandonner ce projet.
En ce domaine, la volonté des gouvernements ne suffit pas toujours. De considérables intérêts économiques, financiers et industriels sont en effet en jeu. Et je constate que l’industrie de défense des pays européens n’a jamais su se présenter unie face à son partenaire américain. Ce qui est peut-être plus grave, c’est que les gouvernements européens n’ont pas cherché avec assez de conviction, à sauvegarder et à développer une industrie européenne d’armement.
Une politique concertée de fabrication d’armements devrait être considérée comme un objectif prioritaire parmi les nombreuses actions à entreprendre en vue d’un approfondissement du système de défense en Europe occidentale.
Dans une période où les mouvements pacifistes, neutralistes, antinucléaires mènent campagne, il est particulièrement important de préserver et de fortifier la volonté de défense des pays d’Europe occidentale. Tel a d’ailleurs été le sens du discours prononcé par le président de la République lors de son dernier voyage à Bonn.
L’enjeu est grave. Il concerne la sécurité de notre continent. Notre volonté collective de défense ne doit pas s’affaiblir.
Seules la vigilance, la recherche constante de l’équilibre des forces au niveau le plus bas et la détermination à faire pleinement jouer la dissuasion peuvent constituer un barrage efficace contre la guerre et l’aventure.
La paix repose sur une volonté et des moyens à la mesure de ceux de l’adversaire éventuel.
À l’heure où la perception du déséquilibre des forces sur le théâtre européen est devenue plus aiguë, à l’heure où les agressions indirectes qui nous menacent deviennent plus subtiles et plus insidieuses, il me paraît essentiel d’informer les Européens de la réalité des menaces et de développer chez eux un réel esprit de défense.
Notre dissuasion face aux évolutions technologiques
La volonté de la France de se doter des instruments nécessaires à sa défense a encore été confirmée par l’adoption de la loi de programmation militaire pour les années 1984-1988. Une enveloppe financière de 830 milliards de francs courants sera engagée au cours de cette période.
Cet effort financier important traduit aussi le souci du gouvernement de soutenir l’effort de recherche et l’activité économique de notre pays.
En effet, la loi de programmation prévoit de consacrer aux recherches, études et développement environ le quart des crédits d’équipement des armées. Il s’agit là d’une proportion largement supérieure à celles que l’on rencontre généralement dans les autres branches de l’industrie.
Le budget de la défense contribue à lui seul à plus de 30 % de l’effort de recherche financé par les dépenses publiques.
L’évolution de la menace et les progrès rapides de la technologie conduisent à doter nos systèmes militaires de moyens de plus en plus automatisés, de dispositifs de détection et de guerre électronique performants, de puissances de calcul croissant de façon exponentielle. L’effort de la défense en matière de recherche portera donc sur les secteurs et filières d’avenir :
— l’électronique professionnelle, notamment l’informatique ;
— l’automatique ;
— la détection ;
— les télécommunications ;
— l’optronique.
Cependant, l’énergétique, la mécanique des fluides, la technologie des matériaux et bien entendu, les techniques liées à l’atome feront aussi l’objet de travaux importants.
Le caractère essentiel de ces problèmes de recherche concernant la défense nationale m’incite à vous proposer de réfléchir dans deux domaines essentiels à la poursuite de notre effort nucléaire.
Le premier consiste à se demander si la politique de défense de la France pourrait être modifiée par le lancement éventuel du programme américain de recherche à long terme. Ce programme, je vous le rappelle, viserait à développer des moyens défensifs destinés à s’opposer aux missiles stratégiques nucléaires.
Des progrès significatifs ont été effectués, ces dernières années, dans les domaines des armes à faisceaux laser et de l’utilisation de l’espace notamment. Soviétiques et Américains poursuivent activement leurs recherches.
Le projet envisagé par les États-Unis, même si la réalisation relève du long terme, pose néanmoins des problèmes stratégiques. On risque en effet d’assister à une extension à des domaines nouveaux de la course aux armements.
Nous devons, dès lors, nous interroger :
— les rapports de force Est-Ouest seront-ils transformés ?
— la défense de l’Europe en sera-t-elle modifiée ?
— la politique de défense de la France risque-t-elle d’être remise en cause ?
Pour la France, qui fait reposer sa défense sur la dissuasion du faible au fort, la perspective d’un développement des systèmes stratégiques défensifs pose un nouveau défi.
En réponse, il est vrai que les perspectives d’une évolution de nos systèmes d’armes existent. En outre, le prix de notre capacité offensive, nécessaire pour pénétrer une défense donnée, devrait rester de nombreuses fois inférieur au coût financier de la défense adverse. Nous devrions ainsi permettre à notre pays de maintenir sa position stratégique.
Le second thème de recherche qui pourrait nous mobiliser concerne la protection contre l’impulsion électromagnétique (IEM).
Vous savez qu’une explosion nucléaire en altitude donne naissance à une onde électromagnétique intense qui se propage jusqu’au sol. Elle y produit un courant parasite susceptible de perturber le fonctionnement de la plupart des équipements électriques et électroniques, non protégés, dans une vaste zone.
Des mesures permettant de protéger les différentes composantes de notre force nucléaire ont été prises. Ainsi, par exemple, les silos des deux unités de tir du plateau d’Albion et les transmissions correspondantes ont-ils été « durcis ».
Des techniques de protection existent dans le domaine civil, comme dans le domaine militaire et un programme de développement est en cours.
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Permettez-moi. Mesdames et Messieurs, avant de conclure cet exposé, d’évoquer en outre, rapidement, la protection des populations. Il s’agit là d’un élément important dans le nécessaire développement de l’esprit de défense et j’ai déjà eu l’occasion de le traiter ici même et dans d’autres instances.
En ce moment même, une opération de recensement systématique des locaux, totalement ou partiellement enterrés, pouvant servir d’abris pour la population en cas de guerre est organisée à titre expérimental dans deux départements : l’Ille-et-Vilaine et la Haute-Loire. Menée à l’initiative du ministère de l’Intérieur et de la Décentralisation, en collaboration avec le ministère de l’Urbanisme et du Logement et de l’INSEE, cette enquête sera terminée pour le 31 octobre. Elle précède un recensement général qui sera progressivement effectué sur l’ensemble du territoire.
Les Français doivent être informés de toutes ces questions. Ils doivent pouvoir se faire une idée de l’ampleur de la menace et des effets des agressions éventuelles, afin d’être capables de s’en prémunir ou de s’en protéger lorsque cela est possible. Ils doivent pouvoir, en toutes circonstances, recevoir, comprendre et exécuter des consignes d’urgence. Des programmes sont développés à cette fin.
Notre politique de protection des populations vise, en outre, à pouvoir, en cas de conflit mais aussi en cas de catastrophes d’origine naturelle ou technologique, fournir les secours, les soins et l’hébergement nécessaires, dans les conditions les mieux adaptées. La planification des secours, l’équipement des infrastructures sanitaires et sociales, les moyens en personnel et en matériel de la sécurité civile, seront améliorés et portés au niveau requis pour faire face, de toute façon, à des hypothèses de cataclysmes ou de grands sinistres.
Dans le domaine des abris, un effort de recherche, d’information et d’incitation est engagé. Des recommandations techniques pour la construction ou l’aménagement d’abris seront très prochainement tenues à la disposition des personnes intéressées dans toutes les préfectures. Il ne s’agit pas, pour le moment, de normes qui seraient rendues obligatoires, mais de spécifications techniques susceptibles d’être utilisées par tous les maîtres d’ouvrage et maîtres d’œuvre.
Toutefois, le gouvernement n’exclut pas d’imposer à l’avenir l’obligation de bâtir des abris à l’occasion de constructions collectives nouvelles. La généralisation de « normes de sécurité » devrait être ainsi obtenue dans des conditions analogues à celles qui ont été employées pour la diffusion des règles relatives aux risques d’incendie par exemple. Bien entendu, le gouvernement veillera à ce que la construction publique offre, dans ce domaine, un modèle des réalisations souhaitables et possibles.
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Voici, Mesdames et Messieurs, les quelques réflexions que je voulais vous soumettre à l’ouverture de cette session. Je souhaite que, par vos travaux, et surtout par votre action ultérieure, vous illustriez cet esprit de défense qui, tout au long de notre histoire, a garanti l’existence de notre pays.
Je sais que nos concitoyens ne manquent ni d’imagination ni de courage. J’en veux pour preuve l’abnégation et le sens du devoir dont fait preuve le contingent français de la force multinationale de sécurité stationné à Beyrouth. Le gouvernement salue tous ceux qui, au Liban et au Tchad, savent, dans des conditions parfois difficiles, être de vrais soldats de la paix.
Mesdames et Messieurs, je vous remercie. ♦