Conférence du Chef d'état-major des armées à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 11 mai 1985, en réponse aux questions écrites posées par les auditeurs. Les lecteurs noteront que ce texte est articulé autour de 3 sujets essentiels : la programmation miltaire, la crédibiilité de notre système de forces et l'indispensable coopération entre nations européennes.
L'avenir de la défense française
C’est avec plaisir que j’ai accepté, à la demande du général Lang, votre directeur, de venir m’entretenir avec vous du devenir de notre défense et de nos forces armées et répondre aux questions qu’à juste titre vous vous posez au terme de votre cycle centré sur ce sujet. Les chefs d’état-major d’armées qui m’ont précédé ici ont déjà pu satisfaire en partie vos attentes, je vais tenter d’y apporter un éclairage destiné à vous aider à compléter et élargir votre réflexion.
J’ai pu constater, une fois encore, l’intérêt et la pertinence de vos questions et pour y répondre je les regrouperai sous deux grands thèmes : le premier se rapporte à la programmation et à certains aspects de l’équipement de nos forces, le second soulève les problèmes majeurs du maintien de la crédibilité de notre concept de défense dans les vingt à trente prochaines années, ainsi que celui, lié, des implications de l’utilisation militaire de l’espace.
Les informations que je vous apporterai sur ces deux thèmes m’amèneront à vous faire part, dans une troisième et dernière partie, de mes réflexions en matière de coopération avec nos partenaires européens.
L’impact des technologies nouvelles servira d’ailleurs de fil conducteur à mon exposé, car ces dernières conditionnent étroitement l’évolution et le devenir de notre outil de défense.
Programmation et équipement des Forces armées
La loi de programmation militaire 1984-1988 prévoit que le Parlement sera saisi avant le 31 octobre 1985 d’un rapport réexaminant, pour la période 1986-1988, les besoins des forces armées et les crédits correspondants. Vous comprendrez que je ne puisse pas faire état des études en cours avant que les responsables politiques n’en aient été informés. Si je ne peux pas m’étendre sur les années 1986-1988, je ferai, pour vous, le point des deux premières années.
Le budget 1984 a été réalisé de manière satisfaisante puisqu’il a attribué au département de la Défense la valeur nominale du montant prévu par la loi. Pour 1985, le titre III (fonctionnement) s’est vu attribuer une enveloppe identique au montant indiqué par la loi, mais en revanche les titres V (équipements) et VI (subventions) ont été amputés d’une somme de 1 300 millions de francs par suite des restrictions financières qui s’inscrivaient dans l’effort de rigueur demandé à toute la nation, auxquels il convient d’ajouter une somme de 700 millions de francs mise à la charge du budget de la défense pour des dotations de capital accordées à des industries d’armement.
À partir de ces données il est possible de dresser un premier bilan d’exécution :
Les commandes des programmes majeurs ont pour l’essentiel été respecté, au prix, il est vrai, de quelques glissements de livraisons. Il a fallu cependant admettre des réductions ou des étalements sur des programmes d’environnement, avec le souci de sauvegarder la cohérence de l’outil opérationnel.
Les dépenses de fonctionnement ont été réduites en volume grâce aux efforts de gestion des armées et à la déflation des effectifs. En outre, les crédits consacrés à l’entretien programmé des matériels et à l’infrastructure ont été comprimés. Nous avons enfin été contraints de réduire les activités d’environ 5 %. Cette situation reste une de mes principales préoccupations, car si elle s’accentuait elle ne manquerait pas de compromettre la capacité opérationnelle des forces.
Dans ces conditions, les objectifs de la loi ne pourront être atteints que si l’inflation se maintient dans les limites des hypothèses économiques prises en compte en 1983, si les devis ne font pas l’objet de dépassements, et dans la mesure où le niveau des ressources attendues s’avère conforme aux montants inscrits dans la loi.
Si toutes ces conditions ne sont pas remplies, des arbitrages difficiles devront être rendus, arbitrages d’autant plus délicats qu’ils risquent d’entraîner une réduction au moins temporaire de certaines capacités des forces.
Le rendez-vous d’octobre 1985 revêt donc une grande importance. La nécessité de maintenir, pour notre pays, une défense homogène, efficace et cohérente, constitue, à mes yeux, une des priorités majeures dans les choix à venir.
Forces nucléaires et classiques
Qu’en est-il de l’équipement des forces nucléaires et classiques ?
Les forces nucléaires font l’objet d’une modernisation constante, conformément aux priorités affichées. Je rappellerai succinctement les grands choix déjà arrêtés : le programme M4, et la très récente mise en service de L’Inflexible ; le missile air-sol moyenne portée qui équipera, à partir de 1987, les Mirage IV, les Mirage 2000 et les Super-Étendard ; le système mobile de transmission Astarte, qui sera opérationnel à partir de 1988 ; enfin, la grande unité Hadès, dont la mise sur pied est prévue pour 1992.
Des choix restent à faire, concernant le remplacement de la deuxième composante stratégique, au milieu de la décennie 90, mais aussi des décisions importantes devront être prises dans le domaine spatial.
Les forces classiques vous ont été présentées par les chefs d’état-major de chacune des armées. Ces derniers vous ont fait part des réalisations, des programmes en cours et à venir, ainsi que des difficultés spécifiques auxquelles ils se trouvent confrontés. Je voudrais, pour ma part, mettre l’accent sur trois observations, de nature très différente, qui peuvent compléter votre réflexion : je veux parler de la menace chimique, de la sophistication croissante des systèmes d’armes et de l’adaptation de la FAR à un engagement sur le théâtre, européen.
Certains évoquent la menace chimique en soulignant la nécessité pour nos forces de disposer de moyens de rétorsion, fut-ce à titre purement dissuasif et pour contraindre l’adversaire à adopter les mêmes positions pénalisantes que celles qu’il nous impose ; d’autres pensent que la parade réside dans le nucléaire. En fait, le problème ne se pose pas exactement en ces termes. Deux cas sont à prendre en considération. À une attaque chimique massive, prononcée, par exemple, sur nos forces stratégiques sur le territoire national et mettant directement en cause nos intérêts vitaux, la riposte serait, à n’en pas douter, nucléaire. Le ministre de la Défense l’a d’ailleurs clairement réaffirmé au cours d’une récente émission de télévision.
En revanche, à une attaque chimique limitée, prononcée contre nos forces, en Europe ou hors d’Europe, mais ne mettant pas en cause nos intérêts vitaux, il apparaît souhaitable de disposer de certains moyens de riposte pour ne pas acculer le pouvoir politique à l’alternative du tout ou rien. Une telle position ne serait, en aucune façon, antinomique du maintien de l’effort visant à assurer la protection des personnels et des matériels de nos forces. Elle ne serait pas non plus antinomique de l’action menée, au plan diplomatique, pour faciliter la recherche d’un désarmement chimique mondial, qui reste le but à atteindre. Je dois d’ailleurs rappeler que la France, liée par le protocole de Genève de 1925 interdisant effectivement l’emploi des toxiques comme armes de guerre, s’est réservée, lors de sa ratification, le droit de les employer en riposte.
Sophistication des armements
Ma deuxième observation a trait à la part croissante de la sophistication dans l’équipement de nos forces armées. Il s’agit, non pas de souligner une tendance qui ne cesse de s’intensifier, mais une nécessité inéluctable, à savoir la recherche de performances toujours supérieures à celles de l’adversaire, seule manière de compenser partiellement notre infériorité numérique. La valorisation qualitative de nos forces classiques a pour but d’éviter leur effondrement rapide, et par voie de conséquence, un déclenchement prématuré des forces nucléaires préstratégiques.
Les armements sophistiqués font maintenant un large appel à la microélectronique et les progrès les plus spectaculaires sont attendus dans le domaine du guidage terminal, avec notamment les missiles de troisième génération. Parallèlement, la mise en place d’un système C3 — consultations, commandement, conduite des forces — incluant des ensembles très élaborés d’acquisition et de traitement des informations obtenues à partir de tous les senseurs — spatiaux, aériens, navals ou terrestres — permettra une gestion intégrée, en temps réel, de toutes les fonctions sur les théâtres d’opérations et donc l’optimisation des systèmes d’armes. Leur nombre, par suite des coûts élevés de fabrication, sera par contre limité.
Cette dernière considération nous amène à réfléchir sur les conséquences d’une dégradation trop rapide, par suite des combats, de ces systèmes intégrés, centralisés et très performants. Aussi, est-ce dans cet esprit qu’il nous faut étudier ce que l’on appelle la poursuite du combat en mode dégradé, pour éviter une chute brutale de nos capacités initiales, et procurer ainsi au pouvoir politique un complément de délais pour la conduite de sa manœuvre dissuasive.
Vous devinez combien la tâche du planificateur se révèle alors complexe et les choix déterminants. Nous sommes au début d’une mutation technologique, dont toutes les répercussions sont difficiles à discerner.
Engagement de la FAR en Europe
Ma dernière observation concerne l’engagement de la FAR sur le théâtre européen. Le chef d’état-major de l’armée de terre vous a déjà longuement entretenu de cette question. Je voudrais, pour ma part, évoquer le point délicat que soulève le problème des appuis, indispensables pour l’accomplissement des missions d’intervention en Europe de cette grande unité.
La FAR, et tout particulièrement sa composante aéromobile, y seraient appelées à évoluer dans un environnement extrêmement hostile, caractérisé par une forte densité de feux terrestres et aériens, une ambiance sévère de guerre électronique, une défense aérienne adverse air-air et sol-air d’une grande densité. Dans le but de ne pas l’alourdir, cette grande unité ne dispose que d’appuis feux organiques limités. C’est dire combien elle dépend, pour sa sûreté, de l’appui aérien fourni par la FATac ou éventuellement l’aviation alliée. Il n’est donc pas concevable d’engager la FAR sans que lui soient consentis une forte couverture aérienne, ainsi que des moyens importants de renseignements et de contre-mesures électroniques.
J’ajouterai que l’hélicoptère d’appui protection, qui dotera la FAR à partir de 1992, apportera une amélioration sensible dans la lutte contre les hélicoptères et les défenses sol-air à très courte portée qui équipent déjà de nombreuses forces étrangères.
Cette précision est importante pour mieux apprécier les atouts mais aussi les risques que soulève l’engagement de cette nouvelle force sophistiquée, à haute capacité antichars. Sa création accroît de façon significative l’éventail des possibilités offertes aux responsables politiques dans la conduite des crises en Europe, mais aussi hors d’Europe, concrétisant en particulier la solidarité de la France avec ses alliés.
Crédibilité de notre défense
J’aborde, maintenant, le deuxième thème de mon exposé relatif à la crédibilité de notre système de défense. Il s’agit d’un sujet capital que je traiterai en examinant successivement la crédibilité de nos forces nucléaires à l’horizon 2000, et les implications de l’utilisation militaire de l’espace.
Les forces nucléaires stratégiques
À l’encontre de nos forces nucléaires stratégiques, les menaces de l’an 2000 sont à considérer sous deux aspects : la survie de la force nucléaire stratégique, y compris les moyens de transmission, jusqu’au moment de l’engagement, et l’efficacité de la frappe qui suppose la pénétration des défenses adverses.
Trois grandes évolutions technologiques sont à suivre dans le cadre de l’adaptation à moyen et long terme de nos forces stratégiques. Elles découlent des progrès en cours dans le domaine de la précision des armes, tant nucléaires que classiques, des recherches dans le domaine de la détection des sous-marins, et des projets concernant la réalisation éventuelle d’un bouclier spatial, thème abondamment développé et qui suscite vous le savez des débats passionnés.
Les progrès réalisés dans le domaine de la précision des armes classiques font parfois naître l’idée qu’une dissuasion conventionnelle pourrait se substituer progressivement à la dissuasion nucléaire. Cette théorie tend à marginaliser l’emploi du feu nucléaire et à en rehausser le seuil. Certains pensent, en effet, que l’efficacité des armes classiques pourrait atteindre celle des armes nucléaires du bas de gamme. Cette éventualité a d’ailleurs donné naissance à de nouveaux concepts tactiques chez nos Alliés, visant au renforcement des armements conventionnels, tel le concept de l’attaque des forces de deuxième échelon. Cette conception, non amendée, ne saurait nous convenir et nous la récusons, puisqu’elle redonnerait sa liberté d’action à celui qui disposerait de la supériorité numérique. De plus, elle peut laisser penser qu’un conflit en Europe est envisageable, voire acceptable.
Quoi qu’il en soit, l’attaque de nos installations fixes — Albion, bases stratégiques, dépôts des missiles préstratégiques, postes de commandement, centres de transmissions — par des missiles balistiques ou missiles de croisière à charges classiques représente une menace nouvelle qu’il nous faut prendre en compte, d’autant qu’un agresseur pourrait être conduit à penser que leur emploi ne serait pas considéré comme une attaque majeure, et ne donnerait pas lieu à des représailles massives.
Une parade consiste à mieux protéger et durcir nos installations fixes, en particulier nos silos, mais nous ne pourrons plus beaucoup progresser dans cette voie, sachant que par leur précision accrue, les armes adverses auront une efficacité maximale.
Une autre parade plus efficace réside dans la mobilité des systèmes qui permettrait d’assurer leur survie, y compris à des attaques nucléaires. À cet égard, les études relatives à la réalisation d’une composante mobile stratégique, appelée SX, se poursuivent ; comme je l’ai indiqué au début de cet exposé, aucune décision ferme n’est encore arrêtée à son propos.
Un deuxième axe de réflexion concerne l’invulnérabilité de nos SNLE. Les progrès très modérés mais continus dans le domaine de la détection sous-marine font l’objet d’un suivi attentif. Je citerai essentiellement la détection acoustique qui présente un risque très faible, d’ailleurs, actuellement pour notre composante océanique. Des études techniques sont en cours, visant à rendre encore plus silencieux les SNLE de nouvelle génération, dont le premier entrera normalement en service en 1994. Leur signature électromagnétique sera rendue aussi réduite que possible, et leur profondeur d’immersion sensiblement accrue.
Si aucune percée technologique spectaculaire utilisant des phénomènes physiques nouveaux n’est actuellement en vue, il convient toutefois de refuser toute impasse sur notre force océanique stratégique. Nous pensons qu’elle demeurera peu vulnérable, moyennant les améliorations convenables, pendant encore au moins deux décennies. C’est aussi d’ailleurs l’analyse américaine.
Un troisième axe de réflexion plus préoccupant découle des projets annoncés dans le domaine des défenses antimissiles et spatiales. Ces deux projets, s’ils donnaient lieu à des réalisations concrètes et performantes, poseraient à moyen terme un véritable défi pour la sécurité et l’indépendance des puissances nucléaires moyennes, avec toutes les implications politiques qui peuvent en résulter pour l’avenir de l’Europe.
Les systèmes défensifs antimissiles balistiques sont aujourd’hui limités par le traité de Moscou de 1972 qui, entre autres, maintient les défenses ABM à un niveau compatible avec les capacités offensives d’une puissance nucléaire moyenne telle que la nôtre. La remise en cause du traité ABM amènerait vraisemblablement les Soviétiques à mettre en place un grand nombre de défenses terminales, équipées de missiles sol-air à têtes nucléaires, voire à charge classique. Cette situation nous conduirait à reconsidérer le nombre et les performances de nos propres missiles.
Quant à l’installation de systèmes défensifs spatiaux, de nombreuses incertitudes subsistent sur la faisabilité et les performances de tels systèmes. Les premières réalisations devraient concerner les moyens d’alerte, de trajectographie, et de discrimination des leurres. Il est permis de penser que les armes laser apparaîtront avant les faisceaux de particules. Cependant, la décision du président Reagan de commencer les recherches, et l’importance des sommes qui leur sont consacrées, pourraient conduire, vers la fin du siècle, à quelques réalisations concrètes.
C’est dans cette perspective déstabilisante qu’il nous faut rechercher des voies nouvelles, pour que nos forces nucléaires restent crédibles, la diversification de nos composantes stratégiques devrait être poursuivie, privilégiant la mobilité des lanceurs — seule parade efficace à leur vulnérabilité de stationnement — et assurant aux armes nucléaires, quelles que soient les défenses qui leur seront opposées, un niveau élevé de pénétration. Nous pensons que les systèmes balistiques offrent encore un grand potentiel d’amélioration en matière de pénétration par des méthodes très diverses : durcissement des armes, aide à la pénétration, trajectoires tendues, ogives manœuvrantes, saturation voire attaque des défenses au sol et dans l’espace pour s’y ouvrir des « fenêtres de tir ».
Ceci n’exclut pas l’emploi de missiles de croisière, surtout si l’on arrive à les rendre supersoniques et les employer en nombre suffisant pour saturer les défenses antiaériennes.
Malheureusement, les efforts qu’imposerait une telle diversification risquent de ne pas être à notre portée, et des choix seront donc inévitables. Tout dépendra en fin de compte de l’évolution des défenses, qu’elles soient basées au sol ou dans l’espace. Pour l’instant, le traité ABM n’est nullement remis en cause, et la faisabilité de défenses spatiales n’est pas établie.
En somme, il convient d’améliorer constamment l’efficacité des systèmes balistiques, en élargissant au besoin leurs hypothèses d’emploi, tout en maintenant une veille technologique sur le missile de croisière. Il semble prudent, en effet, quel qu’en soit le mode de pénétration, de développer une nouvelle composante stratégique capable de remédier, le cas échéant, à une remise en cause de la composante océanique.
On peut donc raisonnablement porter l’appréciation suivante : d’ici à l’horizon 2010-2020, la France pourra très vraisemblablement continuer à dissuader l’adversaire par l’amélioration continue de ses capacités offensives, en recherchant la saturation des défenses adverses, en améliorant la survie des systèmes, la protection des missiles, les aides à la pénétration. Au-delà de cet horizon, tout dépendra de l’évolution des systèmes défensifs. Devant cette incertitude, l’essentiel n’est-il pas d’engranger dès maintenant les technologies qui pourraient s’avérer nécessaires ?
Telles sont quelques-unes des réflexions que peut inspirer le souci du maintien de la crédibilité de nos forces nucléaires stratégiques.
L’armement préstratégique
Restons dans le domaine nucléaire. Vous m’avez demandé si une évolution du concept d’emploi de l’armement préstratégique était envisagée et quelle serait la place de l’arme à effets collatéraux réduits (ECR) si son développement était décidé. Laissez-moi, au passage, vous dire que le changement de dénomination, de « tactique » en « préstratégique », n’a aucunement altéré notre concept. S’il traduit davantage le lien qui l’unit aux forces de représailles massives, l’armement préstratégique demeure celui de l’ultime avertissement, dont la signification est à la fois politique et militaire.
Je vous dirai que la modernisation en cours des armes préstratégiques — ASMP et Hadès — valorisera sensiblement notre arsenal pour plusieurs raisons. D’abord, leur complémentarité est évidente : le missile ASMP est spécialement adapté à la neutralisation des objectifs fixes ou semi-mobiles des forces et de l’infrastructure dans la profondeur, le missile Hadès est capable de frapper les forces de premier échelon. Ensuite, l’allonge et le regroupement des lanceurs Hadès au sein d’une grande unité autonome, dissociée du déploiement de nos forces classiques sur le théâtre, rendront possible la manœuvre des trajectoires et la concentration des feux, dans des délais très courts sur une même direction stratégique. Enfin, la centralisation du commandement nucléaire préstratégique, placé directement sous les ordres du chef d’état-major des armées, permettra de mieux faire peser la menace d’emploi et d’accroître l’incertitude quant au moment et au lieu d’application possible de la frappe d’ultime avertissement, décidée par le président de la République.
L’efficacité militaire de cette frappe serait sensiblement renforcée si la décision était prise de se doter de l’arme à effets collatéraux réduits. De par ses caractéristiques, cette arme est tout spécialement adaptée au caractère défensif de notre dispositif, en particulier à une action d’arrêt au plus près des troupes amies ou des agglomérations. Elle accroîtrait donc l’effet recherché visant à obtenir la signification militaire maximale.
Je conclurai ces réflexions prospectives en vous disant — en réponse à une autre de vos préoccupations — qu’il n’existe pas de solution immédiate de substitution, aujourd’hui, à nos centres d’expérimentation nucléaire du Pacifique et de Kourou, ce dernier étant indispensable pour le développement de notre industrie spatiale. Leur perte porterait un grave préjudice au maintien de la crédibilité de notre stratégie de dissuasion.
L’enjeu de l’Espace
Ce n’est pas un hasard si j’ai tenu à souligner ce lien, avant d’examiner les implications que peut avoir l’utilisation militaire de l’espace. Les enjeux et les risques sont considérables. Nous sommes à la fois concernés, menacés et impliqués par les projets de défenses spatiales, déjà évoqués. Ceux-ci peuvent déstabiliser gravement les relations stratégiques, en provoquant une relance de la course aux armements, mais plus encore, ils sont de nature à placer les puissances moyennes nucléaires dans une situation de particulière vulnérabilité.
L’espace risque fort de devenir le nouveau lieu d’affrontement entre les grandes puissances. Toujours à la recherche de « points hauts », les militaires l’utilisent déjà abondamment, puisque 70 % des satellites lancés depuis le premier Spoutnik en 1957 sont à usage militaire.
Les deux grandes puissances se sont, déjà, dotées d’une large panoplie de moyens spatiaux. Elles disposeront vraisemblablement, au début du prochain millénaire, d’armes antisatellites basées dans l’espace. En cas de crise ou de conflit, rares seraient les mouvements de forces à la mer et de grandes unités du corps aéroterrestre qui échapperaient aux satellites, tout au moins en l’absence de contre-mesures adaptées.
Ces quelques considérations montrent combien l’utilisation militaire de l’espace peut modifier nos concepts tactiques et stratégiques.
Sur le plan tactique, d’abord, la possession de moyens spatiaux d’observation, de télécommunication et d’écoute électromagnétique doit nous permettre une meilleure connaissance des forces de l’adversaire et assurer une gestion en temps réel des opérations aussi bien en Europe que hors d’Europe.
Sur le plan stratégique, ensuite. L’utilisation des satellites devrait nous mettre à l’abri d’une attaque surprise, renforcer notre indépendance de décision en nous offrant la possibilité de suivre, de manière autonome, l’évolution des crises internationales, et enfin accroître l’efficacité de nos forces nucléaires en améliorant la localisation des objectifs.
Ces diverses réflexions sont actuellement conduites par un groupe d’études spatiales, créé récemment à la demande du ministre de la Défense, qui réunit des représentants de l’état-major des armées et de la délégation générale pour l’armement. Ce groupe vient de proposer les grandes orientations d’une politique spatiale française. En voici quelques grandes lignes.
Un plan pluriannuel, approuvé en mai 1984, a déjà défini pour le court terme (1985-1992) des objectifs à atteindre pour répondre aux besoins immédiats des armées de « communiquer », « voir » et si possible « écouter ». Les projets arrêtés concernent un satellite de télécommunication qui prendra, en 1992, le relais du système Syracuse 1, indispensable pour la conduite des crises en action extérieure. Ils concernent également un satellite d’observation optique, proposé pour le début de la prochaine décennie, permettant le renforcement de notre concept de défense, mais aussi le contrôle du désarmement. La réalisation de ces objectifs correspond à un effort financier d’une vingtaine de milliards, sur une dizaine d’années, dont les premières échéances sont couvertes aux deux tiers par l’actuelle loi de programmation.
Pour le moyen terme (1995-2005), il faudrait se doter de satellites de transmissions puissants et protégés couvrant l’ensemble de notre planète, de satellites de recueil de renseignements utilisant des senseurs optiques, infrarouges, radars et électromagnétiques, ainsi que de satellites de navigation pour ne plus être uniquement tributaire du système Navstar américain. Ces moyens pourraient être construits en commun avec nos partenaires européens. Cette coopération se poursuivrait par la mise en orbite d’une station habitée, comme l’a suggéré le président de la République dans son discours de La Haye du 7 février 1984.
À plus long terme, il pourrait être utile pour la France de conduire des études de faisabilité d’un système antisatellite, à partir d’un missile balistique, dans le cas d’un déploiement effectif d’armes spatiales. Une telle capacité de représailles antisatellites renforcerait, dans ce contexte, notre politique d’indépendance et de dissuasion.
Telles sont, pour l’instant, les grandes orientations envisagées ou encore à l’étude. Cette politique spatiale tend à privilégier le rôle stabilisateur de l’espace, qui doit être considéré comme un moyen de complément et de renforcement de notre dissuasion, mais non comme un moyen de substitution.
Ainsi, nous sommes dorénavant confrontés à un défi non seulement technologique mais aussi stratégique, mettant en jeu à la fois l’avenir de la France et celui de l’Europe. Préserver et défendre notre rôle dans le monde en même temps que notre survie, ou dépendre toujours davantage de la volonté des deux grandes puissances, tels sont les termes de l’alternative qui se posent à nous. Européens. Vous comprendrez dès lors pourquoi j’ai choisi de vous faire part, dans une dernière partie, des réflexions que m’inspire la nécessité d’intensifier la coopération entre nations de l’Europe occidentale.
Coopération européenne
En abordant ce sujet, j’ai bien conscience de sa complexité et des difficultés qu’il faudra surmonter, mais il me semble qu’il y a de bonnes raisons d’entreprendre et d’espérer. La coopération européenne en matière de défense correspond à une nécessité impérieuse. La compétition technologique devient si âpre qu’elle nous oblige à coordonner nos efforts, à dépasser nos clivages nationaux, sous peine d’être condamnés à un rapide déclin. La France a, sans nul doute, un rôle particulier à jouer dans cette entreprise.
Je voudrais, avant de développer ces idées, lever deux ambiguïtés, sources d’anciennes dissensions. La première tient au fait qu’il n’y a pas d’antinomie entre notre principe d’indépendance nationale et celui de solidarité. Certes, notre force de dissuasion reste nationale, mais elle valorise celle de l’Alliance, comme cela a été reconnu par nos Alliés à Ottawa en 1974. La coopération concerne donc essentiellement les armements classiques dont les coûts de production, sans cesse croissants, peuvent être abaissés dans le cadre d’une coopération, par le partage des frais de recherche et de développement, et par l’allongement des séries de fabrication.
La seconde a trait au caractère concurrentiel que se livrent les puissances industrielles du camp occidental, et à la suprématie de l’industrie américaine. Vouloir concevoir la défense de l’Europe, en dehors de l’Alliance, et sans l’aide de notre Allié américain, relèverait sans doute d’une erreur profonde. La coopération entre Européens n’est pas exclusive d’une coopération transatlantique, mais plus l’Europe agira d’une seule voix, plus elle sera un partenaire écouté et compétitif. C’est dans cette optique que je me plais à souligner les succès incontestables remportés par certains programmes européens comme Ariane, Eurodif, Airbus, les télécommunications, les logiciels… D’autres projets ambitieux sont en cours, tel le programme Esprit. Le dernier en date, le projet Eurêka, se propose de mobiliser les nations européennes sur les technologies de pointe que constituent les lasers, les ordinateurs et supercalculateurs, les composants rapides, l’intelligence artificielle. Je pense que, dans ce domaine, les chances de l’Europe de l’Ouest sont sérieuses, du fait de la qualité de ses chercheurs et des crédits consacrés à la recherche qui sont supérieurs à ceux du Japon, et équivalent ceux des États-Unis.
Ainsi, la coopération européenne doit se réaliser dans un climat d’âpre compétition ; elle sera le test de notre aptitude à surmonter nos divergences et à préparer une défense commune. Les raisons qui militent en sa faveur sont d’ordre politique, militaire et financier.
Sur le plan politique, on peut constater une volonté clairement affichée d’intensifier la coopération européenne au sein des instances existantes. Je citerai, d’abord, la déclaration en douze points de tous les ministres de la Défense des pays européens de l’Alliance, réunis dans le cadre du groupe européen indépendant de programmes (GEIP) les 22 et 23 novembre 1984 à La Haye. Cette déclaration fait état d’un accord obtenu, visant à harmoniser les besoins à un stade précoce, à accepter les principes d’une certaine spécialisation ; elle mentionne en outre une liste de 37 projets spécifiques… et évoque le déséquilibre de 1 à 7 constaté dans les échanges entre l’Europe de l’Ouest et les États-Unis au détriment des Européens.
Je citerai ensuite la réunion à Rome, les 26 et 27 octobre 1984, des ministres des Affaires étrangères et de la Défense, de l’Union européenne occidentale (UEO), qui a marqué une importante relance des activités de cette institution, seule enceinte européenne ayant vocation à débattre des affaires de défense. Le Conseil de l’UEO a élaboré un nouveau programme de travail dont l’un des cinq points principaux met l’accent sur le développement d’une coopération européenne en matière d’armement.
Ces deux exemples montrent une convergence nouvelle sur la nécessité de construire une défense de l’Europe dans le cadre de l’Alliance. J’ajouterai, enfin, que la revitalisation de l’UEO, sous l’impulsion de notre pays, constitue une donnée importante. J’en veux pour preuve l’intérêt croissant que manifestent pour cette institution certains pays européens qui n’en sont pas membres.
Sur le plan militaire, la recherche de l’efficacité opérationnelle passe par deux exigences : standardisation et interopérabilité. La standardisation des armements et des matériels des forces de l’Alliance n’est aucunement comparable à celle du Pacte de Varsovie. Il me suffit de vous rappeler qu’à l’Ouest, il existe 23 modèles d’avions de combat, 7 de chars de bataille, 22 d’armes antichars, 20 calibres d’armes antiaériennes… Cette diversité peut avoir de graves conséquences opérationnelles, non seulement sur le plan logistique, mais encore sur le plan tactique. Il s’agit, en réalité, d’un problème très complexe qui demande une harmonisation des besoins définis à la suite d’une concertation étroite des états-majors, compte tenu des matériels existants et de leur relève, et qui pose, de surcroît, la délicate question des technologies mises en œuvre, de leur transfert entre coopérants.
L’interopérabilité conditionne la réussite des missions sur le terrain aux côtés de nos Alliés. Elle implique la compatibilité des matériels entre eux, l’utilisation des munitions, le ravitaillement des avions ou navires, la mise en œuvre commune de systèmes de transmissions automatisés, mais aussi une harmonisation des procédures opérationnelles, et la participation à des exercices bi ou multilatéraux.
La juste appréciation de la menace, qui nous est commune, devrait faciliter la standardisation des matériels, mais il reste à surmonter les inévitables contraintes industrielles nationales. Quant à l’opportunité de développer des exercices ou manœuvres avec nos partenaires, je dirai que nos forces navales et aériennes sont rompues à ces pratiques ; nos forces terrestres stationnées en Allemagne participent, quant à elles, à des manœuvres en terrain libre, dans la limite ouverte par les crédits du titre III.
Sur le plan financier, le coût des matériels et des systèmes d’armes, dont la sophistication, vous ai-je déjà dit, fait appel à des technologies de plus en plus élaborées, dépasse les possibilités financières d’un seul pays. La France aurait, certes, la capacité technologique de concevoir et construire de nombreux prototypes, mais nous constatons que la part consacrée à la recherche et au développement est passée de l’ordre de 10 %, il y a seulement quelques années, à maintenant 30 %. Cette augmentation nous conduit, en réalité, à une situation dangereuse dans la mesure où nous ne disposerions plus d’un nombre suffisant de systèmes pour remplir les missions confiées aux forces. À la limite, cette situation pourrait aboutir à ce que les experts appellent « un désarmement structurel ». C’est dire toute l’importance de la coopération qui offre l’avantage d’un partage à plusieurs des frais de recherche et développement.
Vous savez, par ailleurs, qu’il nous faut engager dès aujourd’hui des crédits pour le développement des programmes majeurs classiques qui entreront en service dans une dizaine d’années : char futur, hélicoptère antichar et hélicoptère appui protection, missiles antichars de troisième génération, avion de combat et avion de transport futurs, porte-avions nucléaire, missile surface-air antimissile, satellite d’observation et satellite de télécommunication Syracuse II… sans parler des projets qui ne sont pas encore totalement arrêtés.
À n’en pas douter, aucune nation européenne ne peut, seule, sans coopérer, résoudre le problème crucial du financement d’une industrie d’armement moderne. C’est la raison pour laquelle notre gouvernement a relancé les activités de coopération bi et multilatérales avec nos partenaires, européens, mais aussi américains. Je citerai les principales réalisations en cours : la participation à l’accord américano-européen pour la fabrication d’un lance-roquettes multiple (MLRS) ; l’accord franco-allemand pour le développement d’un hélicoptère antichar et appui-protection, pour le développement d’un missile antinavire supersonique ; la réalisation à cinq d’un avion de combat européen, dont la définition soulève encore des difficultés que vous n’ignorez pas. Je mentionnerai, enfin, les nombreux projets de coopération encore à l’étude dans le domaine spatial.
Si l’Allemagne et la France sont actuellement assez étroitement associées, cette coopération n’exclut aucun autre partenaire européen.
Les avantages sont donc certains. Même si les difficultés à surmonter restent considérables, ces avantages l’emportent sur les inconvénients qui tiennent essentiellement aux délais de fabrication toujours trop élevés, et à une certaine rigidité dès lors que les programmes sont arrêtés.
Je terminerai en insistant sur la nécessité de définir un concept européen de coopération, et de renforcer le rôle des états-majors. À la conception ancienne d’une coopération inspirée au coup par coup pour des raisons conjoncturelles, doit succéder une coopération basée sur un concept global de notre sécurité commune, donnant progressivement naissance à une industrie d’armement européenne puissante. Par ailleurs, il est souhaitable que les états-majors soient davantage associés aux études prospectives menées par les ingénieurs et les industriels, afin de mieux prendre en compte l’expression des besoins opérationnels. À ce propos, il faut savoir que les travaux menés entre états-majors de nationalités différentes demandent des délais toujours importants, de l’ordre de 2 à 3 ans, pour que soit défini en commun un programme majeur.
J’ai tenu à développer, pour vous, le rôle considérable que la coopération est, selon moi, appelée à prendre. Il y va du devenir de nos forces, de leur équipement futur. Mais je suis persuadé qu’elle représente aussi la voie la plus sûre, la plus concrète qui nous rapproche de l’édification attendue et indispensable d’une défense commune de l’Europe.
Conclusion
Nous avons passé en revue quelques questions importantes qui concernent notre politique de défense : crédibilité maintenue de notre concept de dissuasion au moins jusqu’au début du prochain millénaire, vigilance soutenue face au progrès des défenses spatiales susceptibles d’infléchir à terme notre stratégie d’indépendance nationale, importance considérable du poids des technologies de pointe dans l’élaboration de nos systèmes d’armes et l’équipement de nos forces, nécessité enfin de renforcer la coopération européenne en matière de défense.
Je n’ai guère parlé des grandes évolutions géopolitiques susceptibles de modifier le contexte international et d’influer sur notre sécurité. Je n’ai pas abordé les sujets largement repris par l’actualité : risque de découplage Europe—États-Unis, basculement vers le Pacifique du centre de gravité mondial, déstabilisation du Tiers-Monde, montée du fanatisme religieux et du terrorisme, autant de sujets qui ne peuvent nous laisser indifférents.
En cette fin de siècle où le monde est, en permanence, secoué par des crises, on peut constater le paradoxe suivant : alors que les armes nucléaires apportent une relative stabilité dans les relations stratégiques, l’émergence de technologies nouvelles peut remettre en cause l’équilibre de « la paix par la terreur », et provoquer une nouvelle instabilité.
Sans doute est-ce là le défi majeur auquel nous allons être confrontés. La question est de savoir si nous serons capables de le relever.