Discours du Premier ministre devant les auditeurs de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 12 décembre 1986.
La France et les enjeux de la sécurité européenne
Pour la deuxième fois depuis le début de la présente législature, j’ai le plaisir de m’adresser aux auditrices et auditeurs de votre Institut et je m’en félicite. C’est en effet l’occasion pour moi de vous faire part des réflexions qui inspirent l’action du gouvernement dans ce domaine vital pour notre pays.
La loi de programmation militaire, symbole du consensus
L’action engagée depuis mars 1986 dans le domaine de la défense nationale a été marquée principalement par la présentation au parlement d’une nouvelle loi de programmation militaire, charte des principes et des moyens de notre politique de défense. Je tiens pour un résultat essentiel de la coexistence institutionnelle le fait que cette loi ait pu être votée par le parlement à la quasi-unanimité.
Cette approbation massive et sans précédent dans l’histoire de la Ve République témoigne de l’adhésion profonde des Français à la politique de défense définie par le général de Gaulle. Elle permet ainsi à la France, comme j’ai pu le constater moi-même lors de mes entretiens avec les principaux dirigeants étrangers, d’être entendue et respectée sur la scène internationale. Personne ne peut en effet spéculer sur une remise en cause des grandes orientations de notre politique de défense. Elle témoigne enfin de la conviction de tous qu’il n’y a pas d’alternative à l’effort.
L’effort financier consenti pour l’équipement de nos armées est, en effet, considérable puisqu’il prévoit un accroissement régulier de 6 % par an en termes réels, après une augmentation exceptionnelle de 11 % pour l’année qui s’achève.
La nouvelle loi de programmation réaffirme la primauté accordée aux forces nucléaires. Elle ouvre à notre défense la dimension spatiale et assure à nos forces conventionnelles les capacités que requièrent leurs missions sur le territoire national, en Europe et dans le reste du monde.
La décision de doter rapidement notre pays des moyens nouveaux nécessaires à sa politique et à l’exercice de sa souveraineté était d’autant plus indispensable que les facteurs d’instabilité se multiplient dans le monde et que les crises régionales prennent des dimensions inquiétantes. La France, puissance nucléaire, membre du Conseil de sécurité, ne peut rester passive devant des événements, parfois des bouleversements, qui touchent directement ou indirectement à sa sécurité.
La France et les crises du tiers-monde
La simple référence à l’actualité quotidienne témoigne que la violence tient lieu trop souvent de politique dans de nombreuses régions du globe. C’est une conception des relations internationales que nous ne saurions partager mais que nous n’acceptons pas de subir. C’est pourquoi la France entend exercer ses responsabilités. Elle le fait si nécessaire en ayant recours à ses forces armées pour sauvegarder ses intérêts légitimes ou ceux de pays qui lui sont proches. Il en a été ainsi au Tchad, dans le golfe Arabo-Persique et aux approches de celui-ci.
Les forces terrestres, les moyens aériens et aéronavals que nous avons engagés dans ces deux régions ont démontré une fois de plus qu’ils constituaient un élément essentiel de notre présence dans le monde.
Tant au Tchad que dans le Golfe, nous ne prétendons nullement imposer de l’extérieur un ordre quelconque, mais nous entendons contribuer au maintien de la paix et au respect du droit des États admis à vivre en sécurité à l’intérieur de leurs frontières reconnues.
Vous comprendrez que je profite de l’occasion qui m’est donnée de redire à nos armées la reconnaissance du pays pour l’œuvre de paix qu’elles accomplissent ainsi, avec un sang-froid, un courage, une compétence et un dévouement dont nous pouvons être fiers. Aux hommes qui servent, loin des leurs, et dans des conditions souvent difficiles, je voudrais adresser aujourd’hui à titre personnel et au nom du gouvernement, un message d’estime, de reconnaissance et d’amitié.
La France face aux enjeux de la sécurité européenne
La France a d’autre part un rôle de premier plan à jouer dans le domaine des relations entre l’Est et l’Ouest qui ont pris un tour nouveau depuis l’arrivée au pouvoir en Union Soviétique, en la personne de M. Gorbatchev, d’un homme d’État dynamique et déterminé.
Elle désire donc faire entendre sa voix dans les débats actuels et rester fidèle aux grands principes énoncés par le général de Gaulle : indépendance nationale, solidarité avec nos alliés, dialogue avec l’Est.
L’accord de Washington : un défi pour les Européens
L’actualité est dominée par l’accord sur les forces nucléaires intermédiaires que viennent tout juste de signer à Washington le président Reagan et M. Gorbatchev. Je me suis exprimé à maintes reprises sur cet événement qui était attendu depuis plusieurs mois déjà et dont je me réjouis. Vous comprendrez donc que je croie plus utile aujourd’hui de vous livrer, sur le thème des enjeux de la sécurité européenne et du rôle de la France, mes réflexions pour l’avenir.
Les débats qui ont entouré l’adoption de la double « option zéro » ont montré que les Européens de l’Ouest considéraient le maintien de la présence américaine sur leur continent comme une nécessité absolue. Ils ont rappelé également que le dialogue des deux grandes puissances pouvait se développer selon une dynamique et avec des priorités qui lui étaient propres. Il est significatif à cet égard que le traité sur les FNI précède un accord de réduction des arsenaux stratégiques, qui aurait dû logiquement constituer, pour les deux plus grandes puissances, la tâche première du désarmement, comme j’ai eu l’occasion de le rappeler à Washington et à Moscou.
Il ne faudrait pas, en effet, que la dynamique de désarmement nucléaire soit confinée à l’Europe, car on ne répétera jamais assez que c’est la dissuasion nucléaire qui a maintenu la paix sur notre continent depuis plus de quarante ans. C’est pour cette raison que j’ai souligné le danger qu’il y aurait à se situer dans la logique soviétique, qui, en proposant des « options zéro » successives, pourrait compromettre, et même éliminer, la présence nucléaire américaine en Europe, laquelle est tout à fait indispensable.
Nous avons ainsi le devoir de mettre en garde nos opinions contre un optimisme excessif ou prématuré et de rappeler qu’un effort de défense crédible, loin de s’opposer à l’amélioration durable des relations Est-Ouest, en est au contraire l’une des conditions. Nos opinions doivent être conscientes que la réduction des armements n’est pas une fin en soi : elle n’a de sens que si elle contribue à renforcer effectivement la sécurité de tous.
L’accord de Washington, qui est conforme aux objectifs que s’étaient fixés nos alliés en 1979, et qui comporte, en matière d’inspection mutuelle, des dispositions novatrices, marque sans aucun doute une étape importante dans l’histoire de notre continent. Il soulève, pour l’avenir, de nombreuses interrogations, tant politiques que militaires, et constitue, à certains égards, un défi pour les Européens. Il existe en effet un risque réel de voir apparaître, selon les pays, des divergences sur la politique à suivre dans le domaine de la sécurité.
Que constatons-nous en effet à la suite de la double « option zéro » ?
Les États-Unis insistent pour un renforcement des moyens de défense conventionnels de leurs alliés, que la plupart d’entre eux ne sont pas en mesure de consentir.
La Grande-Bretagne et la France, auxquelles l’histoire a enseigné qu’il n’existait pas de dissuasion purement conventionnelle en Europe, doivent impérativement maintenir la priorité qu’elles attribuent à juste titre à leurs forces nucléaires de dissuasion, sans renoncer par ailleurs à des capacités d’action dans le monde qui contribuent aussi à la sécurité européenne.
L’opinion allemande, de son côté, paraît redouter que son pays ne soit désormais « particularisé » au regard de la menace nucléaire soviétique. Cette impression est sans doute exagérée puisque l’Europe entière est à la portée des diverses catégories d’armes nucléaires que l’Union Soviétique possède et continuera de posséder en surabondance, même après le démantèlement des FNI. Mais comment ne pas comprendre, compte tenu de leur situation, les inquiétudes de nos amis allemands ?
D’autres pays ont également leurs préoccupations nationales, je pense en particulier à l’Espagne, qui, après avoir confirmé sans ambiguïté son appartenance à l’Alliance atlantique, entend maintenant jouer un rôle actif dans la sécurité européenne. La France, si proche d’elle a tant d’égards, comprend cette aspiration et s’attachera à la favoriser.
La Charte de l’euro : symbole de l’esprit européen de défense
Si l’on n’y prenait garde, la différence des perceptions nationales pourrait entraîner de notables divergences entre les politiques que mènent nos pays dans le domaine de la défense ou du désarmement. C’est pourquoi je me réjouis que ces tendances centrifuges soient heureusement contrecarrées par la volonté des hommes d’État et des peuples européens d’affirmer leur communauté de destin. J’en veux pour preuve éclatante la proclamation récente par les sept nations qui composent l’Union de l’Europe occidentale, des principes qui fondent la sécurité commune, comme je l’avais proposé devant l’Assemblée parlementaire de cette organisation l’année dernière. La « plate-forme » adoptée le 27 octobre 1987 à La Haye est un événement très important et qui fera date : pour la première fois en effet, des pays européens expriment solennellement leur volonté de faire de la défense une composante à part entière de la construction européenne, en s’accordant sur un ensemble de principes clairs et d’engagements fermes. Cette démarche doit être ouverte, selon moi, à tous ceux qui, en Europe, voudront en assumer leur part, et je me réjouis qu’aux États-Unis, on en ait parfaitement compris la signification : l’Alliance atlantique ne peut être forte si l’Europe est faible.
Fondée sur des convictions communes, la solidarité resterait cependant un vain mot si elle ne se manifestait pas par des mesures concrètes.
La France en tire pour sa part trois conclusions.
Elle entend d’abord resserrer les relations bilatérales qu’elle entretient avec ses différents partenaires, et qui correspondent à des nécessités spécifiques et complémentaires. C’est ainsi que la France et la Grande-Bretagne, en tant que puissances nucléaires, ont d’évidentes convergences d’intérêts dont je souhaite qu’elles se concrétisent aussi rapidement que possible. L’approfondissement de notre coopération avec la RFA, de son côté, répond à une exigence historique reconnue par tous. Avec l’Italie et l’Espagne enfin, nous avons engagé une coopération politique et militaire très fructueuse qui peut trouver un champ d’action privilégié en Méditerranée.
Notre pays souhaite d’autre part que les nations européennes s’affirment en tant que telles dans le domaine de la défense. C’est en effet de la volonté collective des Européens d’exercer leurs responsabilités que résultera leur capacité d’être entendus dans le monde. Cette solidarité européenne doit s’incarner aujourd’hui dans l’UEO, dont la vocation, dans la ligne des engagements souscrits à l’origine, est de créer un véritable esprit européen de défense.
La France entend enfin participer activement aux réflexions qui doivent s’engager au sein de l’Alliance atlantique face aux défis politiques et militaires des années à venir.
Ces réflexions doivent partir d’une réalité politique et militaire qui est la coexistence d’une stratégie française et d’une stratégie de l’OTAN.
L’échec des tentatives du général de Gaulle pour créer un véritable pôle européen de défense, les controverses doctrinales qui ont entouré l’adoption par l’OTAN d’une doctrine de riposte flexible dont nous contestions les prémisses, ont pendant plusieurs années contribué à souligner les différences. Il est toutefois apparu clairement, notamment grâce à la relance de la coopération franco-allemande, qu’il était possible de mettre en œuvre une synergie efficace des stratégies en présence.
Les voies d’une affirmation de l’europe dans le domaine de la défense
Pouvons-nous aujourd’hui envisager d’aller plus loin ?
Je ferai trois observations.
La première concerne la doctrine de nos alliés. Il est patent que les ambitions initiales de la doctrine de riposte flexible ont considérablement évolué depuis vingt-cinq ans.
Nos alliés ont progressivement reconnu la nécessité de privilégier plus clairement les moyens de la dissuasion par rapport à ceux d’une éventuelle bataille nucléaire. Telle était l’une des justifications essentielles du déploiement des Pershing II, qui devait permettre le retrait d’un nombre important d’armes à plus courte portée. Sur la conception de la dissuasion, un rapprochement implicite entre la France et ses alliés s’est donc esquissé au cours des dernières années.
Ma seconde observation concerne l’évolution de nos capacités militaires, nucléaires aussi bien que conventionnelles. Comme je l’avais déjà souligné ici même en septembre 1986, la France dispose maintenant des moyens qui lui permettent d’affirmer la dimension européenne de sa sécurité. L’arrivée à maturité de nos armes nucléaires préstratégiques nous permet d’abord de donner davantage de souplesse à la manœuvre de notre corps de bataille aéroterrestre. À l’époque où le Pluton était l’instrument principal de l’avertissement nucléaire, sa mise en œuvre constituait la mission prioritaire de nos forces : une telle situation pouvait donc nous inciter à réserver ces dernières en vue d’une manœuvre nationale conduite aussi près que possible de notre sanctuaire. L’entrée en service de l’ASMP nous libère de cette contrainte. Le remplacement du Pluton par le Hadès, à l’allonge très supérieure, parachèvera en 1992 cette évolution. Qui peut douter désormais, dans l’hypothèse où la RFA serait victime d’une agression, que l’engagement de la France serait immédiat et sans réserve ? Il ne peut y avoir une bataille d’Allemagne et une bataille de France. C’est en rappelant ainsi sa détermination à remplir les obligations qu’il a librement souscrites, que notre pays contribuera le mieux à la dissuasion en Europe.
Dans le même esprit, l’avertissement préstratégique de la France doit pouvoir être délivré dès que le chef de l’État jugera que nos intérêts vitaux sont en jeu, c’est-à-dire, s’il le faut, bien avant l’invasion du territoire national. La valeur dissuasive d’un tel avertissement dépend donc, à mon sens, de la conjugaison de deux facteurs : il doit être précis, efficace et limité, car nous refusons d’entrer dans un engrenage d’échanges nucléaires répétés qui seraient la négation de la dissuasion. Il doit aussi pouvoir être effectué aussi loin que possible dans la profondeur du dispositif adverse. L’approfondissement de nos relations de toutes natures politiques, économiques et culturelles, avec nos voisins, en particulier les Allemands, contribue à faire des nations d’Europe occidentale un ensemble indissociable : la France ne saurait donc considérer le territoire de ses voisins comme un « glacis ». Personne ne doit en douter, à l’Est comme à l’Ouest.
Ma dernière observation concerne l’état d’esprit de l’opinion en France et en Allemagne. La création en 1982 de la force d’action rapide avait pour but de répondre à l’attente de notre voisin allemand. L’écho recueilli par les récentes manœuvres « Moineau hardi » constitue un succès. Plus récemment, le chancelier Kohl a pris l’initiative de proposer la création d’une brigade franco-allemande. Cette idée, difficilement imaginable il y a quelques années encore, a été bien accueillie par tous, de part et d’autre du Rhin.
Le gouvernement travaille activement à sa mise en œuvre dans les meilleurs délais, comme d’ailleurs à celle du futur Conseil de défense et de sécurité.
Mais ces initiatives ne trouveront leur pleine signification que le jour où sera abordé le problème de fond : la France et la RFA peuvent-elles s’accorder sur des conceptions stratégiques communes, ainsi que les y invite le traité de l’Élysée dont elles se préparent à célébrer le 25e anniversaire ? Étant donné la place de la RFA dans l’Alliance atlantique, il faut se demander également jusqu’à quel point notre pays et l’ensemble de ses alliés peuvent, dans le respect de notre indépendance, rapprocher leurs doctrines. C’est à cette condition que pourra véritablement se former l’« espace stratégique commun » que le général de Gaulle évoquait juste avant de sceller avec le chancelier Adenauer la réconciliation franco-allemande.
Peut-on en effet imaginer que, le jour venu, la France prendrait à l’égard des unités françaises faisant partie de la brigade mixte des décisions contraires à celles que la RFA prendrait à l’égard du contingent allemand de cette même brigade ? Une telle situation serait évidemment absurde et contraire à l’intention profonde qui a présidé à l’initiative du chancelier Kohl. La même question se pose à l’égard de la force d’action rapide qui devrait pouvoir intervenir partout où son apport se révélerait utile.
Je souhaite, en tout cas, que le rapprochement franco-allemand soit perçu comme il doit l’être, c’est-à-dire comme une contribution nécessaire et irremplaçable à la sécurité de l’Europe occidentale tout entière et que sa dynamique s’étende à nos autres partenaires et alliés.
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En développant devant vous ces considérations, j’ai bien conscience que la France, dont on attend beaucoup, n’est pas seule concernée.
De toute évidence, ce sont les Occidentaux dans leur ensemble qui sont confrontés à des interrogations fondamentales depuis que l’Union Soviétique, abandonnant la politique d’intimidation symbolisée aux yeux des opinions par le déploiement des SS 20, se déclare déterminée à jeter les bases de relations plus confiantes et propose à cette fin des plans ambitieux de désarmement.
Pour la France comme pour ses alliés, la question essentielle qui est aujourd’hui posée porte sur la conception même de la dissuasion en Europe. Or, le débat sur la double « option zéro » a mis l’accent uniquement sur les armes que l’on envisageait de retirer. Tous les pays européens sont pourtant d’accord pour réaffirmer la nécessité de maintenir un équilibre satisfaisant entre forces classiques et moyens nucléaires. C’est pourquoi ils se sont engagés, au printemps dernier, à élaborer avec leurs partenaires nord-américains un concept global de désarmement qui permettrait, face à une démarche soviétique très cohérente, d’affirmer leurs propres priorités, notamment la correction du déséquilibre conventionnel et chimique en Europe.
La France prend une part active à ces réflexions qui pourraient être l’occasion, pour l’Alliance atlantique, de reformuler, comme ont su le faire les pays de l’UEO, les principes qui doivent fonder pour les années à venir notre politique de sécurité. Une telle réflexion commune devrait confirmer que la nécessaire indépendance des centres de décision nucléaire, loin de nuire à la solidarité, renforce la sécurité globale : si le pouvoir de décision nucléaire ne se partage pas, l’existence de trois forces nucléaires indépendantes démultiplie l’effet dissuasif au bénéfice de tous.
Au cours des années à venir, la poursuite d’une politique de désarmement et d’une politique de défense crédible ne sera pas toujours chose facile. La France et ses partenaires européens devront, pour y parvenir, faire preuve d’un double effort de volonté, national et collectif. Comme l’avait compris le général de Gaulle, il ne saurait y avoir d’Europe forte si les nations qui la composent doutent d’elles-mêmes. La France peut, à juste titre, se montrer hère de l’effort qu’elle a accompli pour sa défense depuis près de trente ans. Ce sentiment légitime doit s’épanouir aujourd’hui dans l’esprit de défense européen que la France appelle de ses vœux. ♦