Allocution du Chef d'état-major des armées (Cema) à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 19 mai 1984.
Concept de défense et sécurité en Europe
C’est avec plaisir que j’ai accepté, à la demande de votre directeur, le général Pozzo Di Borgo, de venir, comme les années précédentes, devant l’Institut pour répondre aux questions que ses auditeurs ont désiré me poser. Par leur nombre, leurs domaines d’intérêt et leur pertinence, elles témoignent de l’attention que vous portez à l’évolution possible, prévisible ou souhaitable de la défense de la France d’ici à la fin du siècle.
Trois thèmes m’ont paru occuper une place particulière dans vos préoccupations et votre légitime curiosité : notre stratégie de dissuasion, la défense de l’Europe et l’action extérieure à la métropole. Recouvrant pratiquement l’ensemble de notre politique de défense, ils constituent la trame générale de mon exposé.
La spécificité de notre concept de défense (1)
Durant la première phase de vos travaux, vous avez eu l’occasion de mener une analyse exhaustive de notre stratégie. Il ne me paraît donc pas nécessaire de m’étendre outre mesure sur sa définition et ses implications. Je me contenterai seulement de mettre l’accent sur certains aspects, à mon sens essentiels, qui, en fait, contribuent à la spécificité de notre concept de défense. Ce dernier, comme vous le savez, repose sur une dissuasion, dite globale, que lui confère l’existence de forces nucléaires et classiques, qui se valorisent mutuellement et qui forment un tout cohérent.
Les forces nucléaires doivent posséder des capacités propres à dissuader tout adversaire de s’en prendre à nos intérêts vitaux. Elles constituent les moyens d’une stratégie d’interdiction par affichage d’une détermination d’emploi éventuel.
Cette stratégie, pouvant être contournée, doit être complétée par une stratégie d’action reposant sur des capacités de combat. La combinaison de ces deux stratégies vise à relever le défi d’une agression, de quelque niveau que ce soit.
Le caractère global de la dissuasion étant souligné, j’examinerai maintenant les quatre facteurs qui, à mon sens, contribuent à la cohérence de notre concept et qui, lorsqu’ils sont omis, méconnus ou dénaturés, consciemment ou non, peuvent conduire à un jugement erroné sur la crédibilité et par voie de conséquence, sur l’efficacité de notre défense.
C’est tout d’abord la nature même de l’arme nucléaire, dont les terribles effets confèrent à la stratégie anticités son caractère éminemment dissuasif. Aussi, la menace de porter la destruction nucléaire au cœur même du territoire de l’agresseur, sur son potentiel démographique et économique se révèle-t-elle la plus dissuasive et la moins coûteuse pour une puissance moyenne comme la France.
Le deuxième facteur découle du précédent et a donné naissance à ce que l’on appelle la dialectique de la dissuasion. Cette notion abstraite repose sur une évaluation rationnelle par le dissuadé du risque énorme qu’il court par rapport au gain qu’il pourrait escompter de son agression, et ce, malgré une démarche qui, a priori, paraît suicidaire pour le dissuadeur. C’est pourquoi il convient, lorsqu’on est amené à porter une appréciation sur le bien-fondé de cette dialectique, de ne point raisonner au-delà de l’emploi effectif des moyens stratégiques. Autrement dit, il s’agit, en termes de dissuasion, de s’en tenir à la menace d’emploi.
Quant à l’adversaire irrationnel, ou qui aurait mal préjugé notre détermination, l’armement nucléaire tactique devrait lui ôter tout espoir de pouvoir l’emporter au moyen d’une bataille conventionnelle, et lui signifier qu’il lui faudrait s’attendre au déclenchement inéluctable de notre frappe stratégique s’il ne renonçait pas à son agression.
Le troisième facteur concerne l’environnement politique et géostratégique mondial, qui a une incidence directe sur notre concept, et justifie les grandes options de notre politique de défense : indépendance de nos moyens et autonomie de décision, mais aussi solidarité envers nos alliés. Je soulignerai, à cet égard, l’importance que revêt notre stratégie au sein de l’Alliance, importance déjà reconnue il y a dix ans lors de la conférence d’Ottawa.
La France a une politique indépendante. Elle se réserve le droit de décider des moyens qu’elle engagera, du lieu et du moment où elle le fera, que ces moyens soient nucléaires ou classiques. Un adversaire potentiel se trouve ainsi confronté, dans son analyse stratégique, à deux incertitudes sur le moment de l’utilisation du feu nucléaire, et par l’Alliance et par la France. Dans l’hypothèse où il estimerait ne courir que le seul risque de notre frappe stratégique, l’agresseur devrait encore s’interroger sur la situation dans laquelle il se trouverait après avoir subi la destruction d’une part non négligeable de ses villes, de ses moyens industriels, de ses moyens administratifs, de ses communications, alors que les autres grandes puissances nucléaires conserveraient leur potentiel économique et militaire intact. Cet argument me paraît fondamental et vous montre combien, dans l’appréciation de notre stratégie du faible au fort, il convient de bien situer celle-ci dans le contexte géopolitique mondial, et combien il est nécessaire de cerner et prendre en compte les problèmes qu’elle pose à un agresseur.
Le quatrième et dernier facteur est d’ordre technologique. Il conditionne la mise en œuvre et l’efficacité potentielle de nos moyens nucléaires, et garantit la crédibilité technique de notre dissuasion. Cette crédibilité repose sur la fiabilité et sur la redondance de nos transmissions spécialisées, la diversification des composantes, des vecteurs et des plateformes de lancement.
Tels sont les facteurs qu’il importe de prendre en considération lorsqu’on en vient à analyser d’une façon globale notre concept de défense, et sa place dans le monde occidental. Parmi ces facteurs, certains sont évolutifs : c’est la raison pour laquelle notre concept ne saurait être considéré comme un invariant. Il pourrait être appelé à se moduler sous la pression d’une percée technologique fondamentale, ou au gré d’une inflexion importante du contexte politico-stratégique.
Concernant les perspectives d’évolution technologique, certains parmi vous m’ont posé la question de la maîtrise des techniques de défense antimissiles. On ne peut s’empêcher de se référer, dans ce domaine, au discours dit de la « guerre des étoiles » prononcé en mars 1983 par le président Reagan, et aux divers projets américains visant à substituer à la doctrine de « destruction mutuelle assurée » celle d’une « survie assurée ». Vous imaginez aisément les conséquences résultant d’une telle évolution. Très déstabilisants durant leur développement, ces systèmes pourraient conduire, à terme, à une remise en cause du couplage États-Unis et Europe et, à tout le moins, à reconsidérer certains des moyens de notre stratégie. Ce ne serait d’ailleurs pas la première fois que la technique dicterait sa loi à la stratégie.
Si la menace de systèmes, dits « exotiques », à base de satellites et armes à énergie dirigée, lasers et faisceaux de particules, paraît réalisable à long terme, on peut noter le coût considérable de tels systèmes dont l’efficacité resterait sans doute imparfaite — il n’y a jamais d’arme ou de cuirasse absolue — en raison des améliorations techniques qu’il paraît aujourd’hui possible d’apporter aux systèmes balistiques.
Il n’est cependant pas impossible qu’à plus ou moins court terme, les superpuissances en viennent à renforcer leur défense ABM à haute comme à basse altitude. On comprend, dès lors, l’intérêt du programme français M 4 qui, par l’amélioration des ogives et l’augmentation substantielle de leur nombre, permettra de conserver toute sa crédibilité à notre capacité de pénétration des défenses adverses.
Celles-ci, je l’ai dit, dans les vingt prochaines années, ne sauraient être totalement étanches. Cela explique, en partie, l’insistance mise par les Soviétiques lors de la négociation de Genève, pour comptabiliser les forces nucléaires britanniques et françaises dans la panoplie nucléaire occidentale afin de pouvoir peser sur leur constante et nécessaire modernisation.
La défense de l’Europe occidentale
L’évolution du contexte politico-stratégique et principalement celui de notre continent, me conduit à aborder maintenant la défense de l’Europe occidentale.
La menace
La nature de la menace qui pèse sur celle-ci est double :
— elle est tout d’abord directe, au travers des capacités sans cesse améliorées, nucléaires, chimiques et classiques du Pacte de Varsovie, qui en font un instrument redoutable d’intimidation et d’invasion éventuelle ;
— elle est aussi indirecte. En effet, l’Union Soviétique cherche, avec patience, à réunir les conditions d’un découplage entre les États-Unis et l’Europe.
Le développement des moyens de pression et d’action est certes très préoccupant, quelque jugement que l’on puisse porter sur certaines faiblesses technologiques ou opérationnelles. Je pense notamment à la poursuite du déploiement des missiles SS 20, à l’implantation de nouveaux systèmes d’armes dans les pays satellites de l’Ouest, à l’effort considérable consacré au développement d’une marine dont la présence sur toutes les mers et, en particulier en Méditerranée, constitue également un facteur de réflexion.
Mais il convient aussi de cerner avec attention et réalisme les objectifs de la stratégie indirecte de l’URSS, précédemment évoquée, qui vise, à l’évidence, à peser sur les opinions publiques des démocraties occidentales pour tenter d’ébranler, voire dissocier, la cohésion de l’Alliance atlantique. À cette fin, l’URSS s’efforce d’enfoncer un coin entre les États-Unis et leurs alliés européens par le truchement habile des propagandes pacifistes, spéculant à la fois sur la crainte instinctive et compréhensible du nucléaire, et sur une connaissance insuffisante de la dialectique de la dissuasion.
Ces dernières années ont été exemplaires dans ce domaine. Il suffit de rappeler l’argumentation développée contre l’arme neutronique, les déclarations en faveur du non emploi en premier de l’arme nucléaire, puis d’un gel de ces mêmes armements…
L’échec récent de l’Union Soviétique dans sa démarche visant à empêcher le déploiement des missiles de croisière et des Pershing II ne saurait la décourager dans son entreprise. Son objectif, à terme, pourrait être également d’inciter l’Europe à s’engager dans un processus de dénucléarisation… La réussite d’un tel plan placerait, à l’évidence, les pays de l’Est, compte tenu de la parité acquise dans le domaine des armements stratégiques, dans une position de force propre à exercer une pression insupportable sur la liberté d’action des pays européens occidentaux.
Le plan politique
Une solution pour faire échec aux menaces de la stratégie directe, pourrait être de renforcer la sécurité de l’Europe occidentale. J’analyserai ce renforcement aux plans politique et stratégique.
Au plan politique, il s’agit d’examiner les conditions d’un resserrement des structures de défense collectives existantes, et les questions posées par l’édification d’un espace militaire européen, questions qui font l’objet de nombreuses réflexions et débats.
On ne peut nier les problèmes auxquels est confrontée l’Alliance atlantique en raison, entre autres, des incidences du contentieux monétaire et commercial entre l’Europe et les États-Unis. Mais ces problèmes ne sauraient faire naître l’espoir d’un désaccord entre les Alliés en matière de sécurité. La déclaration de Williamsburg, l’an dernier, a clairement marqué, à cet effet, la convergence de vues des pays du monde libre sur les objectifs à atteindre dans ce domaine. Je dis du monde libre, car la contribution du Japon à cette déclaration mérite d’être soulignée.
Cette convergence sur les objectifs ne doit toutefois pas faire oublier qu’il convient d’approfondir la réflexion sur les meilleurs moyens pour y parvenir, pouvant aller jusqu’au réexamen, souhaité par certains de nos partenaires, des structures ou des responsabilités actuelles, sans pour autant céder aux pressions qui s’exercent dans le sens d’une extension géographique.
La recherche du renforcement de l’Alliance n’est pas incompatible avec l’exploration des voies pouvant conduire à une meilleure contribution des pays européens à leur propre défense.
Une première démarche pourrait consister à réactiver l’Union de l’Europe occidentale, née du protocole de Paris il y a trente ans, amendant le traité de Bruxelles de 1948. L’assemblée de l’UEO est en effet la seule institution européenne appelée à réfléchir et à débattre des problèmes que pose la défense des États de l’Europe de l’Ouest. Il semble bien que cette démarche suscite un regain d’intérêt auprès de la plupart des pays membres de l’Union, y compris la RFA, malgré la discrimination originelle dont cette dernière fût l’objet.
Une autre démarche possible pourrait peut-être consister à transcender la défense de l’Europe et à s’engager sur la voie d’une structure européenne de défense. Mais n’y a-t-il pas antinomie entre une stratégie fondée sur la possession d’un armement nucléaire indépendant et la recherche d’une structure intégrée européenne ?
Je citerai, à l’appui de cette interrogation, le président de la République : « la détention du commandement nucléaire ne peut être partagée. Elle ne peut pas être partagée par rapport aux institutions françaises. Elle ne peut pas être partagée simplement parce que la nature de cette arme, pour l’instant, l’interdit — même en France. La dissuasion ne peut exister que si elle est décidée par un seul homme et vite, autrement elle n’a pas beaucoup de signification ».
Il est incontestable que les armements nucléaires français et britanniques posent un problème de fond à l’édification d’une défense européenne considérée par certains comme l’élément moteur d’une union politique. Mais ne conviendrait-il pas d’avancer vers l’intégration politique des États européens avant d’envisager une structure de défense commune ? Ces questions, d’importance vitale pour l’Europe, devront bien recevoir une réponse dans les années à venir.
Dans l’attente d’une éventuelle évolution des structures, notre politique de sécurité entend en tout cas marquer un resserrement des liens avec nos partenaires européens, notamment avec la République d’Allemagne, démarche légitime de la part de deux grands pays voisins dont les forces contribuent, pour une large part, à la défense de notre continent.
Enfin, pour répondre à la seconde menace que constitue la stratégie indirecte que j’évoquais précédemment, il importe d’être particulièrement vigilant à l’encontre de certaines propositions visant à saper la cohésion de l’Alliance et à entraver tout processus conduisant à mieux asseoir la sécurité de l’Europe occidentale. Je pense notamment aux propositions en faveur de zones dénucléarisées…
Telles sont quelques-unes des réflexions qu’il convient de mener sur la défense de l’Europe au plan politique. Je les compléterai maintenant par des commentaires au plan militaire.
Le plan militaire
Je n’insisterai pas sur les capacités actuelles de nos forces aéro-terrestres en Centre-Europe. Celles-ci, conformément aux accords existants, pourraient être appelées, sur décision du gouvernement, à s’engager en deuxième échelon de l’Alliance tout en assurant une couverture des approches de notre territoire. Répondant toujours à certaines de vos questions, je dirai que, pour être efficace, cette capacité d’engagement doit reposer, entre autres choses, sur un système d’acquisition de renseignements et de transmissions interopérables avec ceux de nos Alliés, et sur une montée en puissance rapide de nos forces.
Je peux vous dire, sur le premier point, que l’interopérabilité est possible, et qu’elle est cohérente avec notre planification opérationnelle. Existant depuis des années dans le domaine de la défense aérienne, de l’aviation d’appui et des activités navales, cette interopérabilité avec les alliés est réalisable pour nos forces aéroterrestres au moyen de terminaux informatiques pouvant éventuellement donner accès à un réseau spécifique de renseignement.
Concernant le second point, il faut évidemment tenir compte, comme je viens de l’indiquer, de notre position en deuxième échelon, qui n’exige pas l’engagement d’emblée de nos formations de combat et des unités logistiques. C’est la raison pour laquelle il est possible de faire un large appel aux réservistes pour le renforcement du corps blindé et mécanisé et de la chaîne logistique.
Cet aspect est pris en compte par la récente réorganisation de l’armée de terre, puisque pour renforcer la puissance des divisions du corps blindé et mécanisé, les réservistes ayant effectué leur service national depuis moins d’un an pourront être appelés à la mobilisation dans le régiment dans lequel ils auront servi. Le rôle essentiel de la réserve dans ces grandes unités est ainsi affirmé, et la motivation pour y servir semble devoir être au moins égale à celle que l’on peut éprouver pour les forces chargées de la défense du territoire.
Il en est tout autrement pour la force d’action rapide (FAR) appelée, si le gouvernement en décidait ainsi, à s’engager immédiatement en cas de crise ou de conflit. C’est pourquoi cette force n’est pas tributaire des délais entraînés par la mobilisation.
Vous savez, par ailleurs, que notre concept rejette toute idée d’engagement prolongé de notre corps blindé et mécanisé. Aussi, n’est-il pas nécessaire de se doter d’une autonomie logistique de très grande ampleur. Nos préoccupations vont surtout dans le sens d’une amélioration de l’autonomie adaptée au temps de crise.
La force d’action rapide et le système Hadès
J’ai mentionné la FAR. Je voudrais apporter quelques précisions à son sujet.
Cette force répond à des soucis à la fois politiques et stratégiques. Elle traduit la volonté du gouvernement, tout en préservant notre liberté d’action et notre entière autonomie de décision, de lever toute ambiguïté, vis-à-vis de nos alliés, sur notre capacité de nous engager à leurs côtés, éventuellement très tôt, si le gouvernement le décide, concrétisant ainsi la solidarité qui nous lie à nos partenaires européens. Toutefois, elle ne signifie nullement l’amorce d’un retour dans la structure intégrée, ou la « prise en compte d’un créneau » dans la défense avancée du dispositif allié.
La FAR n’a pas les moyens de prendre seule à partie un ennemi nous menaçant au nord ou au nord-est sur une direction stratégique, mission plus particulièrement dévolue au corps blindé et mécanisé. Son aspect polyvalent, et la division aéromobile qui en sera un des éléments majeurs, la rendent en revanche apte à une action de force brutale et rapide aux côtés des alliés, mais aussi au bénéfice de notre corps blindé et mécanisé. L’agresseur devrait donc prendre en compte le risque d’affronter plus tôt les forces d’une puissance nucléaire qui a conservé l’entière autonomie de ses décisions.
L’engagement des éléments de la FAR pourrait être déterminant en défense opérationnelle du territoire. Enfin, bénéficiaire du concours de l’armée de l’air et de la marine, elle reste toujours capable d’assurer outre-mer la défense de nos intérêts majeurs.
Après les quelques compléments apportés sur cette force je m’arrêterai un instant sur le système Hadès, dont la réunion des lanceurs au sein d’une grande unité autonome directement rattachée au chef d’état-major des armées, au début de la prochaine décennie, constituera le deuxième élément novateur de la réorganisation de l’armée de terre.
La création de cette grande unité répond également à des motifs d’ordre politique et stratégique.
L’augmentation de portée du missile Hadès par rapport à celle du Pluton apportera une plus grande souplesse dans l’utilisation potentielle de nos moyens nucléaires tactiques, facilitant d’autant la liberté d’action des instances politiques. En effet, en complément des capacités offertes par le missile air-sol moyenne portée (ASMP) qui équipera les vecteurs aériens de la force aérienne tactique (FATac) et de l’aviation embarquée, le missile Hadès accroîtra l’incertitude de l’adversaire quant au moment et au lieu d’application possible de la frappe aéroterrestre d’ultime avertissement.
L’emploi de l’armement nucléaire tactique ne sera, en conséquence, plus nécessairement lié à la manœuvre de nos forces terrestres. Il ne faut cependant pas en déduire, comme on l’entend dire trop souvent, qu’il en résultera une perte d’efficacité de ces dernières. Au contraire, l’action de celles-ci sera valorisée, puisque la menace de la frappe nucléaire tactique pèsera sur un espace géographique plus large et plus profond. Par ailleurs, le développement de l’arme à rayonnement renforcé, s’il était décidé, permettrait une plus grande souplesse d’emploi, du fait des effets collatéraux moindres d’une telle arme. Il renforcerait ainsi la crédibilité de la frappe sans en altérer nullement la signification.
En fin de compte, l’organisation des forces terrestres en une FAR, une grande unité nucléaire tactique et un corps blindé et mécanisé à trois éléments me paraît adaptée aux diverses situations de crise ou de conflit susceptibles de survenir en Europe. On aurait tort, en effet, de s’enfermer dans un seul schéma et de figer, une fois pour toutes, l’utilisation des moyens nucléaires et classiques dans l’espace comme dans le temps.
L’OTAN : une doctrine inchangée ?
Je ne serais pas complet dans ma réponse à vos questions si je n’évoquais ce que l’on appelle la doctrine Rogers qui, soit dit en passant, me paraît plus signifier une nouvelle approche stratégique qu’une nouvelle doctrine de l’OTAN. Celle-ci reste en effet inchangée et continue de reposer sur les principes de la « réponse adaptée » et la « défense de l’avant ».
Vous savez que, selon les écrits et déclarations du commandant suprême des forces alliées en Europe, la nouvelle stratégie, dite d’interdiction dans la profondeur, vise à donner au premier barreau conventionnel de la « réponse adaptée » les moyens propres à emporter la décision face à une agression uniquement conventionnelle. L’adversaire serait alors contraint de se retirer ou d’utiliser le premier l’arme nucléaire.
Reposant sur la mise en œuvre d’armements conventionnels sophistiqués, tirant parti des techniques dites émergentes, et bien que la menace d’emploi d’« armes nucléaires de théâtre » soit toujours envisagée, cette stratégie, rehaussant le seuil nucléaire, tend à substituer à la dissuasion nucléaire de l’Alliance une dissuasion conventionnelle, si tant est que l’on puisse parler encore de dissuasion conventionnelle en Europe.
Aussi j’appellerai votre attention sur les conséquences de cette nouvelle approche stratégique. On doit certes se réjouir d’un renforcement de la défense de l’OTAN, mais cette démarche présente le risque de laisser accréditer l’idée, auprès des opinions publiques européennes, que la dissuasion pourrait peu à peu s’affranchir du nucléaire, et qu’un conflit conventionnel en Europe redeviendrait possible, ce que la dissuasion nucléaire actuelle de l’Alliance, et notre politique, ont précisément réussi à empêcher jusqu’à ce jour.
Dans l’éventualité d’une stratégie uniquement conventionnelle de l’Alliance, éventualité qui ne correspond d’ailleurs pas à la pensée du général Rogers, je vous laisse concevoir la position délicate qu’aurait alors la France restant, de ce fait, le seul pays à envisager d’utiliser en premier l’arme nucléaire.
L’action extérieure
Voici donc les réflexions que je tenais à vous livrer sur la défense de l’Europe. Il me reste maintenant à vous apporter quelques commentaires sur le troisième volet de notre politique de défense, et qui a tout son actualité : il s’agit de l’action extérieure à la métropole.
Les missions
La capacité d’engagement outre-mer de ses forces marque la volonté de la France d’affirmer sa présence dans le monde, et de protéger ses intérêts nationaux.
Ce sont tout d’abord nos ressortissants nombreux répartis de par le monde. Nous devons être capables d’assurer leur sécurité, au besoin leur évacuation. Ce sont aussi, bien sûr, nos départements et territoires d’outre-mer ; ce sont enfin nos voies maritimes d’échanges commerciaux et nos zones économiques exclusives. Devrai-je rappeler que plus de 70 % de nos importations s’effectuent par mer, et que l’ensemble de nos zones économiques, couvrant 10 millions de kilomètres carrés, fait de la France la troisième puissance maritime par l’étendue des surfaces placées sous sa juridiction ?
Est-il besoin de souligner l’intérêt que la France porte au Pacifique Sud et à l’océan Indien en raison, pour ce dernier, d’une part de l’importance que revêt et que revêtira encore pendant de nombreuses années l’approvisionnement en pétrole provenant du Golfe, et d’autre part de la présence d’îles françaises dans la partie sud équatoriale de cet océan ?
Outre la défense de nos intérêts nationaux, nos forces peuvent aussi être amenées à s’interposer entre belligérants pour imposer ou faire respecter un cessez-le-feu. Nos participations à la FINUL et à la force multinationale pour la sécurité de Beyrouth jusqu’en mars dernier, ou par le biais d’observateurs depuis un mois, en sont des témoignages concrets.
Nos forces peuvent, enfin, être appelées à venir en aide aux pays victimes d’une agression extérieure, notamment ceux envers lesquels la France a des engagements en matière de défense ou de coopération. C’est le sens de notre action menée actuellement au Tchad.
La France y a dépêché des forces pour s’opposer à l’invasion libyenne et permettre au gouvernement tchadien légitime d’exercer sa souveraineté. Par leur présence dissuasive et leur action, nos forces soutiennent la diplomatie en procurant à cette dernière les délais et les conditions qui lui sont nécessaires pour rechercher une solution de paix.
Une politique de prévention des crises est certes préférable à la conduite d’opérations militaires et, à cet égard, le prépositionnement des forces me paraît être un facteur dissuasif essentiel. Est-il nécessaire de rappeler qu’un prépositionnement par les Britanniques de forces aéroterrestres et maritimes suffisantes aux Malouines aurait probablement évité le conflit ? Aussi, est-ce la raison pour laquelle 28 000 hommes, non compris ceux déployés au sein de la FINUL ou participant à l’opération Manta au Tchad, sont stationnés outre-mer, disposant de matériels modernes, terrestres, maritimes et aériens et d’un soutien adapté.
J’ai précédemment évoqué la FAR dans sa mission d’action hors de la métropole. Vous concevez aisément les avantages de pouvoir disposer au sein de cette force d’unités professionnalisées. Ceci me donne l’occasion de faire le point sur la professionnalisation de nos armées et sur ce que l’on appelle le service long. Il s’agit, en réalité, plus d’un redéploiement des engagés volontaires que d’une augmentation sensible de leur nombre, qui ne portera sur les quatre années à venir que sur 5 800 postes, dont 5 000 pour les seules années 1984 et 1985.
Viennent en outre s’ajouter les possibilités offertes par le volontariat pour un service long, qui est l’une des nouvelles dispositions de la loi du 8 juillet 1983 modifiant le code du service national. Plus de 7 000 candidats se sont portés volontaires depuis cette date pour prolonger leur service d’une période allant de 4 à 12 mois. 38 % d’entre eux désirent servir outre-mer et 14 % dans la force d’action rapide.
Le ministre de la Défense s’est fixé comme objectif de faire tenir 10 % des postes d’appelés par des volontaires pour ce genre de service, ce qui correspondrait à environ 19 000 appelés service long.
Le rôle de la marine
Je porterai maintenant l’accent sur certains aspects concernant les rôles parfois insuffisamment soulignés de la marine et de l’armée de l’air, dans les actions extérieures. Je traiterai en premier lieu de l’emploi des porte-avions et des sous-marins nucléaires d’attaque.
Le porte-avions réunit généralement autour de lui des moyens de protection contre les menaces aériennes, de surface et sous-marine, ainsi que des moyens de soutien, lui donnant une grande autonomie. L’ensemble, constituant un groupe aéronaval, s’est révélé être un excellent instrument dans la conduite des crises durant ces dernières décennies. Capable de contrôler de vastes espaces maritimes, le groupe aéronaval concrétise une capacité permanente, puissante et modulable, grâce à sa mobilité et à l’éventail des moyens pilotés dont il dispose, aptes aussi bien à la surveillance à distance qu’à l’action en force de plusieurs dizaines d’avions d’assaut.
Il peut également couvrir une opération de débarquement, voire mettre lui-même à terre des renforts et du matériel léger transportés sur les bâtiments qui le composent.
Nous voyons des illustrations de leur rôle, en permanence, avec les Tasks Forces américaines en Méditerranée, en mer de Chine ou dans l’océan Indien, ou récemment avec la flotte britannique dans l’Atlantique sud, encore que, dans ce cas, il s’agisse d’un outil mieux adapté au contrôle de la mer qu’à une véritable projection de la puissance navale vers la terre. Nous en avons également l’exemple avec notre marine qui déploie de façon durable d’importants dispositifs en océan Indien, ou au sein de la force Olifant présente devant Beyrouth.
Les moyens d’autoprotection du groupe aéronaval mettent celui-ci à l’abri des menaces envisageables lors des crises de faible ou moyenne ampleur. Sa vulnérabilité ne deviendrait réelle qu’à un niveau élevé de crise, ou à l’occasion d’un conflit majeur dépassant le cadre propre à ce qu’il convient d’appeler action extérieure.
Le sous-marin nucléaire d’attaque (SNA), quant à lui, a fait une entrée assez remarquée lors du conflit des Malouines. Il est de fait que le torpillage du croiseur argentin Belgrano par le SNA Conqueror a immédiatement assuré à la Grande-Bretagne la maîtrise de la mer.
De ce fait isolé, et d’une situation particulière, on a voulu tirer la conclusion que le SNA était désormais le meilleur instrument naval en temps de crise et en quelque sorte le nouveau « capital ship ». Ceci est à l’évidence exagéré. Les sous-marins, qu’ils soient d’ailleurs à propulsion classique ou nucléaire, ne peuvent accomplir certaines tâches du groupe aéronaval, comme par exemple, la présence ostensible, le contrôle d’un vaste espace maritime ou la projection de force vers la terre. De surcroît, leur invulnérabilité décroît lorsqu’ils doivent mener des actions offensives contre des forces navales puissamment organisées.
Il n’en reste pas moins que le sous-marin nucléaire d’attaque est capable de faire peser, de manière durable, une menace à la fois grave et imprévisible dans le temps et dans l’espace. C’est un outil précieux pour la gestion de certaines situations de crises, propre à limiter l’escalade vers un conflit mettant en jeu des intérêts majeurs.
Le rôle de l’armée de l’air
En ce qui concerne l’armée de l’air, pour les actions menées outre-mer, les missions d’aérotransport revêtent le plus souvent une importance déterminante. C’est donc sur elles que je m’attarderai quelques instants, ce qui ne saurait toutefois pas être interprété comme une quelconque sous-estimation des besoins en couverture aérienne, renseignements et appuis-feux qui sont plus que jamais nécessaires, et du rôle essentiel du ravitaillement en vol, comme l’a bien montré l’opération Manta.
La rapidité d’acheminement des effectifs et des matériels et dans la plupart des cas une des conditions premières du succès. Aussi, pour répondre à cette exigence et en raison notamment du volume à acheminer des éléments de la FAR selon la situation, il apparaît que les moyens d’aérotransport de l’armée de l’air sont souvent à eux seuls insuffisants, et qu’il convient de faire appel à l’aviation civile avec laquelle, d’ailleurs, nous sommes liés par des conventions portant sur l’affrètement de certains appareils gros porteurs.
Pour l’illustrer, je rappellerai qu’au cours de la phase initiale de l’opération Manta, l’acheminement de 3 000 hommes et de 3 500 tonnes de matériels a nécessité durant trois semaines la mise en œuvre de vingt-six Transall, trois DC 8, et deux Boeing 747 pour lesquels plus de vingt rotations furent nécessaires. On comprend dès lors les raisons des études entreprises au profit d’un avion de transport militaire futur. Ces études, inscrites au titre de la loi de programmation, devraient déboucher sur un appareil capable de transporter 15 tonnes en charge utile, à plus de 7 000 kilomètres. Cette distance pourrait être portée à plus de 10 000 kilomètres, avec un ravitaillement en vol.
Pour l’heure, une nouvelle convention récemment passée avec les sociétés civiles d’aérotransport, ouvrant des possibilités plus grandes que celles de 1974, améliore sensiblement nos capacités dans ce domaine.
Les satellites de télécommunication
Je ne voudrais pas achever cette partie consacrée à l’action extérieure sans apporter quelques commentaires sur les satellites de télécommunications.
Grâce à leur participation au programme Telecom I développé par les postes et télécommunications, qui prévoit le lancement de deux satellites au moyen de la fusée Ariane, le premier étant annoncé pour le début août, nos armées vont pouvoir disposer dès 1985 du réseau Syracuse (SYstème de RAdioCommunication Utilisant un SatellitE), qui accroîtra d’une façon notable nos capacités de liaisons à grande distance.
Ce système permettra l’établissement de liaisons cryptées téléphoniques et télégraphiques, résistant au brouillage, entre le centre opérationnel des armées et les commandants opérationnels à terre, en métropole ou outre-mer, ou à bord des principaux navires de combat, au moyen de stations fixes ou mobiles, ces dernières équipant tout particulièrement la force d’action rapide.
Vous mesurez aisément l’intérêt, pour le chef d’état-major des armées, de pouvoir disposer d’une liaison sûre, permanente et fiable, en particulier avec les commandants des forces dans le cadre d’une opération menée à grande distance de la métropole.
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Un quatrième volet, concernant l’indispensable esprit de défense dans la nation, sans lequel aucune stratégie militaire, aussi élaborée soit-elle ne saurait être applicable, eut été souhaitable pour compléter cet exposé. Mais, je sais que cette question a été largement traitée au cours de vos travaux.
Je me suis efforcé de vous montrer la cohérence de notre concept de défense, concept qui nous est spécifique. Il ne s’apparente en effet en rien, ni à celui de l’OTAN ni à la stratégie soviétique.
Au sein de l’Alliance atlantique, la France par sa stratégie globale, contribue à la défense de l’Europe et vise à rendre impossible toute agression sur notre continent, qu’elle soit nucléaire ou conventionnelle. Faut-il rappeler que c’est sans aucun doute au fait nucléaire que l’Europe doit ses trente-huit années de paix ?
Bien que ce soient surtout les régions non soumises à l’interdit nucléaire qui fassent l’objet de tentatives de déstabilisation et deviennent l’enjeu des rivalités Est-Ouest, au besoin, par puissances interposées, le sort du monde occidental pourrait bien, dans cette dernière partie du siècle, se jouer en Europe. Par ailleurs, il n’est pas impossible de voir se déplacer vers le Pacifique le centre de gravité des préoccupations stratégiques de nos amis d’outre-atlantique, auquel cas il conviendrait d’autant plus d’agir entre Européens pour préserver la sécurité de notre continent.
J’ai mentionné les risques que font peser à long terme sur notre stratégie les technologies de l’avenir. Au-delà des discussions d’experts concernant la faisabilité des systèmes exotiques et l’échéance de leur réalisation, nous devons tenir compte du fait que les Soviétiques, comme les Américains, se sont lancés dans cette voie en y consacrant d’énormes moyens financiers.
La France et l’Europe ne peuvent rester indifférentes au défi que représente l’utilisation militaire de l’espace. Face à ce défi et aux évolutions possibles géostratégiques, il serait salutaire que les Européens consentent à se mobiliser et prennent conscience de l’accélération des techniques et de la poussée irrésistible de l’Histoire.
Comment ne pas évoquer, dans le cadre de vos études menées dans le long terme, Gaston Berger, dont le nom reste associé à la prospective, lorsqu’il disait : « si l’accélération est devenue un fait d’expérience, elle n’est pas encore, le plus souvent, un objet de pensée. Nous la subissons sans y croire. Le monde que nous sentons et dans lequel nous vivons ne correspond plus en effet au monde de nos opinions et de nos habitudes. Le devenir est en avance sur nos idées ».
C’est sur ces paroles, qui méritent d’être méditées, que j’achèverai mon exposé, dans l’espoir que nous saurons anticiper, comme il convient, toutes les données de l’évolution, afin de garantir dans l’avenir à nos démocraties ces deux valeurs inestimables que sont la liberté et la paix. ♦
(1) Les sous-titres sont de la rédaction de la Revue.