Correspondance - L'Observation d'artillerie
Lecteur de votre Revue, qui circule parmi les officiers du Cabinet, j’ai l’habitude d’en faire en silence mon profit. Pourtant, aujourd’hui, je voudrais me permettre de faire l’observation que me suggère la lecture, dans le numéro d’octobre 1951, du remarquable article du lieutenant-colonel F.O. Mischke (« La crise de l’infanterie »). Non certes pour en discuter l’orientation, qui me paraît judicieuse pour autant que dix années de guerre ont pu me donner quelque modeste compétence. Mais pour souligner ce qu’a d’un peu sommaire, et donc d’injuste, une phrase (p. 269, fin du premier paragraphe) que je cite :
« Il nous faut une artillerie capable de ramper sur le ventre, animée d’un grand esprit offensif, dont les positions soient poussées aussi en avant que possible, qui puisse utiliser les couverts exactement comme le fantassin au cours de ses bonds et moins d’artilleurs observant le champ de bataille comme d’une loge de leurs postes d’observation lointains » (C’est moi qui souligne).
La rédaction de cette phrase a certainement échappé à l’auteur ou lui a été dictée par un mouvement d’humeur au souvenir peut-être d’expériences désagréables.
Je voudrais lui dire courtoisement deux choses :
1° L’observation doit se faire, le bon sens même l’indique, de l’endroit d’où l’on voit, lequel n’est pas toujours obligatoirement le point le plus avancé. En outre, il y a deux observations d’artillerie, l’une surveille l’ensemble du champ de bataille, l’autre appuie et accompagne l’infanterie (j’ai pratiqué l’une et l’autre, cette dernière beaucoup plus longtemps). Le fait pour celle-ci de devoir serrer au plus près ne rend l’autre ni inutile ni condamnable même si elle occupe, d’aventure, des observatoires plus éloignés, mais meilleurs. Les liaisons radio ont d’ailleurs aujourd’hui réduit considérablement cet éloignement.
2° Quant aux « loges » des artilleurs que j’ai personnellement connus de 1942 à 1945, au Corps Expéditionnaire Français en Italie notamment, l’auteur me permettra de dire que l’expression est offensante aussi bien pour la mémoire de ceux, très nombreux, qui sont morts dans ces « loges », que pour ceux qui en sont revenus ! Nos groupes avaient, auprès de chaque chef de bataillon et de chaque colonel de régiment un détachement de liaison-observation, pratiquement incorporé au PC d’infanterie, et dont le chef était presque toujours un capitaine confirmé, commandant de batterie, voire adjoint au commandant de groupe. Et, pour ne parler que des morts, et encore des morts de ma division, la 3e DIA, ceux qui ont connu un Gèze, un Genay, un Chipier, un Guarner, un Azambre, et qui savent où et comment ils ont été tués (j’en passe et des meilleurs !) ont le droit et le devoir de trouver déplacée cette « logo ». Genay suivait, en jeep, abrité par un simple rideau d’arbres, ses coups qui poursuivaient un Panzer allemand de l’autre côté du rideau… Gèze était sur une terrasse devant la gare Saint-Charles sur laquelle il tirait lorsqu’il fut tué en même temps que le chef de bataillon Finat-Duclos… Guarner a été déchiqueté (on a retrouvé sa main quelques jours après) aux côtés du commandant Berne, du 4e RTT… et Chipier venait d’escalader, avec son 610, les falaises nord du Faron en compagnie des éléments du bataillon de choc lorsqu’il fut touché. Quant à Azambre, commandant mon groupe (III/67), sa reconnaissance sur les rives du lac du Bolsnea l’avait conduit par le travers des premiers éléments du 3e spahis algériens lorsqu’il sauta sur une mine… Je me tairai des vivants… J’ai fort bien compris que l’auteur n’entendait que poser des principes et non pas critiquer ce qui fut. Pourtant son expression est de nature à choquer, et j’ai tenu à le lui dire, peut-être à lui fournir une occasion de préciser sa pensée. Les exécutants sont fort chatouilleux sur certains points, et l’épopée française, eu Italie notamment, est encore si mal connue, que cette susceptibilité s’explique. ♦