Allocution du ministre de la Défense devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 12 novembre 1985.
L'avenir de notre concept de défense face aux progrès technologiques
Il est de tradition que le ministre de la Défense vienne chaque année devant l’Institut des hautes études de défense nationale présenter les aspects militaires de la politique de défense de la France. C’est avec un réel plaisir que je sacrifierai aujourd’hui à cet usage. Votre promotion rassemble en effet des personnes de toutes origines et de toutes professions, profondément engagées dans la vie de la nation. Votre présence ici, malgré les lourdes charges que vous continuez à assumer, témoigne de votre intérêt pour les problèmes de la défense.
Vendredi dernier, devant l’Assemblée nationale, j’ai moi-même rappelé très précisément l’action de mon ministère pendant la présente législature. J’y ai présenté les grandes orientations du budget 1986 des armées. Je ne reviendrai donc pas sur ces points. Je voudrais en revanche consacrer mon exposé à l’avenir de notre concept de défense face aux progrès technologiques.
La perception du progrès technologique comme moteur de notre civilisation n’est pas chose neuve. Son impact politique constitue un fait nouveau. La technologie — je dis bien la technologie et non pas la science — exerce tant sur les médias que sur l’opinion publique, une fascination jamais atteinte jusqu’ici. Elle transforme tous les débats, elle suscite des interrogations sur nos politiques, elle engendre des espérances où se mêlent science-fiction et doutes sur la pérennité du concept de dissuasion nucléaire.
L’intrusion du discours technologique dans le domaine de la politique de défense s’est produite il y a quelques années avec la remise en cause des doctrines d’emploi des armements classiques par le général Rogers. Mais ce débat a été rapidement éclipsé par l’annonce de l’Initiative de défense stratégique du président Reagan. Depuis, les opinions publiques ont été sollicitées de diverses manières pour donner leur appui à cette nouvelle idée.
Et si je tiens à consacrer mon exposé à ce sujet, c’est en raison de son actualité et de son importance. La question à laquelle je m’efforcerai de répondre est la suivante : « L’évolution technologique en cours et prévisible entraîne-t-elle une modification de notre doctrine stratégique et de nos choix d’armement ? »
Je limiterai mes réflexions à deux thèmes : d’abord la dissuasion nucléaire, ensuite la prévention et la maîtrise des crises. Ces deux thèmes constituent en effet les deux pôles extrêmes de notre concept de défense. La dissuasion nucléaire en est la clé de voûte et la crise est souvent une des conséquences de la dissuasion. Celle-ci protège la France dans ce qu’elle a de plus vital : son identité, sa souveraineté. La capacité de maîtriser les crises est nécessaire au maintien de notre espace de liberté dans le monde.
L’avenir de la dissuasion nucléaire
Réfléchir à l’avenir de la dissuasion nucléaire implique une réflexion sur l’Initiative de défense stratégique américaine. Dans son discours du 23 mars 1983, le président Reagan, après avoir condamné sans appel les armes nucléaires comme immorales, a lancé au peuple américain un nouveau défi : écarter définitivement la menace de l’apocalypse nucléaire, remplacer la doctrine de destruction mutuelle assurée par celle d’une protection mutuelle assurée, bref rendre les armes nucléaires impuissantes et périmées.
Ce projet répond certainement à l’attente d’une fraction importante de l’opinion publique américaine. Il ouvre la seule voie susceptible de délivrer le peuple américain de la menace des missiles intercontinentaux ; il bénéficie de l’appui sans réserve de tous ceux qui, pour des raisons politiques ou industrielles, sont soucieux d’accroître l’effort de défense ; il se présente comme une réponse aux vœux des mouvements de « la nouvelle frontière » ; il offre ainsi, après la conquête de l’Ouest et celle de la lune, un nouveau défi à la mesure des ambitions de la société américaine. Je pense que d’une certaine façon, ce projet paraît plus relever de l’idéologie que du concept stratégique.
Les espérances qu’excitait le discours du président Reagan, reposaient sur les promesses des nouvelles technologies, comme celle des armes à énergie dirigée, mais aussi sur les progrès escomptés dans de nombreux domaines comme l’électronique, l’optronique, l’informatique. Le 6 janvier 1984, le président Reagan décidait un programme de recherche destiné à mieux apprécier les possibilités d’édifier un système de défenses stratégiques efficace. C’est seulement en 1990, au terme de ce programme, que se trouveront confortés ou non les espoirs de l’administration américaine actuelle.
Face à une telle évolution doctrinale, il est légitime de s’interroger sur son réalisme : s’agit-il d’un mirage technologique ou d’une rupture irréversible avec le passé, comme le fut l’avènement de l’ère nucléaire ?
Je ne veux pas préjuger les résultats des études et recherches entreprises aux États-Unis. Il ne peut être question de mésestimer les qualités des chercheurs et la volonté qui les anime ; ils procéderont, j’en suis sûr, à des expériences remarquables qui, malgré leur caractère partiel, seront autant d’événements politiques. Souvenez-vous : l’an dernier une ogive balistique fut interceptée et, cette année même, un missile tiré d’un avion F 15 a détruit un satellite et un faisceau laser a pulvérisé un étage de missile Titan.
Considérons donc comme probable le succès de leurs études et portons notre regard au-delà de 1990. Dans quelle mesure et à quelles conditions une défense stratégique peut-elle se réaliser ? Quelles difficultés l’Europe et la France devront-elles affronter ? Quelle politique d’armement devons-nous mettre en œuvre dès à présent ?
La réalisation d’un bouclier défensif étanche est aujourd’hui peu crédible ; la complexité d’un tel système n’échappe à personne ; il devra comprendre plusieurs lignes de défense dont la fameuse composante spatiale, chargée de détruire à grande distance les missiles balistiques ; il devrait être capable d’en détecter le départ, d’éliminer les fausses alertes, de poursuivre et de détruire ses cibles à quelques milliers de kilomètres ; il devra faire appel à de nombreux satellites de tous types : alerte, trajectographie et discrimination, relais de transmissions, enfin satellites porteurs d’armes à énergie dirigée. Seule une véritable noria de satellites sera à même d’assurer la couverture permanente des sites de lancement et des océans ; les évaluations les plus optimistes en prévoient plusieurs centaines, c’est-à-dire une dizaine de milliers de tonnes en orbite et mille milliards de dollars d’investissement, soit 20 % du budget annuel américain de la défense pendant 15 ans !
Mais il ne suffira pas de mettre en place ce système, il faudra encore en assurer la maintenance : un expert a calculé qu’un lancement tous les quinze jours serait nécessaire rien que pour cette tâche.
Quelle crédibilité pourra-t-on accorder à une telle défense ? Il n’est pas question d’en tester l’efficacité dans de véritables conditions opérationnelles ni d’en appréhender avec certitude la vulnérabilité. Or les moyens pour la percer ne manquent pas : agressions nucléaires, armes antisatellites, destruction par le système de défense stratégique adverse. Pourra-t-on jamais garantir qu’une seule arme nucléaire ne lui échappera pas et n’entraînera pas la destruction d’une grande métropole ?
Enfin, je voudrais faire remarquer qu’un tel système ne pourra remplir sa mission que si ses délais de réaction sont compatibles avec les durées de vol des missiles stratégiques. Les quelques minutes dont il disposera impliquent un fonctionnement complètement automatique et un déclenchement sans intervention humaine, contrairement à la situation actuelle où les responsables ont une trentaine de minutes pour prendre une décision. C’est une logique que n’ont jamais acceptée les responsables politiques ni les opinions publiques : elle consiste à retirer le pouvoir à l’homme pour le confier à la machine ; cela rappelle les films à succès comme « Docteur Folamour » ou « War Games ».
Les incertitudes sur l’efficacité réelle d’une défense stratégique sont d’ailleurs implicitement reconnues par les responsables américains du programme IDS. Pour ceux-ci, la réalisation d’un bouclier étanche ne peut être qu’un objectif lointain ; d’ici là, un système défensif constitue un complément indispensable des forces offensives ; sa principale vertu est alors de créer une incertitude pour le planificateur d’une frappe antiforces et de préserver une capacité de représailles. On se retrouve ainsi à la « case départ » des destructions mutuelles assurées !
Alors, la France a-t-elle des inquiétudes pour l’avenir de la dissuasion nucléaire ?
Pour la France, l’IDS risque de se traduire par une relance de la course aux armements, alors même que son objectif est d’y mettre fin. S’il est un point du discours américain qui mériterait d’être éclairci, c’est bien celui qui annonce une réduction des forces offensives rendues inutiles par le développement des armes défensives. Les systèmes défensifs ont toujours été largement plus coûteux que les systèmes offensifs. Si les progrès technologiques rendent financièrement possible une stratégie défensive, pourquoi ces mêmes progrès ne profiteraient-ils pas proportionnellement aux systèmes offensifs ? Le glaive finit toujours par triompher du bouclier. J’observe par exemple que le développement des systèmes sol-air n’a pas condamné les avions !
Une autre grande inquiétude de la France est celle de l’apparition de zones de sécurité inégale au sein de l’Alliance. Le système spatial, comme le reconnaissent presque unanimement les experts, sera inefficace contre les missiles balistiques de portée intermédiaire ou de courte portée qui menacent l’Europe, sans même parler des divisions et des forces aériennes du Pacte de Varsovie.
Enfin, on peut craindre qu’une présentation idyllique de l’IDS n’induise en erreur les opinions publiques occidentales, alors que beaucoup d’inconnues subsistent. Le programme de recherche IDS affaiblit le consensus sur le concept de la dissuasion nucléaire. La période transitoire de développement et de mise en place de systèmes de défense stratégique, soviétiques et américains, constituera une phase particulièrement critique pour la sécurité du monde ; aucune des deux parties en présence ne pourra accepter d’être devancée par l’autre. La confusion des esprits est d’ailleurs grande dans ce domaine puisque le président des États-Unis a admis récemment la nécessité de partager les technologies défensives avec l’Union Soviétique, puis l’a fait démentir par ses porte-parole, avant de la reproposer sous une forme plus ambiguë récemment.
Ainsi s’ouvrent devant nous plusieurs décennies où nous aurons à concilier la nécessité d’une dissuasion nucléaire et l’espérance des opinions publiques dans une défense stratégique ; ceci provoquera certainement une crise conceptuelle dont l’évolution est imprévisible, et à terme, la guerre tout court pourrait reprendre ses droits puisqu’on penserait échapper au péril nucléaire.
Quelles sont donc les réponses de la France ?
S’agissant du défi technologique, la France a proposé à l’Europe le projet Eurêka, à vocation civile. Celui-ci devrait permettre aux entreprises européennes de relever le défi technologique, dans un cadre purement européen. Personne ne peut croire raisonnablement à une participation européenne équilibrée au programme IDS ; une telle participation favoriserait-elle la création d’une industrie européenne ? N’aggraverait-elle pas, au contraire, les concurrences naturelles ? Comment résoudre les difficiles problèmes de propriété industrielle ?
S’agissant du défi politique, la France a clairement fait entendre ses préoccupations. Le Premier ministre lui-même est venu vous en entretenir ; je citerai ses propres termes : « Il est discutable de chercher à fonder un concept stratégique sur des possibilités technologiques lointaines. Il est surtout dangereux de dévaloriser ce qui constitue pour longtemps encore le fondement même de notre sécurité, à savoir la dissuasion nucléaire ».
En juin 1984, la France a fait à la conférence de Genève sur le désarmement des propositions concrètes tendant à interdire le déploiement d’armes dans l’espace. Elle met régulièrement en garde la communauté internationale contre le caractère dangereux de cette nouvelle course aux armements, contre les interprétations opportunistes du traité ABM de 1972, et contre ce qui pourrait apparaître comme des incitations à le violer.
S’agissant enfin du défi militaire, quelle que soit l’évolution de la position américaine, l’IDS risque d’entraîner un renforcement des programmes défensifs soviétiques. Sommes-nous en mesure d’y répondre, afin de maintenir la crédibilité de la dissuasion nucléaire française ?
Plus les deux Grands mettront l’accent sur des programmes de défense stratégique, plus la capacité de pénétration de nos missiles deviendra le critère fondamental pour la crédibilité de notre force de dissuasion. Toutefois, les efforts techniques et financiers qu’implique le maintien de notre capacité de pénétration sont sans commune mesure avec les investissements colossaux nécessaires à la réalisation d’une défense stratégique ; dans ce sens, la dissuasion du faible au fort joue aussi sous l’aspect financier.
Voilà pourquoi j’ai décidé de poursuivre et d’amplifier le programme d’aide à la pénétration lancé l’an dernier. Sa finalité est de contrer la menace la plus immédiate et la plus sérieuse : celle des systèmes de défense ABM terminale. Le programme engagé sera à la fois soutenu et diversifié ; il devra parer à toutes les contre-mesures susceptibles d’être prises par l’adversaire. J’ai, en outre, demandé à la direction des applications militaires du CEA de se fixer pour 1994, date d’entrée en service du futur sous-marin nucléaire lance-engins de nouvelle génération, des objectifs très ambitieux pour la miniaturisation des têtes nucléaires. Le CEA pense possible de réaliser à cette date une tête quasiment invisible. Le M4 nous a fait franchir un premier pas important, il ne faut pas ralentir notre effort.
En ce qui concerne les défenses spatiales, des études sont d’ores et déjà entreprises dans les voies habituelles : durcissement des missiles, saturation des défenses, mise en œuvre des moyens pour les neutraliser, voire les détruire, enfin développement de nouveaux systèmes d’armes.
Souvenez-vous que nos têtes nucléaires, malgré les contraintes résultant de leur miniaturisation, peuvent aussi bien résister à des explosions nucléaires mégatonniques proches qu’aux conditions physiques extrêmes qu’elles rencontrent lors de leur rentrée dans l’atmosphère. Nous pourrions munir nos missiles de protections similaires pour les mettre efficacement à l’abri des armes lasers.
Nous examinerons aussi la possibilité d’utiliser des fusées pour épuiser les défenses adverses. Nous poursuivons les études sur l’aveuglement des radars par des explosions nucléaires. Enfin, et ce n’est pas la moindre des mesures, nous nous réservons la possibilité de développer, au vu des conclusions des travaux de l’IDS en 1990, un nouveau système d’armes destiné à contourner une éventuelle défense stratégique spatiale des Soviétiques.
La France souhaiterait ne pas avoir à déployer de tels efforts ; elle ne menace personne, mais elle doit rester vigilante, car elle ne peut accepter la remise en cause de sa politique de défense.
La prévention et la maîtrise des crises
La relative stabilité stratégique en Europe, liée à l’existence de la dissuasion nucléaire, ne doit pas nous faire oublier la précarité de l’équilibre international ; les crises et les conflits récents ou actuels en sont l’illustration tragique.
Les affrontements se sont déplacés à la périphérie du monde développé ; ils prennent chaque jour des formes toujours plus insaisissables ; les pôles de décision et les facteurs d’instabilité se multiplient ; les États en voie de développement deviennent l’enjeu principal des rivalités Est-Ouest. Les risques sont encore aggravés par la course aux armements de pointe à laquelle se livrent de nombreuses nations du Tiers-Monde. On ne peut pas non plus éluder les menaces de la prolifération nucléaire. Enfin les sociétés industrielles voient leur vulnérabilité économique s’accroître.
Dans ce monde en permanente évolution, la France n’entend pas renoncer à son rôle politique, culturel et économique. Rien de ce qui se passe en Méditerranée, en Afrique, au Moyen-Orient ne lui est indifférent, car l’histoire lui a confié des responsabilités dont elle n’a pas l’intention de se dessaisir. Les missions qu’elle accepte d’y assumer sont conformes à son idéal de paix, de justice, et de liberté. La confrontation Est-Ouest ne doit pas faire oublier l’urgence du dialogue Nord-Sud.
Contrairement à ceux qui attisent trop souvent les conflits dans le monde, la France souhaite œuvrer pour l’apaisement des tensions. La stabilité mondiale exige que les jeunes nations du Tiers-Monde puissent se développer dans la liberté et dans la paix ; il leur faut donc échapper à la logique des blocs. C’est pourquoi la France restera fidèle à ses engagements envers les États auxquels elle est liée par des accords de coopération et de défense, la seule condition de son assistance étant le respect des droits de l’homme.
La France se doit également de préserver sa souveraineté dans ses départements et territoires d’outre-mer, de garantir la sécurité de ses ressortissants à l’étranger. Enfin elle doit veiller à la liberté de ses échanges et à la protection de ses voies d’approvisionnement en matières premières et produits énergétiques.
Pour toutes ces raisons, la France est amenée à détenir une capacité d’action extérieure.
La maîtrise des crises est une œuvre délicate. Il faut d’abord un diagnostic pertinent sur la nature et les enjeux de la crise ; il faut ensuite des informations précises sur les protagonistes et leurs actes ; il faut enfin savoir employer habilement la force en la proportionnant au but politique recherche : manifester sa puissance tout en sachant la mesurer.
Préserver un espace de décision politique exige un contrôle précis et un suivi en temps réel de l’action militaire. La manœuvre militaire de la crise doit être étroitement régie par la volonté politique ; aussi une liaison permanente et efficace est-elle nécessaire entre le politique et le militaire.
Notre volonté d’action extérieure suppose une stratégie des moyens cohérente. La France s’attache en effet à disposer d’une palette très variée de forces et de moyens ; cette stratégie s’articule autour de forces prépositionnées et de forces d’intervention, marine nationale, force d’action rapide et composante aérienne, sans oublier enfin les moyens modernes de surveillance et de communication.
Je ne saurais assez rappeler l’importance première de la marine nationale : sa capacité de projection de puissance pour un faible coût de déplacement lui confère une valeur inestimable. La marine permet de multiplier l’influence de la France puisqu’elle utilise au profit de notre pays un espace international : la mer ; au-delà des eaux territoriales, le passage et le stationnement des forces navales ne sont soumis, vous le savez, à aucune contrainte et ne nécessitent aucune négociation avec les pays riverains.
Selon le contexte, la marine stationnée à proximité des côtes étrangères représente une présence amicale ou une menace ostensible. Son aptitude à demeurer longtemps près des points chauds de la planète en fait un outil privilégié dans les temps de crise. La variété des missions qu’elle peut assurer, notamment grâce à l’aviation embarquée, lui confère une souplesse d’emploi propice au règlement politique des crises ; elle remédie efficacement à l’absence de points d’appui.
Ainsi le porte-avions, base aérienne mobile, peut maintenir des capacités de supériorité aérienne, de projection de puissance, d’appui au sol, tant sur les mers que loin à l’intérieur des terres ; il apporte à la FAR la protection et le soutien nécessaires au succès de son engagement.
Je ne reviendrai pas longuement sur la force d’action rapide. Comme vous le savez, elle a été créée en 1983 pour regrouper tous les moyens disponibles de l’armée de terre, aptes à intervenir très rapidement hors de nos frontières. Elle est opérationnelle depuis cet été. C’est l’instrument privilégié pour, dans un premier temps, marquer sur le terrain notre volonté politique, puis en dernier recours être engagé contre ceux qui menacent un de nos alliés.
En outre l’aviation terrestre, particulièrement la force aérienne tactique, peut être appelée à jouer un rôle essentiel lorsque l’acuité de la crise requiert du gouvernement une riposte militaire immédiate à niveau élevé. Elle a le mérite de pouvoir être déclenchée et d’opérer dans des délais très brefs.
La marine a des délais de mise en place plus longs sauf en cas de prépositionnement. En revanche, elle présente l’avantage de ne pas engager formellement le territoire national. Elle offre en outre au gouvernement un large éventail d’options dans l’expression du signal politique : elle permet progressivité et dosage dans la manifestation de notre détermination, puis dans l’emploi de la force.
Les actions de combat, terrestres, navales ou aériennes, constituent la phase extrême de la crise ; l’utilisation des moyens navals évite d’en arriver à ce stade ou à tout le moins, permet de retarder le plus possible l’engagement physique de nos forces.
Cependant, il convient d’adapter nos moyens à l’évolution des menaces. Les progrès technologiques en matière d’armement permettent à certains pays de se doter de vedettes rapides et discrètes, équipées de missiles mer-mer. qui constituent, dans les eaux côtières, une menace redoutable. Leur faible coût permet d’en acquérir un nombre élevé et ne nécessite pas un temps très long de formation des servants.
Seuls des moyens aériens, comme les avions de patrouille maritime et les aéronefs et hélicoptères embarqués, permettent une vigilance appropriée.
Le porte-avions se révèle donc indispensable à notre action extérieure. Le gouvernement a inscrit au budget de 1986, le début de la construction du porte-avions nucléaire destiné à remplacer le Clemenceau. Je tiens à souligner ici le caractère tout à fait novateur de la propulsion nucléaire qui accroît sans commune mesure les possibilités de disponibilité et de permanence à la mer. Il est bien clair qu’il faudra impérativement commander en 1989 un deuxième porte-avions nucléaire.
Par ailleurs, la marine peut aussi se muer en une menace latente et diffuse. Ainsi le sous-marin nucléaire d’attaque, par l’autonomie et l’agilité que lui confère le nucléaire, agrandit considérablement l’espace de la crise et en modifie profondément le climat : bloquant l’initiative des marines adverses, il possède une efficacité dissuasive qui, en situation de crise, élargit la liberté d’action de nos forces. Souvenez-vous par exemple de la guerre des Malouines : la simple annonce de la présence d’un SNA britannique a contraint toute la flotte argentine à rester au port. Ceci a évité à la Grande-Bretagne la nécessité de mener simultanément un conflit aérien et un conflit naval.
C’est pourquoi la France a lancé un programme important de sous-marins nucléaires d’attaque : le budget 1986 prévoit la commande d’un septième SNA ; il faudra dans les prochaines années, en commander deux de plus.
La démonstration de puissance est le point clé dans la maîtrise des crises. La combinaison d’une force ostensible comme le porte-avions nucléaire et d’une menace très discrète comme le sous-marin nucléaire d’attaque donnera à notre outil extérieur une efficacité dissuasive exceptionnelle.
Enfin, je considère comme prioritaires les programmes destinés à assurer la protection de nos bâtiments, particulièrement contre la menace des missiles mer-mer et air-mer. C’est pourquoi j’ai fait accélérer tous les développements de missiles et brouilleurs, techniques dans lesquelles notre pays est l’un des plus avancés.
La France possède actuellement la troisième marine du monde. Certes, elle ne peut prétendre rivaliser avec les États-Unis et l’Union Soviétique, mais parfaitement équilibrée dans ses composantes, elle est à la hauteur de nos responsabilités mondiales.
Le contrôle des crises requiert par ailleurs l’emploi de moyens d’information et de communication. À cet égard, les satellites apparaissent comme des instruments indispensables à notre autonomie de décision. Dès aujourd’hui, nos forces armées sont en mesure de communiquer entre elles et avec le pouvoir politique par l’intermédiaire des satellites Télécom 1 du réseau Syracuse. Ce système, qui sera pleinement opérationnel en 1986, permet de couvrir l’Europe, la Méditerranée, le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Atlantique et une partie de l’océan Indien. La France doit poursuivre ses efforts dans ce domaine : le programme Syracuse 2 destiné à prendre la suite de Syracuse 1 devra faire l’objet d’une décision de développement l’an prochain.
Toutefois, les besoins d’information et de contrôle en temps de crise ne peuvent uniquement reposer sur des moyens de communication ; les satellites d’observation sont également indispensables. Le gouvernement a prévu dans le budget de 1986 les ressources pour lancer un programme de satellite d’observation optique. Celui-ci, je vous le rappelle, a été baptisé Hélios considéré dans la mythologie grecque comme l’œil du monde.
L’espace est ainsi devenu une dimension essentielle des relations stratégiques ; mais pour la France, il ne s’agit pas de transformer l’espace en un lieu de conflits : ce doit être un lieu de paix et de sécurité et nous considérons que le maintien de notre statut de grande puissance passe par son utilisation pacifique.
On l’a vu, l’action extérieure implique l’emploi coordonné de forces navales, terrestres et aériennes ainsi que de moyens spatiaux. C’est pourquoi je voudrais que vous ne perdiez jamais de vue l’idée suivante : l’efficacité de l’action individuelle de chaque armée ne peut prendre sa pleine dimension que si elle s’exerce dans un esprit interarmées. Il existe à l’évidence une complémentarité des compétences et des moyens engagés ; elle impose une recherche permanente de coordination et de cohérence à tous les niveaux de la hiérarchie militaire.
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Voilà quelques éléments sur les orientations futures de notre politique de défense. Il vous appartient de prolonger ces réflexions et de les compléter : faites preuve d’imagination et d’audace ; je suis convaincu que votre contribution sera riche et originale. De mon exposé nécessairement schématique, je souhaite que vous reteniez les quelques idées-forces qui l’ont structuré ; la France doit rester maîtresse de son destin ; le progrès technologique n’abolira pas la dissuasion nucléaire avant longtemps et l’humanité devra continuer d’assumer ses responsabilités, c’est-à-dire essentiellement choisir entre l’apocalypse et la paix. La France fera tout ce qui est en son pouvoir pour que le choix de la paix continue à s’imposer.